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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Enfants du Hasard
un documentaire de Thierry Michel et Pascal Colson
Belgique, 2017, 1 h 40


Les réflexions proposées ci-dessous s'adressent notamment aux animateurs en éducation permanente qui souhaitent aborder l'analyse du film Enfants du Hasard avec un large public.

La vision de ce documentaire sur les enfants d'une école primaire située dans une cité ouvrière aux abords de Liège (en Belgique) est particulièrement intéressante pour mener un dialogue intergénérationnel. De la même manière que les réalisateurs Thierry Michel et Pascal Colson ont suscité des rencontres entres les petits-enfants en âge scolaire avec leurs grands-parents venus de Turquie, l'on peut imaginer des rencontres entre des jeunes générations et des aînés dont l'expérience reste souvent tue ou méconnue : Enfants du Hasard peut être l'occasion d'un tel dialogue dans un contexte apaisé.

Le film en quelques mots

Madame Pirlet est institutrice dans la classe de 5e et 6e primaire de l'école communale de Cheratte, en région liégeoise. Seuls deux enfants de sa classe ne sont pas d'origine turque. Tous les autres sont les petits-enfants d'immigrés venus travailler dans la mine, notamment au puits du Hasard, sur la colline toute proche de l'école.

Thierry Michel et Pascal Colson ont suivi cette classe pendant toute une année scolaire, qui se termine, pour les élèves de 6e année, par l'épreuve du CEB[1], le certificat d'études de base. Une année de cours où une grande place est laissée à l'expression des enfants et à la réflexion sur leurs origines : le contexte d'immigration de leurs grands-parents. Une année marquée aussi par des événements heureux comme les fêtes et les classes vertes, ou tragiques comme les attentats perpétrés à Bruxelles en mars 2016.

 Un regard sur l'école

Quand on regarde le film Enfants du Hasard, on se trouve en position d'observateur d'une classe d'école. Une position assez exceptionnelle, puisque habituellement, il n'y a que des acteurs de la vie scolaire en classe : enseignants et élèves. 

Cette position d'observateur est originale dans le sens où nous, spectateurs du film, ne sommes pas réellement en classe : nous voyons et entendons ce que les auteurs du film ont décidé de donner à voir et à entendre, parmi l'ensemble des choses, paroles et événements qu'ils ont filmés. Et les « acteurs » de la vie scolaire, enseignants et écoliers, sont conscients d'être observés et écoutés. Mais cette conscience d'être observé peut parfois disparaître, quand l'équipe du film « se fait oublier » par sa discrétion ou parce qu'on s'habitue à sa présence ; d'autre part, l'enseignant et les enfants n'imaginent peut-être pas au moment où ils sont filmés que plus tard des centaines, voire des milliers de personnes seront les témoins à postériori de leurs gestes et de leurs paroles. Le regard de l'autre qui « pèse » peut-être sur Mme Pirlet et ses élèves, c'est certainement beaucoup plus le regard de l'équipe de tournage que le regard de tous les spectateurs de cinéma, qui lui se révélera bien plus tard, mais ne modifie probablement pas le comportement sur le vif. 

En un mot, l'on peut dire que le film permet de porter un regard original sur l'école et même une réflexion critique, même si l'on sait que ce que l'on observe est probablement un peu biaisé par la présence même de l'équipe de tournage et ne constitue que des fragments de la réalité.

Lo'n peut donc inviter les futurs enseignants à questionner ce matériau d'observation que constitue le film pour interroger le rôle, la posture, l'intention, l'attitude de l'enseignant et parfois de l'élève. Il ne s'agit pas ici de porter un regard critique sur les méthodes et la pratique de l'enseignant, mais bien plutôt d'observer ce qui se joue et dont on n'est pas toujours conscient sur le terrain. Cette question intéressera également les parents qui sont eux-mêmes d'anciens élèves et qui s'interrogent sans doute de façon rétrospective sur leur propre expérience de l'école et à présent sur celle de leurs enfants. On sait que les parents interviennent de plus en plus souvent (et ont, pour une part, le droit d'intervenir[2]) dans l'école, bien qu'ils n'en aient généralement qu'une vue extérieure.

Voici donc un rappel quelques scènes qui « parlent » d'une manière inattendue de l'école. 

Quelles observations et commentaires pouvez-nous en tirer, en tant que futur enseignant ou en tant qu'adulte ? Et bien sûr, d'autres scènes méritent-elles des remarques ?

  • Madame Pirlet photographie les jeunes gens qui participent au mariage. Ils sont tous passés par sa classe.
  • Mme Pirlet écrit au tableau « les pommes, je les adores » et, voyant que personne ne relève la faute, déclare que personne n'aura son CEB ! Elle rappelle le code couleur pour désigner le pronom.
  • Mme Pirlet gère une dispute entre Mohamed Ali et Bahran.
  • La prof de morale demande à son unique élève, Lucas, s'il connaît Le petit Prince. Lucas dit qu'il a vu le film et que c'est l'histoire d'une petite fille… L'enseignante l'interrompt et le corrige en disant qu'il s'agit d'un petit garçon. Lucas est surpris[3]. Ensuite, l'enseignante lit à voix haute un extrait du Petit Prince. 
  • Mme Pirlet anime une réunion de parents. Elle évoque le Ramadan et dit que les enfants doivent être en forme pour le CEB. Elle écourte la réunion parce que certains doivent partir au foot… 
  • Mme Pirlet annonce un contrôle puis s'aperçoit qu'elle a oublié les feuilles avec les questions.

Commentaires

On a beau être devenu adulte, on reste toujours l'élève de son instituteur·trice… C'est ce que semble montrer la scène de la photographie au mariage où Mme Pirlet demande à plusieurs jeunes hommes de poser devant son objectif. Elle rappelle que tous ont été ses élèves. Et tout se passe comme s'ils devaient encore lui obéir ! Cette scène indique assez clairement combien la relation entre maître et élève comporte de multiples dimensions : à la relation entre enseignant et enseigné se greffent naturellement une relation d'autorité, mais aussi une relation affective et une relation personnelle, faite (ou pas) de sympathie réciproque. 

Avec les enfants, cette dimension affective prend parfois la forme d'un jeu ou de plaisanterie, comme quand Mme Pirlet annonce un contrôle, ce qui suscite toutes sortes de réactions (stress, sentiment d'injustice…) qui sont désamorcées la minute suivante puisqu'elle a soit disant oublié les feuilles du contrôle en question et c'est alors l'explosion de joie ! Il s'agit d'une sorte de jeu encore quand Mme Pirlet « piège » les enfants en écrivant elle-même au tableau une phrase qui comporte une faute de grammaire. Comme aucun enfant ne relève la faute, elle assène que tout le monde va rater son CEB. Ce n'est pas vrai, naturellement – cela reviendrait à se disqualifier en tant qu'enseignant que d'annoncer que personne ne va réussir… – mais la méthode a sans doute pour but d'attirer l'attention des enfants d'une manière différente sur la difficulté grammaticale. Et de susciter aussi une attitude de doute par rapport à ce qui n'est que rarement mis en doute : le savoir de l'enseignant. 

Cette répartition du savoir est particulièrement intéressante à observer… La plupart du temps, l'assurance associée à la détention du savoir est du côté de l'enseignant (qui ne se remet pas toujours en question lui-même…), et le doute du côté des enfants. Pourtant, il existe des champs du savoir où les enfants sont plus compétents que l'enseignant ! Par exemple, quand les enfants racontent leurs vacances en Turquie ou d'autres aspects de leur culture, Mme?Pirlet est en position d'apprendre quelque chose d'eux. Autre exemple très marquant : la prof de morale qui contredit Lucas à propos du film Le petit Prince. Elle ne se base que sur ce qu'elle-même connaît (le livre) pour dire à Lucas qu'il se trompe… Et Lucas d'ajouter timidement « on aurait pourtant dit une fille »… La scène est très drôle pour qui a vu le film dont parle Lucas, parce qu'elle met en lumière l'assurance de l'enseignante précisément à un moment où elle a tort… Mme Pirlet aussi se trompe parfois sans le savoir, par exemple quand elle déclare que le « stron d'poye » consiste à associer fromage de Herve et sirop de Liège (alors qu'il s'agit en fait de fromage blanc, qui mélangé à du sirop, évoque par son aspect la fiente de poule). Là encore, il s'agit sans doute d'un jeu qui consiste à susciter des réactions de dégoût en évoquant un fromage au goût et à l'odeur puissants et en utilisant l'expression wallonne qui désigne le caca de poule ! 

Plus classiquement, l'on pourra aussi noter combien la maîtrise attendue des enfants repose parfois sur un arbitraire : les codes couleurs à associer aux différents éléments de la phrase (telle couleur pour souligner les pronoms…) peuvent être vus comme de pures conventions, vides de sens si en amont leur rôle grammatical n'est pas compris.

De la même manière, la lecture à voix haute, si elle a du sens face à une classe entière, semble tout à fait étrange et artificielle quand un seul élève est concerné, en l'occurrence Lucas, seul en classe de morale. 

Enfin, l'attitude de certains enfants, qui parfois formulent une réponse dont ils ne sont visiblement pas surs qu'elle soit la bonne, met aussi en lumière cette tension entre l'enseignant qui interroge pour vérifier que l'enfant a compris et l'enfant qui n'est précisément pas sûr de ce qu'il doit répondre et même peut-être de ce qu'on lui demande… Peut-être est-ce le fait du montage qui coupe certaines scènes mais il arrive même que nous, spectateurs, puissions nous demander ce qu'attend exactement l'enseignant. Quand il faut « travailler » ou « changer d'attitude », qu'est-ce qu'il faut faire, précisément ?

Si les relations entre l'enseignant et les enfants répondent parfois à des trucs, à des méthodes, à des habitudes, celles qui se jouent entre l'enseignant et les parents des écoliers semblent souvent plus subtiles. Mme Pirlet rassure les parents, les conseille, les met en garde, toujours avec beaucoup de diplomatie et de finesse. Acquiescer quand une maman déclare qu'elle croit donner une bonne éducation à ses enfants, rappeler à un père qu'il est le père et pas un copain, évoquer la baisse de régime associée au Ramadan : dans toutes ces situations, Mme Pirlet ménage les susceptibilités mais dit néanmoins ce qu'elle pense. Si l'institutrice semble parfois jouer un rôle comme au théâtre face aux enfants, elle se montre toujours authentique et personnelle face aux parents. 

Prolongement : les « face caméra »

Tout au long du film viennent s'insérer des séquences où les enfants, face à la caméra et individuellement, répondent aux questions des cinéastes. Si nous évoquons ces séquences en prolongement au « regard sur l'école » plutôt qu'à la dimension documentaire du film, c'est qu'il nous semble qu'il y a parfois des correspondances entre la situation scolaire et le « face caméra ».

Posons-nous les questions suivantes : y a-t-il dans les séquences face caméra des enfants des points de comparaison avec la situation scolaire ? Si oui, dans quelle mesure ces « face caméra » éclairent-ils différemment la situation scolaire ?

Commentaires

L'enjeu des réponses face caméra est parfois semblable à celui des réponses à donner à l'enseignant. Tout d'abord, c'est un enfant qui se trouve face à un adulte, qui lui pose des questions. Sous ce dispositif viennent naturellement se glisser les idées d'autorité de l'adulte et de détention du savoir, face au doute et à la soumission de l'enfant. 

L'adulte attend une réponse, une réponse qu'il espère spontanée : il souhaite enregistrer une expression naturelle et libre pourrait-on dire, puisque toutes les questions sont des questions personnelles qui n'attendent pas de « bonnes réponses ». Et pourtant, les enfants ne semblent pas toujours spontanés et naturels… ils sont dans le contrôle de leurs paroles, comme Dilay, par exemple, qui décrit son futur mari en égrenant les qualités qu'il devra avoir et se retient de dire qu'il devra être intelligent : elle reprend le mot et dit « il doit pouvoir se débrouiller et avoir un travail ». Ou Mehmet qui dit que quand on est musulman, on ne peut pas faire l'amour avant le mariage mais seulement s'embrasser. A la question « ils ont des bébés en s'embrassant ? » posée par le cinéaste, Mehmet répond oui avec enthousiasme, ou précipitation. On peut légitimement se demander si Mehmet pense vraiment qu'on peut avoir des bébés en s'embrassant ou si c'est la question qui induit cette réponse qui tombe trop vite, comme si le garçon était soulagé d'en finir avec cette discussion un peu embarrassante.

Le fait que la conversation soit enregistrée compromet sans doute la spontanéité des enfants : il va rester une trace de ce qu'ils ont dit. Un peu comme à un examen, comme ce fameux CEB qui va sanctionner les erreurs. 

Ainsi, ces « face caméra » semblent parfois artificiels, contaminés par cette idée fausse qu'il y a une bonne réponse à donner, qu'il faut prouver quelque chose… Une sorte de malentendu qui se produit sans doute également dans le cadre scolaire habituel. 


1. En Belgique francophone, le CEB ou certificat d'études de base est une épreuve externe commune portant sur le français, les mathématiques et l'éveil. Cette épreuve a lieu au même moment dans toutes écoles. Les consignes de passation, les questions et les critères de corrections sont identiques pour tous les élèves qui présentent l'épreuve. Elle est notamment obligatoire pour les élèves de 6e année de l'enseignement primaire. Le CEB est attribué obligatoirement aux élèves qui obtiennent au moins 50% à chacune des matières évaluées. Si l'enfant n'obtient pas le CEB en 6e primaire, il a deux options : recommencer son année ou aller en 1ère différenciée (dans l'enseignement secondaire). Entre 2010 et 2016, le taux de réussite était d'environ 90%. En 2017, ce taux a connu une chute significative (85%).

2. En Belgique francophone, les associations de parents (à savoir des groupes de parents d'une même école qui collaborent avec les autres membres de la communauté éducative) sont des partenaires reconnus de la vie scolaire. Ces associations constituent en principe des interlocuteur privilégiés des directions des établissements scolaires et sont représentées au sein du Conseil de participation des écoles. Le Conseil de participation comprend des membres de droit (le chef d'établissement, les délégués déterminés par le pouvoir organisateur pour l'enseignement subventionné ou par le Gouvernement de Communauté française de Belgique), des membres élus (représentants du personnel enseignant, auxiliaire d'éducation, psychologique, social et paramédical, représentants des parents, représentants des élèves sauf pour l'enseignement fondamental), des représentants du personnel ouvrier et administratif ainsi que des membres représentant l'environnement social, culturel et économique de l'établissement. On remarquera que ces associations de parents sont sans doute faiblement représentatives : beaucoup de parents en ignorent l'existence ou ne jugent pas nécessaire d'en faire partie. Ce sont généralement des personnes très motivées qui interviennent dans ces associations mais elle ne représentent pas l'ensemble des parents d'élèves.

3. En réalité, Lucas évoque le film Le petit Prince, de Mark Osborne, sorti en juillet 2015 en Belgique. Dans ce film, l'histoire du Petit Prince est en quelque sorte enclavée dans un autre récit dont le personnnage principal est bien une petite fille !

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