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Une étude proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Les Invisibles
de Sébastien Lifshitz
France, 2012, 1h55


L'étude proposée ici s'adresse à tous les spectateurs qui verront le film Les Invisibles et qui souhaitent approfondir leur réflexion sur son thème principal. Elle retiendra également l'attention des animateurs en éducation permanente qui souhaiteraient débattre de ce film avec un large public.

Le film

L'homophobie continue à hanter bien des esprits et, dans le pire des cas, à provoquer des actes haineux. Face à ces préjugés tenaces, le documentaire de Sébastien Lifshitz, Les Invisibles, est sans doute le meilleur des antidotes, parce qu'il ne discourt pas mais qu'il montre et raconte des parcours de vie, à la fois ordinaires et exceptionnels, d'homosexuels, hommes ou femmes, tous âgés de plus de septante ans. Et leurs expériences marquées sans doute par les luttes pour l'égalité, l'incompréhension de l'entourage ou l'hostilité de certaines personnes, traduisent surtout une très grande joie de vivre, ainsi qu'une aptitude au plaisir et au bonheur contre lesquelles se brisent les préjugés les plus tenaces. Enfin l'âge des protagonistes, qui pourrait éloigner semble-t-il les jeunes spectateurs, renforce la pertinence de leurs histoires.

Une belle scène d'ouverture — délicatement, brisant sa fragile coquille, un oisillon émerge sous le regard attentif de Pierre et Yann — révèle immédiatement que le film prendra le temps de faire surgir des situations, des contextes et une parole libérée. On verra ainsi un vieux couple dans son appartement qui se chamaille, et raconte sa rencontre; un autre couple qui narre la bêtise d'une stigmatisation qui lui a fait perdre son boulot mais lui a permis paradoxalement de trouver une fermette; une femme à l'allure fière qui mêle son militantisme aux Gouines Rouges et son incapacité à parler à sa mère de son homosexualité, etc.

Il n'y a pas d'apitoiement, pas de regrets. Le regard est franc et volontiers rieur. Les personnages en ont vu d'autres. Et d'ailleurs, ils vont nous le raconter. Certains n'hésiteront pas à nous dire qu'ils font un bilan très positif de leur vie amoureuse, d'autres qu'ils ont gâché leur jeunesse à se chercher et à se fuir jusqu'aux Tropiques.

La force du film tient à beaucoup de choses: d'abord ces histoires personnelles, qui se renvoient l'une à l'autre par un habile montage, sont extrêmement touchantes et édifiantes. Elles viennent briser net l'intolérance et les préjugés, par leur puissance narrative, leur humour, leur vérité.

Mais le film n'oublie pas non plus l'Histoire, la grande, qui est à la fois libératrice et opprimante. S'il y a bien des rapprochements – souvent houleux – entre féminisme et lesbianisme, par exemple, Les Invisibles nous rappelle que l'intolérance était largement présente, dans tous les milieux sociaux, dans tous les partis politiques…

Travail salutaire de mémoire, d'histoire, Les Invisibles s'adresse à tous, comme un film réjouissant, destructeur de préjugés, bourré de l'humour et de la force de caractère de tous ces gens, qui irriguent le film.

Objectif

Cette étude consacrée aux Invisibles propose de revenir avec un large public sur les principaux aspects du film. L'objectif principal en sera évidemment la lutte contre l'homophobie et la sensibilisation aux différentes formes de sexualité entendue dans un sens non restrictif: comme le montrent bien Les Invisibles, la sexualité s'inscrit dans un contexte relationnel et même social plus large qui en modifie pour chacun le sens et la valeur.

L'ensemble de l'étude est disponible au format pdf, mais on trouvera sur cette page web un extrait significatif consacré plus particulièrement à la dimension historique du film.

Historiquement…

Les Invisibles recueille en effet les témoignages de personnes relativement âgées qui ont donc connu des époques déjà éloignées sans doute mal connues des spectateurs les plus jeunes. Elles évoquent par ailleurs des événements, des faits, des situations dont même les plus âgés n'ont pas nécessairement conscience (ou qu'ils ont éventuellement perçus de manière différente). L'on propose donc de revenir sur ces différents moments historiques qui concernent la situation des homosexuels en France et en Europe mais plus largement aussi la place et l'image de la sexualité en Occident du XXe siècle à aujourd'hui. Il s'agira de prendre conscience d'une certaine évolution des mœurs (sans doute plus contradictoire qu'il n'y paraît de prime abord) mais aussi de comprendre comment la lutte pour les droits des homosexuels s'est inscrite dans un contexte social, culturel et politique plus large.

Le combat homosexuel au XXe siècle et aujourd'hui

Il est indéniable que le statut de l'homosexualité a largement évolué dans la plupart des pays occidentaux au cours du XXe siècle, passant d'une pratique clandestine, condamnée aussi bien d'un point de vue moral que judiciaire et souvent violemment réprimée, à une reconnaissance officielle et à une relative acceptabilité sociale, même si les avancées varient selon les pays et si l'on observe également des réactions d'homophobie plus ou moins importantes. Cette évolution ne s'est pas faite spontanément et a résulté pour une large part du combat mené par de nombreux groupes militants: ceux-ci se sont inscrits cependant dans des mouvements de contestation[1] plus large qui ont débouché sur ce qu'on peut considérer comme une «révolution des mœurs» dont on va essayer de décrire la configuration.

Du XIXe siècle à la moitié du XXe environ (sinon au-delà), l'on peut parler d'une «répression»[2] en matière sexuelle, qui peut se caractériser par les traits suivants:

  • La sexualité fait l'objet d'un tabou dans l'espace public où elle ne peut pas être évoquée explicitement, ni en mots ni en images. Une telle évocation est à cette époque étroitement limitée à la sphère privée, intime, et varie dès lors grandement selon les familles, les milieux, les rencontres personnelles. Les connaissances en la matière sont souvent médiocres et sont généralement associées à des valeurs négatives: la sexualité apparaît comme une part bestiale de l'homme, inférieure, dégradante, mauvaise même et potentiellement dangereuse (notamment à cause des maladies sexuellement transmissibles —appelées vénériennes — alors sans traitement possible).
  • Les normes qui régissent la sexualité sont importantes: outre le tabou de la représentation ou de l'expression dans l'espace public, elle est en principe orientée essentiellement vers la reproduction. Sont réputées perverses, malsaines ou immorales toutes les pratiques qui s'éloignent de ce modèle, qu'il s'agisse de masturbation, d'homosexualité, de sexualité orale ou anale, de fétichisme, de sado-masochisme…
  • Le mariage — évidemment monogame, hétérosexuel et supposé durer la vie entière — est alors le seul cadre légitime de la sexualité. La sexualité avant le mariage ou en dehors du mariage est interdite, même si les infractions sont nombreuses et plus ou moins importantes. Ces contraintes sont particulièrement pesantes pour les jeunes soumis au contrôle des familles.
  • Les techniques visant à maîtriser la fécondité sont également mal vues, même si elles sont dans les faits largement utilisées par les populations dans une semi-clandestinité. Seul le coït interrompu est plus ou moins toléré.
  • En matière de sexualité comme de vie familiale et sociale, les rôles féminins et masculins sont nettement différenciés et inégalitaires. L'homme est supposé actif, animé d'un désir intense et recherchant légitimement son propre plaisir; la femme quant à elle doit être essentiellement passive, complaisante dans sa soumission au désir masculin, recevant un plaisir qu'elle ne peut pas provoquer par elle-même. Elle est en outre censée trouver son véritable épanouissement dans la maternité et plus largement dans son rôle domestique au service de la famille, de son mari et de ses enfants en particulier.
  • Séducteur, guidé par un désir impérieux, l'homme dispose dans les faits d'une plus grande liberté sexuelle que la femme, et son infidélité est jugée moins grave que celle de l'épouse. Les différentes formes de prostitution sont censées répondre aux besoins sexuels masculins qui ne trouvent pas à s'assouvir dans le cadre du mariage, même si ces pratiques sont moralement condamnées. Enfin, bien que condamné, le viol est également jugé relativement peu grave et sans conséquence importante.
  • Une telle liberté de fait est interdite aux femmes qui sont réparties en deux catégories exclusives, les femmes «honnêtes» d'une part, et les prostituées (ou les femmes de «mauvaise vie») de l'autre: le risque de grossesse non désirée pèse en particulier très fortement sur les jeunes filles qui céderaient à un garçon trop empressé. Leur virginité est alors présentée comme une valeur à sauvegarder, comme un «trésor» à préserver jusqu'au mariage.

Les Églises chrétiennes (catholique et protestantes) ont joué, on le sait, un rôle important dans l'imposition de ces différentes normes à travers notamment l'institution du mariage, mais l'État (même laïque) a été un acteur essentiel de la même politique, que ce soit sur le plan judiciaire, policier ou idéologique (contrôle des images obscènes, répression de la prostitution et de l'homosexualité, interdiction de l'avortement et des pratiques contraceptives[3], limitations diverses au divorce, pénalisation de l'infidélité conjugale…). D'autres institutions, morales, politiques, médicales, psychiatriques ont également contribué de diverses manières et au nom de différentes idéologies à ce contrôle social de la sexualité et de ses différentes expressions: des intervenants dans les Invisibles rappellent par exemple que le corps médical a considéré l'homosexualité comme une maladie psychiatrique jusqu'en 1981 (en France) ou que le Parti Communiste, pourtant réputé «progressiste», rejetait les homosexuels hors de ses rangs jusque dans les années 1970.

Une triple évolution

Trois grands facteurs (qui se sont diversement combinés) expliquent sans doute que ces normes largement soutenues par les institutions sociales, l'opinion publique et les familles se soient progressivement affaiblies et transformées sous l'influence de mouvements au départ minoritaires.

Le premier est l'individualisme croissant dans les sociétés occidentales: face aux différentes institutions qui prétendaient régenter le comportement des citoyens, que ce soit au nom de la religion, de la patrie, de la raison, de la nation, de la tradition ou de tout autre intérêt supérieur, les individus vont affirmer leur autonomie et refuser de se soumettre à des normes dont ils ne reconnaissent pas la légitimité. C'est dans cette perspective que beaucoup réclameront — de façon plus ou moins explicite — le droit au plaisir (sexuel ou autre) sans devoir subir notamment les contraintes du mariage. Un indice très clair de cette évolution sera l'augmentation importante du nombre de divorces (ou de séparations) qui, encore peu fréquents dans les années 1950 (moins de 10% des mariages en France), vont augmenter et toucher aujourd'hui plus d'un couple sur trois. Autrement dit, les individus refusent de plus en plus de sacrifier leur intérêt personnel, leur «vie» entière à une institution comme le mariage qui s'appuyait essentiellement sur la tradition.

Par ailleurs, la revendication d'égalité concernera des groupes de plus en plus nombreux qui s'estiment défavorisés ou discriminés. Ce sera en particulier le cas des femmes qui réclameront une plus grande égalité avec les hommes, dans l'espace public mais également privé. Le droit de vote sera ainsi exigé par les «suffragettes» dès la fin du XIXe siècle, mais l'accès d'un nombre croissant de femmes au marché du travail (suite notamment aux deux guerres mondiales puis à la croissance économique soutenue des «Trente Glorieuses») suscitera à partir des années 1960 des revendications beaucoup plus larges d'égalité salariale, de carrières et de vie familiale (qu'il s'agisse de revendications pour des crèches plus nombreuses ou d'une remise en cause de la division traditionnelle des tâches ménagères).

Pour les femmes, l'égalité passera également par le droit à «disposer de leur corps» et donc par la maîtrise de leur fécondité (que ce soit par la contraception ou l'avortement). Face aux tabous concernant notamment la sexualité féminine, elles soutiendront largement la nécessité de l'information et de l'éducation sexuelles (grâce notamment aux centres de planning familial qui apparaissent à la fin des années 1960). Le «droit au plaisir» féminin sera également affirmé, mettant en cause notamment la nature supposée passive des femmes.

Enfin, la liberté, droit humain fondamental, permettra de soutenir celle réclamée par ou pour des groupes ou des individus «minoritaires», perçus comme «différents», refusant de se soumettre aux règles et aux diktats d'une «majorité» qui imposait abusivement ses propres normes de comportement à l'ensemble de la société. Ce sera une des stratégies de revendication des homosexuels qui s'organisent de façon militante à partir des années 1970. De façon moins explicite et plus diffuse, la «liberté sexuelle» proclamée à l'époque conduira par ailleurs à une banalisation (dans la population homosexuelle et hétérosexuelle) de pratiques considérées jusque-là comme «perverses» (parce que ne visant pas la reproduction).

Un moment de rupture

Ces trois grandes tendances — individualisme croissant, revendications d'égalité et de liberté — sont déjà à l'œuvre dès le début du XXe siècle (sinon même avant) mais resteront longtemps minoritaires[4], du moins en matière de contrôle de la sexualité. Les transformations sociales de l'après-guerre — développement de la «société de consommation», entrée massive des femmes sur le marché du travail, baby boom et apparition d'une jeunesse nombreuse, disposant d'une liberté nouvelle à cause notamment de l'allongement de la scolarité… — vont en revanche déboucher à la fin des années 1960 et dans les années 70 sur de multiples mouvements de contestation des hiérarchies et des normes anciennes de la vie sociale, perçues comme injustes, absurdes, inutilement répressives et contraignantes. Seront visés le contrôle de la sexualité mais également le mode de vie consumériste, le militarisme (en particulier l'intervention américaine au Viêt-nam), l'aliénation par le travail («métro, boulot, dodo»), l'exploitation capitaliste, les dégâts de la pollution, les multiples formes de domination étatique (police, prisons, psychiatrie…).

Dans ce climat général de contestation, la mise en cause des normes anciennes de la sexualité a pu apparaître dans les années 1970 comme une véritable révolution devant conduire à une transformation radicale de la société, tant les institutions qui soutenaient jusque-là ces normes étaient nombreuses et puissantes: le combat en faveur du droit des homosexuels, tel qu'il est d'ailleurs évoqué dans le film les Invisibles, s'est ainsi pensé comme véritablement révolutionnaire, avec comme objectif d'abattre l'ancienne société (le FHAR étant par exemple le sigle du Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire), ce qui explique certaines alliances (souvent partielles et éphémères) avec des groupes ou des personnalités de la gauche radicale (les «gauchistes») ainsi qu'un «style» idéologique souvent similaire.

Aujourd'hui cependant, on parlera sans doute plutôt d'une évolution (ou d'évolutions multiples) que d'une véritable «Révolution sexuelle», dans la mesure où les transformations ont été progressives, parfois plus rapides (comme la diffusion de la contraception), parfois plus lentes, variables aussi selon les personnes ou les pratiques concernées: les avancées législatives en matière d'homosexualité par exemple ont été tardives et se sont véritablement faites étape par étape avec des différences qui restent importantes selon les pays. En outre, l'effacement ou l'affaiblissement de certaines normes n'a pas empêché que certains modèles restent aujourd'hui majoritaires et dominants, notamment en termes d'images: si le nombre de divorces et de séparations est à présent fort élevé, le couple monogame et hétérosexuel reste une espèce d'idéal qui guide grandement les relations entre les sexes, les différentes formes d'union libre restant marginales ou cantonnées à certaines périodes de l'existence (avant la première mise en couple ou après une séparation).

Enfin, l'alliance qui s'est opérée entre les différents mouvements de contestation à la fin des années 60 et dans les années 70 a ensuite révélé des contradictions plus ou moins importantes entre les revendications des uns et des autres. Le FHAR a ainsi pu partager avec le mouvement féministe (MLF) le combat contre la «domination patriarcale» du bourgeois mâle et hétérosexuel, mais les lesbiennes ont pu se sentir minorisées ou marginalisées au sein du FHAR, voire même du MLF et ont alors préféré fonder un nouveau mouvement, les Gouines rouges, plus orienté vers la contestation de la «phallocratie». Le FHAR deviendra donc rapidement un organe de contestation exclusivement masculin, tandis qu'au MLF, des dissensions internes de plus en plus marquées feront finalement imploser le mouvement vers la fin des années 70.

Néanmoins, les trois grandes tendances évoquées — égalité, liberté et individualisme qui se combinent de multiples façons — ont été suffisamment fortes et pour transformer profondément les normes anciennes de la sexualité et assurer notamment une large reconnaissance de l'homosexualité dans les sociétés occidentales contemporaines, malgré l'opposition d'une minorité parfois active. Mais cette évolution ne s'est pas faite spontanément et a résulté de l'action de groupes militants qui, au nom de ces grands principes, sont parvenus à rallier une large partie de l'opinion publique à leur point de vue.


1. Sur le passage des luttes ouvrières aux différents mouvements de contestation sociale au cours du XXe siècle, on peut se reporter à l'étude réalisée par les Grignoux et consacrée au film Tous au Larzac de Christian Rouaud:

2. La thèse de la «répression» a été mise en cause notamment par Michel Foucault dans son Histoire de la sexualité (1. La Volonté de savoir. Paris, Gallimard, 1976). D'un point de vue anthropologique, on peut en effet penser que toutes les sociétés humaines contrôlent la sexualité et lui imposent des normes diverses (notamment en termes de discours), même si la configuration de ces normes est très variable. Dans cette perspective, l'idée d'une liberté totale en la matière (ce qu'on a pu appeler de façon très vague la «libération sexuelle») est une utopie (ou un cauchemar…): aujourd'hui, dans nos sociétés par exemple, le viol et la pédophilie sont considérés comme des crimes majeurs.

3. En France, l'article de la loi de 1920 «réprimant la propagande anti-conceptionnelle» ne sera abrogé qu'en 1987… (on remarquera que cette loi n'interdisait pas la vente des préservatifs mais toute forme de publicité à leur propos). Par ailleurs, l'IVG (Interruption Volontaire de Grossesse) sera légalisée en 1974 en France et en 1990 en Belgique.

4. Le mouvement surréaliste dans l'entre-deux-guerres a ainsi accordé une grande importance à l'érotisme mais a eu une influence marginale sur l'évolution des mœurs à l'époque.

L'ensemble de l'étude dont est extraite l'analyse ci-dessus est gratuitement disponible au format pdf en cliquant sur le lien suivant.

 

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