Un recueil d'études et analyses
en éducation permanente
proposées par le Centre culturel Les Grignoux
Depuis de nombreuses années, le centre culturel Les Grignoux mène des actions dans le domaine de l'éducation permanente en relation avec le cinéma. C'est dans cette perspective notamment qu'ont été réalisées une série d'études et d'analyses consacrées à des films récents en vue de susciter dialogue et réflexion autour de différents thèmes — sociaux, politiques, psychologiques, culturels — pouvant intéresser un large public. La particularité de ces études et analyses est de porter sur la dimension de représentation du cinéma : comme on le sait, le cinéma comme tout autre média n'est pas neutre, et il forme, informe et parfois déforme la réalité qu'il prétend représenter.
Mener une telle réflexion sur le cinéma ne peut cependant pas se faire de manière abstraite ou théorique, et il faut nécessairement analyser les films au cas par cas pour tenir compte de leur spécificité. On trouvera donc ci-dessous une liste de films qui ont fait l'objet d'une étude ou d'une analyse avec le détail des thèmes à chaque fois abordés.
Cette liste est par ailleurs complétée par plusieurs études et analyses portant sur des questions plus générales et présentées ici par ordre de nouveauté. On lira notamment :
Enfin, une série d'analyses consacrées spécifiquement à l'éducation à la santé est regroupée sur une autre page de ce site web.
La plupart des études et analyses proposées ici gratuitement sont complétées par un dossier pédagogique approfondissant la réflexion ou abordant d'autres aspects du film analysé. On trouvera la liste complète de ces dossiers à la page suivante. Les différentes pages de présentation précisent le prix de ces dossiers et la manière de les commander.
Note d'intentionLe cinéma est d'abord apparu comme un loisir populaire, proche du phénomène de foire, avant qu'un certain nombre d'intellectuels n'affirment son caractère artistique : dès les années 1920, l'écrivain italien Ricciotto Canudo invente ainsi l'expression «Septième Art», une formule promise comme on le sait à un bel avenir. Le cinéma se distinguera cependant des autres arts «canoniques», comme la peinture ou la sculpture, qui s'adressent à un public de connaisseurs et de passionnés, par son succès populaire qui lui permet de toucher toutes les couches sociales, toutes les populations et même toutes les régions du monde. Musées et expositions restent aujourd'hui encore fréquentés par une minorité de personnes bien que cette minorité (statistique) puisse représenter dans certains cas des milliers ou des dizaines de milliers de spectateurs formant de longues files devant certains événements artistiques prestigieux… En revanche, le cinéma est un loisir pratiqué par une majorité de la population, même si bien sûr tous n'apprécient pas les mêmes films et que tous ne prennent pas le chemin des salles obscures[1] : la télévision, les lecteurs vidéo et DVD et aujourd'hui Internet constituent autant de nouveaux moyens permettant de «consommer» le cinéma et de voir des films dans des conditions et des situations très diverses (seul ou en groupe, à la maison, au travail, en voyage…). Seuls le sport et désormais les jeux vidéos attirent sans doute autant de spectateurs et les retiennent pendant d'aussi longues périodes. Par ailleurs, le cinéma comme la littérature romanesque est un art de la représentation (à quelques rares exceptions près), et, si une grande partie des réalisations (notamment les plus populaires) sont clairement des fictions, elles comportent aussi une référence plus ou moins directe à la réalité ou à certains aspects ou événements de la réalité : le cinéma nous «parle» du monde qui nous entoure, et il évoque, à travers des histoires ou des personnages évidemment fictifs, des situations sociales, psychologiques ou simplement humaines dont nous pouvons avoir connaissance de façon plus ou moins directe ou qui sont même relativement proches de celles que nous vivons. Dans cette perspective, l'on comprend que nombre de films suscitent discussions et débats moins d'un point de vue artistique que par les thèmes qu'ils abordent et les réalités qu'ils décrivent : certains spectateurs peuvent ainsi estimer que la représentation de la réalité est inexacte ou tronquée, ou au contraire qu'il s'agit d'une véritable révélation d'une réalité méconnue ou même cachée par d'autres médias. En outre, les films véhiculent de façon plus ou moins explicite des valeurs politiques, sociales, morales, esthétiques ou traduisent des engagements, des partis pris en faveur de certaines causes ou de certaines idées ou bien encore dénoncent des situations jugées indignes ou intolérables. Ici aussi, ces engagements provoqueront facilement des réactions — positives ou négatives — et dans certains cas des polémiques entre spectateurs. Ces différentes caractéristiques du cinéma justifient sans doute que les films soient utilisés dans le cadre de l'éducation permanente, soit qu'ils permettent d'aborder certaines thématiques d'une façon vivante et intéressante, soit que leur propos suscite débat et questionnement. Dans le premier cas, le cinéma sera plutôt utilisé comme un prétexte, comme un simple point de départ à la discussion sans réellement nourrir la réflexion. Dans le second en revanche, les spectateurs seront amenés à considérer le film en lui-même, à interroger notamment la manière dont il représente la réalité, le point de vue qu'il adopte sur le monde, ainsi qu'éventuellement les opinions qu'il traduit : l'accent porte alors sur la représentation, sur la mise en forme cinématographique, sur l'écart ou la différence qui existe nécessairement entre la réalité et le cinéma. Un regard «critique» ?Dans le domaine de l'éducation aux médias, une telle approche se veut souvent «critique» dans le sens négatif du terme, c'est-à-dire qu'elle vise à montrer que la représentation médiatique est généralement biaisée, manipulatrice, partiale, subjective, réductrice et/ou inexacte. Cette démarche critique, aussi légitime soit-elle, méconnaît cependant une difficulté de principe : elle présuppose en effet qu'elle-même a une connaissance objective et exacte de la réalité, et qu'elle occupe ainsi une position de tiers «surplombant» qui lui permet de comparer la représentation médiatique et la «réalité» que celle-ci prétend représenter. Or, si l'on excepte notre environnement immédiat dont nous avons une connaissance directe (bien que partielle) par nos sens, tous nos savoirs passent par des médiations — livres, informations, apprentissages, médias de toutes sortes — auxquelles nous accordons un crédit plus ou moins important. Autrement dit, nous ne pouvons pas comparer la représentation (médiatique) directement à la réalité (dont nous n'avons qu'une connaissance indirecte), mais seulement cette représentation à d'autres représentations qui nous paraissent plus ou moins fiables. «L'éducation aux médias», qui vise le plus souvent les médias audio-visuels et plus particulièrement la télévision, néglige ainsi le fait que le caractère problématique de la représentation médiatique n'est pas propre à ce type de médias mais concerne l'ensemble de nos «savoirs» qui reposent sur une large part de croyances : la plupart de nos contemporains pensent que la matière est constituée d'atomes et que la terre tourne autour du soleil non pas parce qu'ils l'ont vérifié par eux-mêmes mais parce qu'ils l'ont appris à l'école en recevant la garantie que ces affirmations avaient été démontrées et expérimentées par des scientifiques compétents. Ces réflexions peuvent paraître fort abstraites, mais la pratique des débats montre facilement que la «réalité» des uns n'est pas celle des autres et qu'il ne suffit pas de «critiquer» l'image donnée par tel film ou tel reportage télévisuel pour que cette critique suscite l'adhésion de tous : «l'analyste des médias» ne peut pas prétendre se poser en tiers «surplombant», et la vérité qu'il prétend implicitement détenir risquera bien d'être mise en cause par l'un ou l'autre participant devenant le défenseur du film ou du reportage en cause. De façon similaire, la dénonciation (presque rituelle) de la subjectivité ou de la partialité des représentations médiatiques dessine en creux un idéal de neutralité qui risque pourtant de se révéler rapidement illusoire ou inaccessible. Si les mathématiques et les sciences «pures» ou «dures» peuvent sans doute prétendre incarner peu ou prou un tel idéal d'objectivité[2], un tel consensus est pratiquement inexistant dans le vaste domaine des choses humaines, et il serait bien naïf d'y prétendre à la neutralité et à l'impartialité. Même le recours à l'objectivité (supposée) des chiffres est facilement contestée par les uns ou par les autres, puisque, selon une formule couramment employée, «on peut faire dire n'importe quoi aux statistiques». De façon générale, on constate que la «critique des médias» est aujourd'hui une stratégie très largement pratiquée dans un sens ou dans un autre (notamment en termes politiques) ainsi qu'en témoignent abondamment les forums sur Internet : la dénonciation de la «pensée unique», de la «propagande», de la «manipulation» ou du «mensonge» des médias (et parfois du «complot» qu'ils seraient censés orchestrer), loin d'être exceptionnelle, est très fréquente sinon constante, mais apparaît — au moins de prime abord — comme la simple inversion d'une prise de position subjective (celle supposée du média en cause), inversion dont le fondement se révèle ainsi être tout aussi subjectif. Rapidement, la pensée «critique» tourne ainsi à la confrontation d'opinions bien plus qu'à l'analyse supposée «objective» de la mise en scène médiatique de la «réalité». Bien entendu, il serait absurde de dénier toute pertinence à des critiques dont les argumentations sont très diverses et de valeur inégale. À moins de céder à un relativisme général («toutes les opinions se valent»), qui impliquerait l'abandon de toute visée éducative, il faut mesurer la pertinence des arguments des uns et des autres, mais il n'est pas possible de définir a priori une «position critique» ni une «méthode générale» permettant de jeter un regard supposé averti sur les médias audiovisuels et le cinéma en particulier. Cela nécessite au contraire la prise en compte de multiples «savoirs» (au sens le plus large du terme) et de différents points de vue qui permettent de construire des argumentations plus ou moins étayées en faveur ou en défaveur de la représentation médiatique en cause. D'un autre côté, cela signifie aussi que les médias et le cinéma en particulier ne peuvent pas être considérés de façon générale comme nécessairement faux et essentiellement subjectifs ou empreints d'idéologie (au sens péjoratif du terme) : au contraire, on peut penser que le cinéma (on négligera à partir d'ici les autres médias audiovisuels dont nous avons une faible expertise) constitue lui aussi un «outil de connaissance», sans doute imparfait, parfois simpliste ou réducteur, et même dans certains cas mensonger, comme le sont par ailleurs tous les autres instruments de savoir comme les livres, les journaux, les écrits de toutes sortes, les autres productions audiovisuelles et bien sûr le réseau Internet… Le cinéma, art de la représentationQu'est-ce que le cinéma peut donc nous «apprendre» ? La question se pose en particulier pour le cinéma de fiction dont l'objectif premier est, semble-t-il, de distraire le public et non pas de l'informer sur l'une ou l'autre réalité. Pour répondre à cette question, il ne faut sans doute plus parler du cinéma en général et tenir compte de la diversité des réalisations filmiques dont les buts et les visées sont très différents les uns des autres : même si l'on considère le cinéma hollywoodien à grand spectacle comme celui de Steven Spielberg, on constate facilement que des films comme La Liste de Schindler, évocation du génocide des Juifs polonais pendant la Seconde Guerre mondiale (1993), Amistad, qui retrace un épisode de la traite des esclaves vers l'Amérique (1997), ou encore Munich (2005), qui revient sur le massacre des athlètes israéliens aux Jeux Olympiques à Munich en 1972, ont d'autres objectifs, sinon d'autres ambitions, que la série des Indiana Jones (quatre volets ont été réalisés par Spielberg en 1981, 1984, 1989 et 2008) ou que Jurassic Park et ses suites (1993, 1997). Et l'on peut évoquer beaucoup d'autres films relevant de ce qu'on peut appeler en toute approximation le cinéma «réaliste» (même s'il comprend une part de fiction et de mise en scène), sans même parler du cinéma documentaire au sens strict, pour constater facilement que de tels films posent la question même de la représentation du réel (ou de certains aspects de la réalité) : depuis le cinéma néo-réaliste italien de Vittorio De Sica ou de Roberto Rossellini, nombre de cinéastes et parmi les plus grands - de façon très sommaire, Bergman, Antonioni, Pialat, Gus Van Sant, Kiarostami, les frères Dardenne, Ken Loach... - ont mis en scène de multiples façons et avec des points de vue très différents des événements, situations, des problématiques, des personnages, en partie fictifs, mais dans lesquels les spectateurs pouvaient reconnaître certains aspects de leur propre réalité. À travers la médiation de la fiction, à travers la figure de personnages «imaginaires» (incarnés par des acteurs évidemment conscients de jouer un rôle), c'est une part de notre propre monde que nous sommes invités à voir, à découvrir, à comprendre ou simplement à ressentir souvent avec émotion. De façon plus large, on peut même avancer que les films les plus entièrement fictifs - la science-fiction, le fantastique, les aventures, les comédies plus ou moins délirantes... - visent sans doute d'abord à nous distraire mais peuvent également nous amener à questionner la fascination même qu'ils exercent sur notre esprit, sur notre «imaginaire», sur les émotions qu'ils éveillent en nous, sur les limites de nos croyances et de notre conception de la réalité. Bien entendu, une telle réflexion interviendra plus facilement dans le cadre d'une démarche éducative plus ou moins dirigée, mais les discussions entre spectateurs après une projection montrent que la prise de parole, l'expression et l'explicitation de ce qui a été vécu pendant la vision du film de façon très intuitive, surgissent spontanément pour «gérer» les affects ressentis mais également pour donner un sens à ce qui a été éprouvé pendant plus d'une heure comme une expérience «réelle», même si cette réflexion consiste précisément à dire que «tout cela n'est que du cinéma»... Vérité ou fiction, vraisemblance ou invraisemblance, imaginaire ou réalité, admirable ou intolérable, estimable ou scandaleux, poignant ou révoltant, le cinéma, à travers sa mise en scène de personnages et d'événements de nature très différente, questionne bien nos limites, nos croyances, nos certitudes, notre vision du monde, ainsi que nos valeurs les plus profondes. Dans un cadre d'éducation permanente, est-il alors possible de susciter, d'orienter, de prolonger ou simplement d'animer une telle réflexion ? Et de quelle manière ? On détaillera ici quatre grands axes autour desquels une analyse du cinéma peut sans doute se déployer. Une fenêtre sur le mondeOn parle souvent du cinéma comme une «fenêtre ouverte sur le monde», et cette formule reste vraie même si elle doit être nuancée. Tous les films n'ont sans doute pas la même importance documentaire, mais, dans leur diversité, ils permettent aux spectateurs d'ici de découvrir «l'ailleurs», qu'il s'agisse d'autres pays, d'autres sociétés, d'autres cultures, d'autres époques, d'autres groupes ou communautés, parfois proches, parfois lointains, mais souvent méconnus. Cet aspect documentaire n'est pas propre au cinéma, et d'autres médias comme la télévision peuvent également y prétendre dans une mesure plus ou moins importante, mais le cinéma par sa dimension fictionnelle favorise certainement l'empathie des spectateurs avec des individus souvent très éloignés d'eux-mêmes, que ce soit par la culture, le sexe ou la société. Grâce à leur durée, les films (au moins les longs métrages) permettent en outre une modulation de cette empathie par une approche progressive des personnages et des événements représentés, favorisant ainsi la participation émotionnelle du public. Si les décors ont leur importance - les spectateurs du monde entier ont certainement découvert New York ou Los Angeles à travers l'image qu'en ont donnée les films américains -, le cinéma privilégie évidemment les personnages et donc la dimension humaine (sociale, psychologique) de la réalité par-delà la diversité des cultures et des manières de voir. Dans une démarche éducative, il serait évidemment absurde de négliger la part de mise en scène et de fiction dans des films qui ne peuvent prétendre à une vérité «objective» ou «scientifique» : certains personnages sont des caricatures ou des figures schématiques; certains milieux, certains pays - on pense bien sûr aux États-Unis, mais le cinéma français soutenu par l'État domine lui aussi d'autres cinématographies réduites malheureusement à une portion congrue des marchés - sont surreprésentés alors que d'autres groupes ou régions sont complètement négligés et absents; enfin, certaines réalités -les événements spectaculaires et exceptionnels, les faits divers, les différentes formes de violence, les personnes favorisées par la fortune ou la nature, ou encore la jeunesse de façon générale - prennent une importance démesurée au cinéma tandis que d'autres réalités plus quotidiennes n'apparaissent que de façon marginale et accessoire - on a souvent dit par exemple que le monde du travail et le travail en lui-même ne sont quasiment jamais représentés au cinéma -. Mais, loin de rejeter en bloc de telles images, il convient certainement, en situation d'animation, de prendre la mesure de ce travail de mise en scène et de reconstitution par notamment une confrontation des opinions des différents spectateurs quant à leur «vision» de la réalité : le partage entre vérité et fiction au cinéma (comme en littérature d'ailleurs) n'est pas tracé à l'avance ni de façon explicite, et c'est l'échange des expériences des uns et des autres qui doit permettre de préciser ce qui dans tel ou tel film paraît vraisemblable ou invraisemblable, réaliste ou fantaisiste, véridique ou partial sinon même mensonger. Les différentes opinions s'appuieront évidemment sur des «savoirs» (au sens le plus large) eux-mêmes divers, et l'animateur pourra même en certains cas recourir (de préférence, préalablement à la projection) à des sources d'information complémentaires pour appuyer certaines analyses ou affirmations. On peut ainsi affirmer que se pose, pour tout film, la question de la représentation de la réalité, et qu'à travers celle-ci se révèleront en particulier les conceptions différentes que s'en font les participants. Un point de vue sur le mondeSi la représentation donnée par un film de la réalité (ou d'une certaine réalité) peut être critiquée notamment pour son caractère partiel ou partial, il ne faudrait cependant pas en conclure que la subjectivité au cinéma doit être systématiquement rejetée ou condamnée. Il faut d'abord souligner à ce propos que toute représentation suppose le choix d'un point de vue et donc une part de subjectivité : tout au plus peut-on préférer un autre point de vue parce qu'il paraît plus pertinent, mieux construit ou plus nuancé, et qu'il permet de mieux rendre compte de la réalité, de ses différents aspects et de sa complexité (c'est pour cela par exemple qu'une enquête sociologique effectuée sur une longue durée et avec un grand nombre de participants est en général jugée plus «solide» qu'un reportage télévisuel réalisé en quelques heures avec seulement l'interview de quelques personnes). Mais en outre, la subjectivité d'un point de vue, notamment au cinéma, mérite d'être considérée en elle-même : chacun d'entre nous a évidemment le droit d'avoir son opinion, sa «vision des choses», et la démocratie repose pour une part sur l'échange des opinions contradictoires. Cet échange tourne parfois au «dialogue de sourds», mais l'avantage du cinéma est précisément de laisser la parole (et l'image...) de façon très large à l'expression d'un point de vue qui méritera sans doute d'être ensuite discuté avec les spectateurs. Si le «dialogue des cultures» ou le «respect d'autrui» ne sont pas des vains mots, cela implique que l'on soit capable d'entendre (au sens le plus fort du terme) des opinions différentes des siennes, de partager le point de vue de personnes parfois au plus haut point éloignées de soi-même, ou encore d'être confronté à une vision des choses dont la singularité sinon l'exceptionnalité fait tout l'intérêt. Qu'il s'agisse d'un ouvrier anglais précarisé, d'une mère iranienne récemment divorcée, d'une jeune Chinoise mariée contre son gré à un paysan, d'un soldat israélien entraîné dans la guerre au Liban, d'un jeune Palestinien prêt à mourir dans un attentat suicide, d'un père adolescent décidé à vendre son propre enfant, d'un policier corrompu, drogué et alcoolique, ou encore d'une pianiste autoritaire et masochiste, s'infligeant des mutilations sexuelles (pour prendre quelques exemples de personnages dans des films récents), nous sommes amenés à partager, au moins sur le mode imaginaire, les sentiments, les pensées, les affects de personnes qui peuvent nous paraître a priori étranges ou étrangères, à éprouver «de l'intérieur» des situations qui nous sont inconnues mais dont nous percevons ainsi les contraintes plus ou moins invisibles, à ressentir de façon profondément subjective une réalité qui précisément ne se réduit pas à une suite d'événements «objectifs» comme peut l'être un fait divers relaté par un journaliste... Le point de vue des personnages, entendu de cette manière, ne se réduit évidemment pas à la simple expression d'une opinion et ne peut être éprouvé qu'à travers la mise en scène des multiples composantes d'une expérience complexe et contradictoire. Si une telle représentation ne peut prétendre à une véracité absolue (car elle implique toujours une part de reconstitution et de fiction), on comprend cependant que le cinéma permet, dans ses meilleures réalisations, de faire éprouver aux spectateurs de façon plus ou moins intense, une expérience subjective qui, autrement, leur resterait totalement inaccessible. Ce point de vue pourra être celui des personnages eux-mêmes mais également celui du réalisateur : pourquoi en effet a-t-il choisi d'aborder cette réalité, de mettre en scène ces individus et de raconter une telle histoire ? La réponse à ces questions n'est pas nécessairement évidente (comme on l'a montré par ailleurs), et il y aura sans doute discussion pour déterminer le point de vue d'un cinéaste qui n'apparaît pas (sauf rares exceptions) en tant que tel à l'écran. Néanmoins, il s'agit là d'une problématique particulièrement intéressante à aborder avec les différents spectateurs. Partagent-ils les opinions (supposées) du réalisateur? Voient-ils la réalité de manière similaire? Comprennent-ils le projet du cinéaste et les intentions qui l'ont guidé dans son travail de réalisation? Il ne faut évidemment pas réduire ces questions à une simple confrontation d'opinions (notamment politiques), et l'intérêt du cinéma (ou encore de la littérature) est de proposer des points de vue originaux, inhabituels ou inattendus, mais également pertinents. On peut ne pas partager les opinions politiques, philosophiques ou religieuses d'un cinéaste et néanmoins trouver de l'intérêt à sa vision du monde, surtout si elle ne se réduit pas à une seule dimension et que son film ne se contente pas d'être la simple illustration d'une thèse plus ou moins explicite, aussi estimable soit-elle : dans le cadre d'une animation en éducation permanente, il est évidemment préférable de choisir un film qui traduit une vision complexe des choses, qui évite le manichéisme et qui rend compte des opinions des uns et des autres (à travers notamment des personnages crédibles) de façon relativement nuancée. Les films «à thèse» ne convainquent en général que les convaincus (ou les indécis) mais permettent rarement l'instauration d'un véritable dialogue, chacun ayant au contraire tendance à se replier sur ses convictions individuelles. Un tel dialogue démocratique n'est d'ailleurs pas facile à établir précisément parce que nombre de participants préfèrent des prises de position tranchées, des opinions carrées et une vision du monde simple sinon simpliste : les psychologues sociaux ont montré depuis longtemps que les individus cherchent de façon générale à réduire toute «dissonance cognitive» (c'est-à-dire le fait de devoir admettre des connaissances ou des croyances contradictoires), qui est une source d'inconfort psychique[3]. Or le cinéma, par la mise en scène d'événements fictifs, permet à la fois une certaine neutralisation des enjeux (ce n'est pas une situation «réelle» qui impliquerait une réaction immédiate[4]) et l'exposition de points de vue différents et parfois contradictoires : on voit facilement comment certains films peuvent nous faire partager la vie de personnages - criminels, marginaux, prisonniers, escrocs, vieillards antipathiques, terroristes, «voyous», managers cyniques et sans scrupules... pour prendre au hasard quelques exemples extrêmes mais significatifs - auxquels beaucoup d'entre nous refuserions de donner le moindre crédit dans la vie courante mais qui peuvent susciter au cinéma notre empathie mais aussi notre réflexion. À travers la mise en scène de tels personnages ou de telles situations (subjectivement insatisfaisantes ou «contrariantes»), nous sommes en effet amenés à prendre en considération le caractère complexe et nuancé du propos (supposé) d'un cinéaste dont les «intentions» ne peuvent pas se réduire à une simple thèse : si un cinéaste représente un personnage antipathique ou moralement condamnable (comme dans les exemples évoqués), on peut supposer que lui-même ne partage pas le point de vue de ce personnage et l'on doit s'interroger sur les raisons qui l'ont ainsi poussé à représenter un tel personnage. Mais, plus largement, la prise en compte du point de vue de l'auteur d'un film - notamment dans le cadre d'une animation - favorise certainement une forme de dialogue démocratique en amenant les spectateurs à une réflexion plus ou moins poussée sur le sens même de la représentation et de la mise en scène : au cinéma comme en littérature, la subjectivité n'est pas (nécessairement...) un défaut, et elle mérite à la fois une explicitation et une discussion avec les participants. Représenter/comprendre le mondeUne troisième approche possible du cinéma repose sur la distinction entre la représentation de la réalité et son interprétation, ou, si l'on veut, entre montrer et comprendre. La grande majorité des films mettent en scène les événements dont le sens nous est relativement accessible : soit le comportement des personnages et/ou des événements est suffisamment clair pour que nous en saisissions les enjeux, soit des commentaires divers (par exemple en voix off) nous permettent d'en maîtriser la signification plus ou moins implicite. Mais l'interprétation de la «réalité» mise en scène peut être plus ou moins élaborée et va varier en fonction notamment de la difficulté du film mais également des compétences différentes des spectateurs. Certaines réalisations se contentent sans doute de s'appuyer sur les croyances et certitudes déjà présentes dans le public et jouent alors essentiellement le jeu de la distraction et/ou du spectaculaire. D'autres en revanche proposent une représentation plus ou moins problématique de la réalité, soit qu'elles contestent les certitudes communes, soit qu'elles montrent des faits ou des événements ambigus, troublants, étranges ou suffisamment complexes pour susciter l'interrogation. Dans ce cas, il peut y avoir discussion entre les spectateurs sur la manière d'interpréter les faits représentés : il n'y a sans doute pas en effet de «règles» qui permettent de décider du sens d'un film, et toute interprétation (sauf celle d'éléments évidents) comporte une part d'hypothèse. Le rôle de l'animateur en éducation permanente ne sera pas alors d'imposer l'une ou l'autre hypothèse mais précisément de favoriser la confrontation des opinions et de faire percevoir aux participants (le plus souvent convaincus de la justesse de leur manière de voir) la diversité des perceptions en la matière. En outre, même si certaines interprétations sont partagées par le plus grand nombre (par exemple, celles qui concernent l'histoire racontée et l'enchaînement des péripéties), d'autres peuvent être plus ou moins approfondies, complexes et contradictoires : ce pourra être le cas notamment de celles portant sur les motivations des personnages, surtout si ceux-ci sont relativement mutiques, mais aussi lorsqu'on peut soupçonner que les propos qu'ils tiennent au cours du film masquent de façon consciente ou inconsciente leurs véritables raisons d'agir. Ce sera sans doute également le cas des intentions ou du point de vue de l'auteur du film dont on a déjà souligné l'importance : ici aussi, l'interprétation n'est pas toujours évidente et méritera certainement réflexion et discussion. Dans un cas comme dans l'autre, le rôle de l'animateur sera d'amener les participants à dépasser le niveau des significations les plus évidentes pour accéder à des interprétations plus complexes, plus nuancées, plus élaborées même si elles sont également plus hypothétiques. Du monde de la fiction à la réalitéLe monde représenté au cinéma est généralement celui d'un «ailleurs», que ce soit dans le temps ou dans l'espace : c'est évident pour les films à vocation historique comme pour ceux qui viennent de pays ou de contrées relativement éloignés. Mais, même pour les réalisations qui mettent en scène des réalités proches des nôtres, il y a toujours une certaine distance due en particulier au fait que le cinéma met en scène des situations particulières, des événements singuliers, des personnes (dans le cas du documentaire) ou des personnages (dans les fictions) qui sont différents des spectateurs eux-mêmes. En même temps cependant, cette différence n'est pas irréductible, et une des grandes forces du cinéma est de pouvoir nous faire partager des expériences extrêmement éloignées (géographiquement, socialement, psychologiquement...) de celles que nous vivons nous-mêmes. Une quatrième approche possible du cinéma consiste alors à interroger cette distance entre la réalité mise en scène au cinéma et celle des spectateurs (ou de certains d'entre eux). Si un film retient notre intérêt, c'est aussi parce qu'à travers des personnages et des événements plus ou moins fictifs, nous reconnaissons le monde où nous vivons, ou bien des «choses» que nous-mêmes pouvons éprouver sur un mode plus ou moins comparable... Mais un tel questionnement sur notre relation au cinéma n'appelle évidemment pas de réponse simple et univoque : chacun va évaluer différemment son rapport au film, et là où certains trouveront des similarités (entre le film et des aspects de leur propre existence), d'autres percevront des différences ou des contrastes. Ainsi, le cinéma qui privilégie souvent l'exceptionnalité des personnages ou des situations peut servir de révélateur en soulignant ou en accentuant des traits qui sont à peine perceptibles dans la vie courante : la relation que le spectateur peut alors établir avec le film sera complexe et ne relèvera pas nécessairement de la simple analogie ou de l'identification immédiate aux personnages. Par ailleurs, les rapports ainsi construits ne porteront pas nécessairement sur des éléments objectifs des situations comparées (fiction/réalité) et pourront reposer sur une base largement subjective et/ou affective : une personne aisée peut s'identifier au cinéma à quelqu'un de pauvre ou de défavorisé, un homme à une femme, une personne hétérosexuelle à une homosexuelle, un adulte à un enfant... Dans ce cas aussi, l'explicitation ne peut être que nuancée et ne mettra en évidence que des degrés dans une identification ou une participation affective plus ou moins importante : ainsi, à une question comme «Vous sentez-vous proche de tel ou tel personnage?», on répondra plus facilement sur une échelle d'évaluation que par un oui ou non tranché. On relèvera encore à ce propos que ce type de questionnement peut soulever des problèmes déontologiques dans la mesure où l'on invite les participants à évoquer leur rapport personnel au film vu, ce qui peut les amener à exposer des faits ou des émotions relevant de la sphère intime. Il est cependant légitime de poser ce genre de questions et d'amener les spectateurs à une réflexion sur la fascination ou au contraire le rejet que l'on peut éprouver à l'égard d'un film, et dont la dimension subjective et affective reste généralement implicite, même si l'animateur doit être conscient de certaines limites à ne pas franchir. L'analyse esthétiqueSi l'on a défini sommairement jusqu'à présent le cinéma comme un art de la représentation, on a seulement considéré la dimension de représentation du réel sans aborder l'aspect artistique ou esthétique. Cette dimension est évidemment incontournable, mais la réflexion à ce propos a déjà été longuement mûrie en d'autres lieux (comme dans les ciné-clubs) et n'a pas été reprise ici en tant que telle. Comme on le verra cependant dans les analyses proposées dans ce dossier, cette dimension constitue un objet particulièrement pertinent à aborder dans le cadre de l'éducation permanente. Mais il nous a paru plus important d'aborder dans cette note la question de la représentation du réel au cinéma, moins souvent discutée alors qu'elle est souvent au centre des débats et des discussions que peut susciter la vision d'un film. On trouvera donc ici une série d'exemples d'analyses et/ou d'animations portant sur des films précis : comme il n'y a pas de méthode générale en la matière, il est évidemment nécessaire de proposer des analyses concrètes qui pourront éventuellement être transposées à d'autres films. Une étude générale sur les différentes manières d'aborder un film et sur les problèmes théoriques et méthodologiques que pose l'analyse du cinéma est cependant à la disposition des personnes intéressées à la page suivante. 1. En France, les statistiques de l'INSEE permettent de mesurer les différentes formes de consommation culturelle de la population. En 2005-06 par exemple, la moitié des Français et Françaises déclarait ne jamais aller au cinéma, environ 30% moins de 6 fois par an, 10% de 6 à 12 fois par an, et à peu près 6% plus de 12 fois par an, c'est-à-dire environ une fois par mois (ces chiffres sont cités de façon approximative). Parmi les classes d'âge, ce sont les adolescents et jeunes adultes (16-24 ans) qui fréquentent le plus les salles obscures. Par ailleurs, les entrées cinéma ont diminué de moitié entre les années 1960 et 2000. Bien entendu, ces statistiques ne tiennent pas compte de la vision de films à la télévision ou sur écran informatique. 2. Comme le montre la sociologie des sciences et de la technique, (une discipline relativement neuve et en développement), la pratique des sciences «dures» n'est pas elle-même dénuée de tout parti pris ni de tout intérêt (comme l'ambition, le goût de la compétition ou la recherche de la reconnaissance symbolique). Cependant, si certaines analyses aboutissent à une forme plus ou moins radicale de relativisme (la science ne serait ni plus rationnelle ni plus objective que d'autres formes de savoir), la question du statut de la vérité dans les sciences «dures» reste aujourd'hui posée et ne peut sans doute pas recevoir de réponse simple. 3. La notion de dissonance cognitive a été avancée par le psychologue américain Leon Festinger dans les années 1950 dans plusieurs ouvrages aujourd'hui classiques, comme A Theory Of Cognitive Dissonance (1957) ou L'Échec d'une prophétie (When Prophecy Fails, en collaboration avec Henry Riecken et Stanley Schachte, 1956). On remarquera que la dissonance cognitive est particulièrement inconfortable et tend donc alors à être réduite par le sujet quand elle met en présence non pas de simples connaissances théoriques ou abstraites sur le monde, mais des connaissances et des comportements personnels. Ainsi, il y aura une forte dissonance cognitive pour quelqu'un qui a une consommation abusive d'alcool et qui connaît les risques encourus : dans ce cas, l'humour par exemple - «je sais, l'alcool n'est pas une solution; mais l'eau non plus» - est une manière de réduire la tension psychique ressentie. 4. Cette «neutralisation» existe également dans le cas du documentaire qui représente une réalité relativement «éloignée» d'un point de vue physique, social, moral ou psychologique, contrairement au fait divers relaté par les journaux qui joue sur la proximité mentale («C'est arrivé près de chez vous» pour reprendre le titre célèbre d'un film parodique) avec les lecteurs. Quand Raymond Depardon filme par exemple des personnes arrêtées en délit flagrant et confrontées aux différentes instances de l'autorité judiciaire (Délits flagrants, 1994), nous ne connaissons d'abord rien du délit commis, et ce n'est que par la parole des uns et des autres que nous comprenons progressivement quels sont les faits en cause : les témoignages, les points de vue des différents protagonistes, existent avant les «faits» eux-mêmes, et, subjectivement, nous ne pouvons pas prendre position a priori pour ou contre eux (sont-ils innocents ou coupables ? ce qu'ils ont fait est-il grave ou non ?). |
La réalisation de ces études et analyses a bénéficié du soutien du Ministère de la Fédération Wallonie-Bruxelles
et en particulier de la Direction générale de la Culture
et du service de l'Education permanente.