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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Jimmy's Hall
de Ken Loach
Grande-Bretagne, 2014, 1 h 49


Le film

Après Le Vent se lève, récompensé par la Palme d'Or au festival de Cannes en 2006 et dont l'action se déroulait en Irlande pendant la guerre d'indépendance, Ken Loach revient sur le parcours du militant communiste James Gralton, et plus particulièrement sur les activités sociales et politiques qu'il a menées dans le comté de Leitrim au début des années 1930. Le film commence ainsi avec son retour à Effernagh après dix ans d'exil aux États-Unis, où il s'était enfui pour échapper aux partisans conservateurs du traité anglo-irlandais arrivés au pouvoir à l'issue de la guerre civile de 1922-23. Le nouveau gouvernement de de Valera laisse en effet entrevoir un avenir meilleur et c'est à la faveur de ce changement politique que James — Jimmy pour les intimes — revient au village natal. Bien décidé à faire vivre la ferme familiale où sa mère vit désormais seule, il se laisse pourtant convaincre par les jeunes de faire revivre le « Hall », un lieu de vie et d'apprentissages divers qu'il avait lui-même créé avec des bénévoles et qui avait été abandonné après son départ sous la pression de la puissante Église catholique.

Ce retour du militant exilé est donc l'occasion pour le réalisateur britannique de porter sur le nouvel État Libre un regard à la fois ému et critique mais aussi de s'interroger sur le véritable impact des changements politiques sur la vie quotidienne des « petites gens », de questionner l'évolution des rapports entre le pouvoir politique et les autorités religieuses, ou encore de s'exprimer sur le rôle de la musique, de la danse ou de l'éducation dans le processus d'engagement et la formation d'une conscience politique.

Destination

Le film de Ken Loach peut être vu par un large public, même s'il nécessite quelques informations préalables sur l'histoire de l'Irlande au XXe siècle. L'analyse proposée ici s'intéresse plus particulièrement à la construction des personnages du film.

Analyse : La construction des personnages

Dans Jimmy's Hall, la construction des personnages est certainement remarquable. photo du filmEn effet, si Ken Loach et Paul Laverty, son scénariste, en ont fait l'incarnation de diverses grandes tendances — procédé scénaristique qui permet de brosser le portrait d'une société à travers quelques figures représentatives et, de ce fait, porte naturellement à la généralisation —, les personnages du film n'en restent pas moins complexes et profondément humains.

Toutefois, si Sean, Tess, Molly, Ruary, Dezzie, Tommy et d'autres incarnent différentes facettes du militantisme dont les villageois étaient alors animés, ces personnages semblent plutôt correspondre à l'installation d'un contexte et d'une ambiance. Le rôle général et relativement similaire que ceux-ci tiennent dans le film s'ajoute ainsi à la complexité de l'intrigue, rendant difficile pour les participants la caractérisation de chacun d'entre eux.

L'analyse proposée ici reviendra sur quelques portraits significatifs, en particulier sur celui de Jimmy, de Dennis O'Keefe, des prêtres et des deux personnages féminins, totalement imaginés, que sont Marie et Oonagh. Elle se donne pour objectif principal d'évaluer ce que la part de fiction apporte à ce film inspiré d'une réalité historique.

Concrètement

On remarque facilement que les personnages forment dans Jimmy's Hall des paires ou des « couples » plus ou moins contrastés. Il s 'agit en particulier de :

  • Oonagh et Jimmy
  • Marie et son père, Dennis O'Keefe
  • Le père Sheridan et son vicaire, le père Seamus

Chacune de ces trois paires comprend un personnage qui a une épaisseur historique plus ou moins dense : Jimmy, bien sûr, Sheridan — une figure qui représente globalement la tendance conservatrice de l'Église mais incarne aussi plus précisément le père O'Dowd de Gowel, connu pour ses propos virulents à l'égard de Jimmy et des communistes en général —, ou encore O'Keefe, notable conservateur, fervent catholique et partisan inconditionnel de l'État libre qui rappelle l'une ou l'autre personnalité qui s'en est réellement prise à James Gralton, notamment lors de ses interventions sur le terrain[1].

Ajoutons que chacun de ces trois personnages entretient d'autre part une relation privilégiée avec un personnage de fiction, entièrement construit quant à lui, inexistant ou inconnu de l'Histoire, mais dont le rôle dans le film est important.

Comment dès lors interpréter la relation privilégiée qu'entretiennent les deux personnages de chaque paire ? Et comment ces choix scénaristiques — puisqu'il s'agit évidemment d'un choix de scénario — différencient-ils — ou non — Jimmy's Hall d'un biopic traditionnel ?

Quelques éléments d'analyse

De manière générale, on peut dire que les personnages fictifs permettent de complexifier le portrait de ceux qui incarnent des personnages réels ou proches de personnages qui ont réellement côtoyé Jimmy au cours de ses séjours irlandais, mais qu'ils jouent également un rôle dans la construction du sens que l'on peut donner au film de Ken Loach.

Jimmy et Oonagh

L'histoire d'amour impossible entre Jimmy et Oonagh, qui se niche au cœur de l'intrigue et traverse tout le film, photo du filmpermet notamment de rendre compte de l'épreuve qu'a représentée pour cet homme la période d'exil passée aux États-Unis. Contraint de vivre loin d'Oonagh pendant dix années, il a dû en outre se résigner à l'idée de son mariage avec Fintan. Cette nouvelle ne l'empêchera pourtant pas de rapporter des cadeaux d'Amérique, pour elle mais aussi pour les deux enfants qu'elle a eus avec son époux.

Ce geste généreux et désintéressé, qui ne s'accompagne d'aucun sentiment de jalousie, animosité ou rancune vis-à-vis de celui qu'il pourrait considérer comme un rival, est ainsi révélateur d'un profond respect pour celle qu'il aime sincèrement et d'une grande considération pour le couple qu'elle forme désormais avec Fintan et la famille qu'elle a construite pendant sa longue absence. L'amour secret et platonique qui les lie désormais après son retour est donc l'occasion de prendre la mesure de sa conscience morale. Allié à la discrétion naturelle de Jimmy, ce trait de personnalité vient donc compléter le portrait d'un homme guidé par son engagement politique aux côtés des plus faibles mais aussi un grand sens des valeurs éthiques et humaines.

Enfin, c'est encore cette relation toute en retenue qui se trouvera à l'origine de l'une des plus belles et fortes scènes du film, lorsque Jimmy et Oonagh, qui a passé la robe reçue en cadeau, se mettent à danser dans la pénombre du hall désert.

Dennis O'Keefe et Marie

Comme le personnage d'Oonagh, celui de Marie permet d'une certaine manière de prendre la mesure du temps qui passe. Alors que la première a fondé une famille durant l'absence de Jimmy, la seconde n'était qu'une enfant de huit ans à l'époque où il s'est exilé aux États-Unis. Dix ans plus tard, Marie est devenue une jeune fille rebelle totalement sortie de l'enfance, qui cherche à prendre son indépendance pour vivre sa vie librement. Pour cela, elle n'hésite pas à entrer en conflit ouvert avec un père conservateur, autoritaire et imperméable à toute humanité. Leur relation sera entre autres pour le réalisateur l'occasion de souligner l'inhumanité de Dennis O'Keefe en multipliant sur le terrain familial les facettes d'un caractère rétrograde, intransigeant et brutal, comme on peut notamment l'observer au cours de la scène qui se déroule à leur domicile après la messe. C'est en effet sans état d'âme qu'il roue alors sa propre fille de coups de fouet au point de lui causer de nombreuses plaies à vif dans le dos.

Là où, en quelque sorte, la présence d'Oonagh permet d'explorer les qualités profondes d'un homme, celle de Marie permet à l'opposé de faire ressortir la violence et l'étroitesse d'esprit de ses ennemis. Enfin, il est sans doute significatif que ce soient les personnages féminins, qu'ils soient purement fictifs comme Oonagh et Marie, ou réaliste comme Alice, la mère de Jimmy, qui incarnent le plus solidement la volonté, la force morale ainsi que les valeurs de résistance et de bravoure, cela en dépit des coups physiques ou moraux reçus tout au long de leur parcours, un peu comme si les changements et l'évolution du monde se révélaient impossibles sans leur combat déterminé.

Le père Sheridan et le père Seamus

Au début du film, le père Sheridan est d'abord présenté comme un homme rigoriste, intolérant et profondément tourmenté par l'activisme des communistes. photo du filmIl redoute donc tout particulièrement le retour de Jimmy dans le comté et confie ses craintes au père Seamus lors d'une première discussion au presbytère, qui a lieu juste après la réouverture du hall. Ce dernier tente de le convaincre que la reprise des activités du hall ne représente pas un réel danger: il y a à peine deux cents communistes dans le comté et Jimmy est d'abord un travailleur comme les autres, qui tâche de subvenir aux besoins de sa mère. Le père Sheridan, lui, ne décolère pas. Il fait remarquer au vicaire que les communistes se sont appropriés le langage de l'Église et ont fait des syndicalistes les premiers martyrs. Cette première discussion permet d'emblée de souligner que les craintes du prêtre sont relatives moins au relâchement des mœurs et des règles morales en soi qu'à une possible perte de pouvoir de l'Église, le père Sheridan ayant manifestement bien compris qu'en détournant les fidèles des offices et pratiques religieuses, le communisme était susceptible de réveiller les consciences et mettre par là en péril la toute-puissance du clergé.

La seconde conversation entre les deux hommes à laquelle nous assistons a lieu au cours d'une scène intimiste qui se déroule juste après la visite de Jimmy à l'église. Le Père Sheridan, remué par les propos que ce dernier lui a adressés à l'intérieur du confessionnal — «Il y a plus de haine que d'amour dans votre cœur!», lui avait alors dit Jimmy —, est depuis lors complètement obsédé par cet homme et contrarié de voir ainsi ébranlées ses propres certitudes. Il avoue au père Seamus, qui le découvre assis sur son lit en train de boire un whisky en écoutant du jazz, qu'au fond de lui il apprécie les morceaux de cette «femme noire».

Mais en même temps, il en veut beaucoup à Jimmy d'avoir déposé sur son seuil des disques de jazz, l'obligeant en quelque sorte à transgresser ses propres interdits et à retirer malgré lui du plaisir de cette transgression.

Grâce à la cohabitation des deux prêtres et à la relation qui s'est établie entre eux, c'est un homme finalement beaucoup plus humain qu'il n'y paraît à première vue que nous découvrons, avec ses failles, ses contradictions, ses doutes, ses questionnements et ses propres souffrances. Cette scène intimiste, qui n'est d'aucune utilité sur le plan de l'intrigue, a néanmoins toute son importance dans la mesure où elle permet de nuancer le portrait d'un homme présenté dans toutes les autres situations du film comme quelqu'un d'intransigeant, étroit d'esprit et sûr de lui.

Elle permet d'ailleurs de comprendre l'attitude qu'adopte le père Sheridan lors de la dernière séquence du film, quand Jimmy quitte le poste de police sous les huées et insultes de ses ennemis de toujours, parmi lesquels figure notamment Dennis O'Keefe. Le père Sheridan intervient alors fermement pour cesser le chahut. Il exige un peu de respect pour l'homme qu'on emmène. «Il a plus de courage que vous tous réunis!» lance-t-il à la cantonade, montrant bien que les paroles de Jimmy ont su le toucher, provoquer chez lui une certaine remise en question mais aussi susciter de la considération et peut-être même de l'admiration.

 


1. En mai 1922, le Comité d'Action Directe à la tête duquel se trouvait James Gralton, dont la mission était d'aider une famille expulsée à réintégrer sa maison, s'est vu réellement attaqué par des soldats de l'État libre accompagnés de conservateurs hostiles au Traité et du prêtre de la région.

Affiche du film

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Un dossier pédagogique complémentaire à cette analyse est présenté à la page suivante.


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