Medias
Journal & grilles Appli mobile Newsletters Galeries photos
Medias
Journal des Grignoux en PDF + archives Chargez notre appli mobile S’inscrire à nos newsletters Nos galeries photos
Fermer la page

Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée à
La Cravate
un film de Mathias Théry et Étienne Chaillou,
France, 2020, 1h37

Analyse au format pdfLe 10 septembre 2020, Mathias Théry, co-réalisateur du film La Cravate avec Etienne Chaillou, est venu présenter leur film au cinéma Le Parc à Liège. Portrait nuancé d’un jeune militant d’extrême droite, le film a suscité des réactions, des questions et des échanges que nous voudrions retracer en partie et commenter ici.

Cette analyse est également disponible gratuitement au format pdf.

La Cravate de Mathias Théry et Étienne Chaillou

un film et une rencontre, un regard original sur l’extrême droite

Pour combattre l’extrême droite, il est utile de mieux comprendre son fonctionnement : les quelques réflexions présentées ici en relation avec le film et avec les échanges entre le public et le co-réalisateur du film souhaitent contribuer à cet objectif.

Le film suit les pas de Bastien Régnier, jeune homme du nord de la France et militant au Front national, pendant la campagne pour les présidentielles de 2017. La bande-annonce du film proclame ceci,dans un style littéraire assez proche de celui du film :

Ceci est l’histoire d’un jeune militant politique nommé Bastien Régnier. Il était membre d’un parti constitué à l’extrême droite de l’éventail des idéologies. Il avait quelques responsabilités, mais rien de très glorieux, et il avait accepté qu’une caméra s’installe auprès de lui le temps d’une campagne présidentielle. On découvrira comment les circonstances poussèrent le jeune homme à s’engager davantage. À ses côtés, on visitera les étages du parti, on apprivoisera la rhétorique mise en place pour conquérir l’opinion, puis on apprendra à identifier les pièges qui peuvent briser une ambition.

Le supérieur du héros sentait qu’il fallait se méfier. Mais pouvait-il agir contre cet attachement étrange qui s’était tissé peu à peu entre son militant et l’équipe de cinéma, qui mêlait la tendresse et le dégoût, la ruse, la langue de bois, le mensonge et la sincérité.

La fin du récit est connue : c’était en mai 2017. Mais on lira auparavant tout ce qui animait Bastien Régnier pendant que s’écrivait une page nouvelle du roman national.

Ainsi, les auteurs du film ont suivi le jeune homme pendant plusieurs mois. Ensuite, on imagine qu’ils se sont demandé comment faire une histoire de toutes ces images, ces sons, ces paroles enregistrés, comment en tirer un scénario de cinéma. Ils ont alors cette idée originale d’écrire une sorte de roman d’apprentissage, dont le « héros » serait un jeune provincial un peu naïf, qui entrevoit la possibilité d’une ascension sociale, par son intégration dans un parti d’extrême droite. Ce texte, intitulé La Cravate, ils le donnent à lire à Bastien Régnier. Celui-ci est filmé pendant sa lecture et il l’interrompt quelques fois pour faire un commentaire ou poser une question aux auteurs (du film et du texte), qui se tiennent hors champ.

Le film superpose donc deux niveaux :
1) le récit de la campagne présidentielle aux côtés de Bastien Régnier et
2) le regard que celui-ci porte à postériori sur les événements relatés et sur la narration même de ces événements.

Cette double lecture, la personnalité de Bastien et l’élégance de l’écriture du texte dont les chapitres sont lus à voix haute tout au long du film en guise de commentaires, place le documentaire à un très haut niveau.

Nous voudrions ici revenir sur trois points qui ont été abordés dans le débat qui a suivi la projection :

  • le point de vue des auteurs sur le personnage de Bastien,
  • l’absence du débat d’idées dans le film,
  • le devenir de Bastien.

Le point de vue des auteurs sur Bastien Régnier

La première intervention d’un spectateur fait état d’un « malaise » à la vision du film : pour ce spectateur, Bastien Régnier est un fasciste et il est gêné par « cet attachement étrange » dont parle la bande-annonce, par les liens qui se sont tissés entre Bastien et les auteurs du film, un attachement qui transparaît naturellement à certains moments. Comme s’il avait mieux valu éprouver seulement du dégoût et du mépris à l’égard de ce personnage. Pourtant, il n’y a aucune complaisance vis-à-vis de Bastien de la part des auteurs du film. D’abord, ils annoncent clairement qu’ils ne partagent pas ses idées politiques, bien au contraire. Dans la bande-annonce du film, on entend cet échange :

— On ne pense pas pareil, tu le sais bien…
— Ben oui, je le sais bien.

Image du filmBastien a accepté d’être suivi et filmé par des personnes qui ne sont pas du même bord politique que lui. Pas de mensonge ni de dissimulation ici. L’opposition idéologique entre Bastien et les réalisateurs est clairement annoncée.

Même si cet échange n’apparaît pas dans le film, le point de vue des auteurs s’exprime d’autres manières. Par exemple, ils ont choisi de ne pas laisser entendre les discours de Florian Philippot ou de Marine Le Pen, alors que ceux-ci sont filmés au cours d’un meeting, face à des journalistes ou en train d’enregistrer une vidéo de campagne. Au contraire, par-dessus les images, ce sont leurs paroles à eux que l’on entend. Ces paroles démontent le discours du Front National. Particulièrement, le discours de Marine Le Pen au meeting de Lille est analysé de manière à montrer comment « son subtil verbiage nationaliste » est construit et arrive ainsi à toucher Bastien, parmi tous les autres sympathisants. Ce commentaire explique fort bien comment le Front National exploite le sentiment de perte ressenti par le public (perte par rapport à un passé idéalisé, perte des emplois, perte supposée d’indépendance, etc.) pour désigner des causes facilement identifiables que le Front National serait le seul à vouloir et pouvoir combattre…

À d’autres moments, les images sont accélérées, comme quand Madame Le Pen arrive sur scène au cours de ce même meeting : l’effet est burlesque et cela participe aussi du point de vue des auteurs. À d’autres moments encore, le texte des auteurs évoque les origines du Front Nationaldans des termes sans équivoque  : un groupuscule néofasciste, qui faisait l’apologie des régimes génocidaires… un parti coupable de crimes racistes commis par ses affiliés, etc. Quant au Front National actuel, qui cherche à dédiaboliser son image, les auteurs ne sont pas dupes de ses méthodes : ils parlent de Bastien qui distribue « du matériel de propagande » et des cadres du parti qui laissent le jeune homme être filmé quand ils se sont assurés qu’il « répercute » bien « les arguments des chargés de communication ».

Le point de vue des auteurs est donc très clairement affirmé : ils sont hostiles aux idées d’extrême droite. Mais le personnage de Bastien Régnier se réduit-il à ses idées ? Faut-il le combattre pour combattre ses idées ?

À cette question, Mathias Théry répond que non : il déclare qu’il soutiendra toujours le citoyen Bastien Régnier mais qu’il combattra toujours les idées du militant. Néanmoins, le co-réalisateur évoque aussi la très grande difficulté qu’Etienne Chaillou et lui ont eue à installer la juste distance avec Bastien Régnier. Des doutes, un malaise parfois de se trouver au sein d’une équipe de campagne aux idées de laquelle on est personnellement hostile, ont été une réalité avec laquelle il a fallu vivre. Une clé pour les auteurs du film a consisté à hiérarchiser les priorités : comprendre venait en première place, dénoncer, bien après. (Pour le spectateur, dégager les intentions de l’auteur d’un film est une tâche à part entière, dans le travail d’interprétation du film.)

L’absence du débat d’idées

Dans le film, on ne voit ni n’entend Bastien Régnier exposer ses idées politiques ou les défendre face à un contradicteur. Certains spectateurs regrettent cette absence de débat.

Ici encore, c’est l’intention des auteurs qu’il faut invoquer : ils n’ont pas souhaité refaire un xe débat contradictoire, mais bien comprendre comment un jeune peut se laisser prendre dans les filets d’un parti d’extrême droite. Par ailleurs, Mathias Théry doute des capacités de Bastien Régnier à maîtriser les concepts politiques. (Les têtes du parti sont bien mieux placées pour cela et, on l’a dit, les auteurs du film ont bien analysé et démonté leur discours.) Et en effet, quand un ami de Bastien lui demande, au cours d’une soirée manifestement bien arrosée, pourquoi il s’est engagé au Front National, celui-ci refuse de répondre en déclarant qu’il est bourré… Plus tard, entre les deux tours de la présidentielle, Bastien est interpellé par une militante En Marche,et on le voit lui servir « les éléments de langage » du Front National : il lui reproche de ne l’attaquer que sur un des 144 points du programme de Marine Le Pen, alors qu’il se dit prêt à défendre d’autres priorités comme les propositions du Front National en matière… d’écologie! Dans ces deux scènes, Bastien Régnier évite le débat.

C’est possiblement là le propos du film : peut-être qu’à l’image de Bastien Régnier, beaucoup de personnes qui militent au Front National ou qui votent pour l’extrême droite, sont moins convaincues du bien-fondé de cette idéologie que séduites par un discours qui s’adresse uniquement à leurs insatisfactions : sentiment de perte, on l’a dit, peur, rancœur, vexations et blessures.

Le devenir de Bastien

Le film se termine après l’élection d’Emmanuel Macron à la Présidence de la République. La campagne est terminée. Florian Philippot quitte le Front National pour fonder son propre parti. Après une phase d’hésitation, Bastien rejoint ce nouveau parti, Les Patriotes, par fidélité à son supérieur pendant la campagne, Eric Richermoz. Image du filmCertains spectateurs se posent la question de ce que Bastien est devenu ensuite. Et l’on sent poindre l’espoir inavoué que ce garçon, dont le film montre aussi une certaine fragilité, ait quitté les mouvements d’extrême droite. Comme le dit une spectatrice en aparté après le débat : on voudrait tellement qu’il soit un peu plus comme nous !

À cette question, Mathias Théry répond qu’avec Etienne Chaillou, ils ont gardé un contact étroit avec Bastien. Après l’avoir mis sous les feux des projecteurs, il est normal d’accompagner le jeune homme dans les mois qui suivent le tournage et puis dans ceux qui suivent la sortie du film en salles . Mais l’intention n’a jamais été de « convertir » Bastien. Néanmoins, l’élaboration du film aura certainement occasionné des changements dans sa vie. Le dispositif même du film, où Bastien lit le récit que les auteurs ont tiré de ces semaines où ils se sont côtoyés, induit un regard sur soi-même et sur sa vie que l’on ne porte pas forcément spontanément. D’autant plus que ce regard doit aussi affronter le point de vue des auteurs, un point de vue qui n’est pas neutre et certainement pas tendre. Le questionnement qu’il suscite est sincère : « Ça me fait un peu flipper, tout ça, quand même… » ou « Je passe pour un salaud du coup… J’étais un salaud ? » et finalement « Est-ce que je suis un connard ? »

Par ailleurs, et nous n’en avons pas encore parlé ici, les auteurs du film ont obtenu (sans brusquerie) de Bastien qu’il révèle une part de son passé qu’il a toujours cherché à cacher. Cet « aveu » qui ressemble à un coming out est peut-être le signe le plus évident d’un parcours en train de se faire et dont personne sans doute ne peut dire où il mènera… On sait au minimum que Bastien a renoué avec sa famille un contact qui s’était très distendu avec les années.

La morale de l’histoire ?

Hormis les questionnements légitimes que nous avons évoqués ici, le film a reçu ce soir-là un accueil très enthousiaste. La transparence du procédé (pas de dissimulation, pas de caméra cachée…) et le respect montré au personnage sont des caractéristiques relativement inhabituelles dans les « récits » qui prennent l’extrême droite pour objet. La démarche des réalisateurs est empreinte d’une morale qui infuse tout le film et même le dialogue de Mathias Théry avec les spectateurs. Ce respect, c’est précisément ce qui a manqué à Bastien Régnier dans son enfance et son adolescence, avec des expériences scolaires désastreuses, qui l’ont mené, de fil en aiguille, à rejoindre un groupe extrémiste puis le Front National. Mais comme il a découvert par lui-même la « vacuité de la violence » à un autre âge de sa vie, les désillusions qu’il connaît dans son parcours de militant, conjuguées au respect et à la reconnaissance que lui auront témoignés les auteurs de La Cravate, participeront peut-être à l’éloigner sinon l’extraire des discours nocifs de l’extrême droite.

Affiche du film

Cliquez ici pour retourner à l'index des analyses.


Tous les dossiers - Choisir un autre dossier