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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Le Procès du siècle
(Denial)

de Mick Jackson
États-Unis/Grande-Bretagne, 2017, 1h50

L'analyse proposée ci-dessous s'adresse notamment aux animateurs en éducation permanente qui souhaitent aborder le film Le Procès du siècle avec un large public. Elle s'intéresse plus particulièrement à la question des preuves en matière historique. L'on souhaite montrer de façon concrète à des personnes qui ne sont pas historiens ou historiennes de métier comment l'on étudie un document historique.

Le film en quelques mots

Le Procès du siècle s'inspire de faits authentiques: Deborah Lipstadt, une historienne américaine qui avait publié en 1993 un ouvrage sur les négationnistes de la Shoah intitulé Denying the Holocaust: the growing assault on truth and memory, a été assignée trois ans plus tard en justice pour diffamation devant une Cour britannique par David Irving, qu'elle avait qualifié d'antisémite et de négationniste. La loi anglaise sur la diffamation imposait cependant aux défenseurs de Lipstatd d'apporter la preuve de ses affirmations. Pour démontrer qu'Irving était bien un falsificateur de l'Histoire, il devenait alors nécessaire de prouver que les chambres à gaz avaient bien existé à Auschwitz.

Le film de Mick Jackson ne prétend évidemment pas montrer toutes les preuves historiques qui ont été effectivement apportées au cours du procès, mais il met en lumière une série d'éléments particulièrement pertinents qui ont alors été exposés. Il souligne également les enjeux de ce procès qui risquait de donner une tribune au négationnisme, sinon même de donner raison à la plainte de David Irving sur la diffamation. Le rôle de la presse et des médias avides de nouvelles provocantes et spectaculaires est également bien analysé.

Étudier des documents historiques

Qu'est-ce qu'une preuve en histoire ? Comment les historiens établissent-ils les faits qu'ils établissent ? Et pourquoi les « négationnistes » de la shoah sont-ils des falsificateurs et non de véritables historiens ?

Pour répondre à ces questions, il faut comprendre ce qu'est le travail historique.

Les historiens ne se contentent pas d'établir, sur base de documents ou de témoignages, des faits ou des dates de manière isolée - par exemple, « Christophe Colomb a découvert l'Amérique en 1492 », comme on l'enseigne à l'école -, et ils inscrivent chaque événement dans un contexte historique dont la cohérence générale permet de valider les différents éléments : l'expédition de Christophe Colomb prend place dans l'histoire des « grandes découvertes » antérieures (de Henri le navigateur à Vasco de Gama), et a été rendue possible par l'accumulation de connaissances maritimes (la construction de caravelles capables d'affronter la haute mer) et scientifiques (qui ont permis à Colomb de savoir que la terre était « ronde »)...

L'existence d'un fait isolé - événement, personnage... - peut toujours être contestée ou simplement interprétée de manière contradictoire, mais l'ensemble des événements permet non seulement d'attester de la vraisemblance de faits précis mais surtout de les expliquer : Colomb disposait ainsi d'instruments de navigation - la boussole, le quadrant, le sablier - qui lui ont permis de s'orienter sur l'océan et de mesurer (de façon approximative) la distance parcourue, puis de refaire le même chemin par la suite.

C'est ce travail historique que ne font pas les négationnistes lorsqu'ils considèrent les chambres à gaz de manière isolée sans analyser l'ensemble de la politique nazie. Or, il faut, pour comprendre l'existence des chambres à gaz, prendre en considération au moins trois séries d'événements à la fois bien attestés et d'une grande cohérence, à savoir :

  • La politique antisémite du régime nazi et ses mesures de plus en plus radicales ;
  • La politique nazie à l'égard des minorités, des « ennemis » du Reich, des peuples et des populations censés nuire à la pureté de la race allemande ;
  • La guerre d'anéantissement menée par l'Allemagne nazie dans l'Est de l'Europe, en Pologne et en URSS en particulier.

C'est le croisement de ces différentes séries d'événements qui permet de comprendre l'utilisation, dans des centres d'extermination spécialement construits à cet usage, de chambres à gaz pour exterminer les populations juives d'Europe mais également d'autres déportés (comme les Tziganes ou les prisonniers épuisés et devenus incapables de travailler, surnommés les « Musulmans »). Ce sont ces trois « logiques » qu'on a largement décrites dans un document intitulé Pourquoi les négationnistes ne sont pas des historiens et qui est notamment disponible au format PDF.

Dans la courte analyse qui suit, l'on souhaite cependant expliquer comment travaillent les historiens sur les documents qu'ils découvrent. Il s'agit de montrer de façon très concrète, à des personnes qui ne sont pas des historiens ou des historiennes de métier,

Deux documents

On vient de l'expliquer brièvement : il n'y a pas de preuve unique en histoire[1] mais seulement un ensemble de documents et témoignages qui doivent être interprétés et confrontés les uns aux autres pour permettre d'établir l'évidence des faits qui, rappelons-le, ont disparu en tant que tels même si des traces et des témoignages en subsistent. Chaque document doit être compris et interprété : qui l'a écrit ou réalisé ? à quel moment ? à qui était-il adressé ? que dit-il ? que montre-t-il ?

Chaque document doit par ailleurs[2] être relié au contexte général où il s'inscrit : qu'apporte-t-il de nouveau par rapport à ce que l'on savait déjà ? dans quelle suite d'événements prend-il place ? comment le contexte que l'on connaît déjà permet-il d'interpréter plus complètement ce document ?…

L'on propose à présent d'analyser deux documents relatifs au génocide des Juifs, documents qui illustrent la complexité du travail des historiens et montrent la nécessaire maîtrise du contexte historique pour en comprendre correctement le sens. Ces documents, très différents l'un de l'autre, illustrent également la diversité des sources utilisées par les historiens.

1. Le télégramme Höfle


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Traduction

GPDD 355a 2.

12. OMX de OMQ 1000 89??

Secret d'État ! Au Reichssicherheitshauptamt [Office central] de la sécurité du Reich, à l'attention du SS-Obersturmbannführer EICHMANN, BERLIN... suite manquante [= deux mots en anglais].

13/15. OLQ de OMQ 1005 83 234 250

Secret d'État ! Au commandant de la Sicherheitspolizei, à l'attention du SS-Obersturmbannführer HEIM, KRAKAU. Concerne : rapport de 14 jours d'activité de l'Einsatz REINHART. Référence: Radiotélégramme. Situation jusqu'au 31/12/42, L 12761, B 0, S 515, T 10335 total 23611. Situation... au 31/12/42, L 24 733, B 434 508, S 101 370, T 71 355, total 1 274 166.
SS et Pol[izei]führer LUBLIN, HOEFLE, Sturmbannführer.

La nature du document

Il s'agit de deux télégrammes allemands envoyés le 11 janvier 1943 par Hermann Höfle, un officier SS basé à Lublin (en Pologne occupée), l'un adressé à Adolf Eichmann, son supérieur responsable des trains de la déportation, l'autre à un autre officier SS, Franz Heim, basé à Cracovie. Ces deux messages, qui avaient été codés sur la machine Enigma, ont été interceptés et décryptés par les services secrets britanniques. Cependant, ceux-ci n'ont vraisemblablement pas compris la signification de ces messages. Ce document (appartenant donc aux services secrets britanniques) a été déclassifié en 2000 et analysé par deux historiens Peter Witte et Stephen Tyas[3].

Comment interpréter ce document ?

Ce document est à première vue incompréhensible, mais les mots importants sont « Einsatz REINHART » qui est le nom de code désignant l'extermination systématique des Juifs mais aussi des Tziganes du Gouvernement général de Pologne (occupé par les nazis). Les agents britanniques ne connaissaient sans doute pas le sens de cette expression. Les historiens en revanche savent que cette opération (qu'on appelle aujourd'hui l'Aktion Reinhard et qui a été ainsi nommée par les nazis en hommage à Reinhard Heydrich, chef de l'Office de sécurité du Reich abattu par la résistance tchèque en juin 42) a consisté en la déportation des Juifs et des Tziganes des ghettos polonais vers les centres d'extermination de Maïdanek (près de Lublin), Treblinka, Sobibór, Be  ec et Chlemno (où étaient utilisés des camions à gaz).

Le second télégramme fait ainsi un bilan des personnes déportées vers ces différents camps désignés par leurs initiales (sauf Chelmno non cité) les deux dernières semaines de décembre 42, ainsi que le bilan général de ces déportations à la fin de l'année 42. Ce télégramme doit donc se comprendre ainsi :

Destination des convois Arrivées les deux semaines
avant le 31 décembre 1942
Totaux
jusqu'au 31 décembre 1942
L (Lublin, c'est-à-dire Maïdanek) 12 761 24 733
B (Belzec) 0 434 508
S (Sobibór) 515 101 370
T (Treblinka) 10 335 71 355
[en réalité 713 555]*
Total 23 611 1 274 166
* Le chiffre de 71.355 résulte manifestement d'une erreur britannique de décodage ou de transcription : le total permet de corriger ce chiffre, correction confirmée par les autres sources historiques concernant Treblinka.

Les multiples informations dont disposent les historiens leur permettent donc de comprendre rétrospectivement un tel document et de juger que le nombre de personnes déportées et, dans leur très grande majorité immédiatement gazées, qu'il cite à cette date (1 274 166) est vraisemblable.

Pour un négationniste de la Shoah, un tel document n'a en revanche aucun sens ou ne prouve rien…

Pour les historiens, ce télégramme n'est pas la « preuve » du génocide mais un document parmi des milliers d'autres qui forment un faisceau d'éléments concordants démontrant avec évidence l'existence du génocide et des chambres à gaz en particulier. Il révèle aussi que les responsables nazis tenaient des statistiques régulières du nombre de victimes assassinées. Il permet également d'évaluer le nombre de victimes dans ces différents camps (du moins à la fin de l'année 42 : Treblinka et Sobibor ne seront démantelés qu'à l'automne 43, Be  ec dès le printemps 43, et Maïdanek, qui était un camp de concentration mais aussi un centre d'extermination à moindre échelle, ne sera que partiellement détruit, les troupes soviétiques découvrant à la fin juillet 44 les baraquements et la chambre à gaz pratiquement intacts).

2. Le carnet de croquis d'Auschwitz


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La nature du document

Il s'agit d'une page de dessin extraite d'un carnet de croquis composé de 22 feuillets qui a été glissé dans une bouteille enfouie sous une baraque du secteur BIIf du camp de Birkenau (à Auschwitz). Cette baraque était située non loin des crématoires IV et V. Le carnet fut retrouvé en 1947 par un ancien détenu et est conservé au musée d'Auschwitz qui en a publié un fac-similé en 2014. L'auteur de ces 32 dessins (il peut y avoir plusieurs dessins par feuillet) est inconnu et est sans doute mort[4]. Ces différents dessins, qui datent vraisemblablement de 1943, montrent l'existence dans le camp de travail mais également le processus d'extermination proprement dit avec l'arrivée des convois, la sélection et la séparation des familles, l'acheminement des victimes vers les crématoires. Un dessin montre également une révolte de déportés (encore en habits civils) qui cherchent sans doute à échapper au massacre et qui sont abattus par les gardiens SS.

Comment comprendre ce document

Une photo du crématoire IV datant d'avril 1943
Le point de vue est à l'opposé de celui du dessin reproduit ci-dessus du Carnet de croquis d'Auschwitz, et l'on reconnaît le bâtiment des chambres à gaz sur la gauche et à l'arrière-plan de la photo. L'ensemble du crématoire est aujourd'hui détruit.

Le dessin de gauche montre des détenus squelettiques emmenés en camion, tandis que celui de droite représente un groupe de Juifs (ils portent l'étoile de David cousue sur l'épaule) en habits civils que les gardiens dirigent vers un bâtiment qui est surmonté de hautes cheminées et qu'on reconnaît comme étant le crématoire IV ou V d'Auschwitz (dont on a des photos). Les plans d'Auschwitz montrent que ces crématoires se situaient à l'extérieur du camp des détenus de Birkenau ; documents et témoignages précisent en outre que le bâtiment moins élevé à l'avant du crématoire était constitué de deux chambres à gaz[5]. Pourquoi dès lors aurait-on emmené ces détenus juifs apparemment en bonne santé vers un crématoire à cet endroit éloigné, si ce n'est effectivement pour les assassiner, comme de multiples documents et témoignages en attestent par ailleurs ?[6]

Mais l'ensemble de la page reproduite ici est particulièrement significative car elle montre deux types de victimes emmenées vers les crématoires. Sur le dessin de gauche, on reconnaît des détenus squelettiques, des « musulmans » affaiblis qui sont emmenés en camion et dont on sait qu'ils étaient assassinés dans les chambres à gaz parce que jugés inaptes au travail. Le fait que ce dessin ait été fait sur la même page qu'un autre où l'on voit des déportés en bonne forme et en habits civils marqués à l'épaule de l'étoile juive - ils viennent sans aucun doute de débarquer des wagons d'un train - signale clairement que la destination des uns et des autres est la même, la chambre à gaz, même si leur apparence, leurs vêtements et leur forme physique sont très différents.

Ce que l'auteur de ces deux dessins a voulu montrer en les associant sur la même page, c'est bien que ces deux groupes se dirigent (ou sont conduits) vers la mort dans les chambres à gaz.

Comme pour le document précédent, l'on comprend qu'une interprétation correcte et complète du dessin exige que l'on prenne en considération des informations extérieures (ne serait-ce que pour reconnaître le bâtiment représenté). Mais une fois remis en contexte, le dessin apporte des informations spécifiques en particulier sur les intentions de son auteur qui voulait évidemment représenter et dénoncer l'extermination en cours.

Complément

Le dessin suivant (noté D sur le feuillet 8) montre l'étape finale du processus d'extermination. Les cadavres des victimes gazées sont brûlés dans les fours crématoires. Très significativement, l'auteur de ce dessin au crayon noir a ajouté une seule touche de couleur : le rouge des flammes sortant des cheminées.


1. C'est sans doute une différence avec le monde judiciaire qui est beaucoup plus à la recherche de la « preuve décisive » (comme l'aveu du coupable) dans la mesure où le doute doit profiter à l'accusé. Pour l'histoire, ce sont les documents confrontés les uns aux autres qui montrent l'évidence des faits.

2. Ces deux processus de compréhension - lecture « interne » du document, interprétation contextuelle - peuvent être distingués abstraitement, mais, dans la pratique des historiens, ils se superposent naturellement.

3. Peter Witte et Stephen Tyas «A New Document on the Deportation and Murder of Jews during "Einsatz Reinhardt" 1942» in Holocaust and Genocide Studies, V15 N3, Winter 2001, p. 468-486.

4. Ce carnet de croquis ne doit pas être confondu avec les dessins de David Olère qui sont brièvement montrés dans Le Procès du siècle. David Olère est un membre survivant du Sonderkommando chargé de vider les chambres à gaz et de brûler les cadavres dans les crématoires. Il a réalisé ses dessins après la guerre entre 1945 et 1962 en se fiant essentiellement à sa mémoire. Mais ses souvenirs sont très précis et correspondent aux autres documents dont on dispose sur les installations d'Auschwitz-Birkenau et bien sûr sur les terribles conditions d'existence dans ce camp.

5. Jean-Claude Pressac, Les Crématoires d'Auschwitz, Paris, CNRS Éditions, 1993, p. 67-68.

6. Les négationnistes reconnaissent l'existence de ces crématoires mais affirment qu'ils ne servaient qu'à brûler les cadavres des détenus décédés de mort «naturelle».

Affiche du film

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