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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Styx
de Wolfgang Fischer
Allemagne, 2018, 1h34


Analyse Styx au format pdfLes réflexions proposées ci-dessous s'adressent notamment aux animateurs en éducation permanente qui souhaitent aborder l'analyse du film Styx avec un large public.
Styx est un des trois films sélectionnés pour le prix Lux 2018 attribué par le Parlement européen. Le Prix LUX met en vedette des films européens qui sensibilisent aux questions qui sont au cœur du débat européen.

Cette analyse est également disponible gratuitement au format pdf.

En quelques mots

Rike, la quarantaine, a choisi de faire une pause dans sa carrière de médecin urgentiste pour rejoindre l'île d'Ascension à bord de l'Asa Gray, un voilier dont elle prend le plus grand soin. Elle voyage en solitaire et son odyssée pour atteindre l'Atlantique Sud se double d'un voyage intérieur qui la mène au plus profond d'elle-même. À bord, elle partage son temps entre la barre et les livres qu'elle a emportés, comme La Création du paradis. Darwin sur l'île d'Ascension. Fascinée par la végétation luxuriante et variée qui abonde sur une île restée désertique jusqu'à la fin du 19e siècle, elle a hâte de visiter cet éden artificiel créé de toutes pièces sur les conseils du célèbre naturaliste britannique.

Image du filmMais une nuit, le destin va venir brouiller les cartes et changer le cours des choses. Prenant la forme d'une violente tempête, il place sur la route de Rike, au nord-est des îles du Cap Vert, un vieux bateau de pêche chargé d'une centaine de migrants à la dérive et qui lancent dans sa direction de grands signes désespérés. Elle tente en vain d'établir un contact radio avec l'embarcation puis alerte les garde-côtes, qui tardent à réagir en dépit de ses appels répétés. Elle se tourne alors vers le Pulpca, un cargo qui navigue à proximité, mais le capitaine craint pour son emploi et refuse d'intervenir. Désormais seule face à l'obligation morale de secourir tous ces migrants mais incapable de les accueillir à bord de son petit voilier, Rike vit d'autant plus mal son impuissance à agir que l'espoir qu'elle représente pour eux les amène à se jeter à l'eau pour rejoindre le voilier et, pour la plupart, à se noyer sous ses yeux. Partagée entre le désir de leur venir en aide et l'obligation de s'éloigner qui doit les empêcher de sauter du bateau, c'est à un dilemme tragique que la jeune femme se trouve confrontée, et elle ne réussira finalement à sauver qu'un seul passager : un adolescent de quatorze ans prénommé Kingsley. Lorsque les secours interviennent enfin, il est trop tard, et ce sont essentiellement des cadavres qui sont retirés du bateau de pêche.

Mise en perspective

En mettant en scène ce tragique face-à-face, le réalisateur allemand Wolfgang Fischer cristallise sous forme de fable allégorique l'écart irréductible entre une Europe opulente et un continent africain victime de la pauvreté ou de l'instabilité politique, avec tout ce que cela implique en termes de carences, de violence, d'injustice ou de persécution.Image du film Le film semble par ailleurs poser une question essentielle : que peut-on faire, individuellement, face à une telle situation dramatique dès lors que les autorités compétentes et les puissants choisissent délibérément de l'ignorer ?

Le propos développé par Styx s'inscrit au cœur d'une actualité brûlante marquée entre autres par une montée de la xénophobie et des nationalismes européens : l'Italie, l'Autriche, et les pays du groupe Visegrad (Hongrie, Tchéquie, Pologne et Slovaquie) rechignent désormais à accueillir les migrants sur leur sol, comme en témoigne notamment la récente décision du Ministre de l'Intérieur italien de la Ligue de bloquer l'accès de son pays à près de sept cents personnes en détresse recueillies en mer par les ONG. Après une crise des migrants sans précédent qui a connu son apogée en 2015 avec l'arrivée de 1,26 millions réfugiés provenant en majorité du Moyen-Orient, c'est donc aujourd'hui à une crise politique opposant partisans d'une Europe ouverte et partisans d'une Europe fermée que les dirigeants de l'Union doivent faire face pour résoudre la question de l'accueil des migrants.

L'origine des espèces

Située dans l'Atlantique Sud au large du continent africain, Ascension est une petite île volcanique visitée en 1836 par Charles Darwin, qui termine alors une expédition autour du monde à bord du Beagle. Frappé par la désolation de cet endroit dépourvu d'eau douce et de toute végétation, il en parle alors au botaniste Joseph Hooker, qui s'emploiera à reboiser l'île en y faisant planter toutes sortes d'arbres et de plantes provenant d'Europe, d'Argentine ou d'Afrique du Sud. Le but est de rétablir le cycle de l'eau et la qualité du sol et trente ans plus tard, le pari est gagné : la très justement nommée « Montagne Verte » abrite désormais une forêt tropicale luxuriante aux allures d'éden, régulièrement arrosée par la pluie et riche en eau de source. Image du filmDans le film, c'est cette expérience assez unique qui semble fasciner Rike, comme l'indiquent le choix-même de sa destination, ses plongées dans La Création du Paradis. Darwin sur l'île d'Ascension, un livre illustré au titre emblématique dont la caméra filme la couverture en gros plan, ainsi que le nom même de son voilier. Botaniste américain, Asa Gray (qui donne son nom au bateau de Rike) est en effet un fervent admirateur de Darwin, à qui il fournira des informations utiles à la rédaction de L'Origine des espèces et dont il diffusera les idées aux États-Unis.

Nous comprenons donc que tous ces détails ont de l'importance et nous ne pouvons manquer de revenir sur le prologue du film, une scène un peu énigmatique qui s'était ouverte sur les déplacements de grands singes au cœur d'un environnement urbain. Les plans suivants nous avaient permis d'identifier rapidement le rocher de Gibraltar, seul endroit d'Europe où 250 macaques de Barbarie vivent effectivement à l'état sauvage. Importés d'Afrique du Nord au 18e siècle, ceux-ci sont aujourd'hui protégés en raison d'une baisse de leur population, réduite à quelque 10 000 individus en Algérie et au Maroc. Or les primates, on le sait, sont au centre des recherches sur l'origine des espèces menées au 19e siècle par Darwin, qui déduira notamment de ses observations que l'apparition de l'homme sur terre est le résultat d'une lente évolution du monde animal. Et la manière dont le réalisateur du film juxtapose par le montage l'image d'un primate en train de s'alimenter en faisant les mêmes gestes qu'un humain et celle de Rike emmagasinant des provisions pour son voyage en mer revient en quelque sorte à rétablir cette parenté et donc, indirectement, à remettre en question la supposée intelligence supérieure de l'homme sur le reste du monde.

La création du paradis

Ainsi sommes-nous naturellement amenés à réfléchir au sens général de ces références lointaines intégrées au contexte d'une histoire contemporaine fondée sur la rencontre-choc entre deux univers contrastés, d'une part, une société occidentale repliée sur ses richesses et son confort de vie, égocentrique voire indifférente au reste du monde, et, de l'autre, la communauté des migrants en lutte pour leur survie. C'est ici le terrain de l'allégorie comme discours de symboles narratifs qui va nous permettre d'ouvrir la voie de l'interprétation.

La « création du paradis » évoquée en couverture du livre de chevet de Rike donne une première piste. Il est révélateur en effet que son expédition en solitaire prenne en quelque sorte la forme d'un retour au Jardin d'Éden ou « Paradis terrestre » et donc aux origines du monde telles qu'elles sont décrites dans la Genèse[1]. L'on peut estimer ici qu'une telle référence biblique permet, par effet de contraste, de mettre l'accent sur les théories de Darwin, l'être humain prenant clairement la place de Dieu dans le processus de création. Dès le début du film, avant même que Rike ne prenne le large, la responsabilité de l'homme dans l'état du monde est donc établie, ce qui permet d'écarter rapidement les notions de fléau ou de fatalité dans l'interprétation des événements qui vont se produire.Image du film On peut donc voir dans ces rapprochements une façon de critiquer la manière dont est envisagée dans certains pays l'accueil des migrants, largement considérés comme des intrus incapables de s'intégrer et perçus comme une menace multiforme par les populations nationales d'Occident. Dans pareil contexte, les références à la « création du paradis » sur l'île d'Ascension seront sans doute interprétées comme un signe que des solutions humainement réalisables et profitables à tous peuvent être trouvées aux situations les plus désespérées.

Pourquoi, dès lors, nous résignons-nous à accepter l'ordre du monde tel qu'il est ? En vertu de quel principe jugeons-nous normal de bénéficier des meilleures conditions alors que d'autres, bien plus mal lotis que nous, sont amenés à périr de façon atroce en cherchant désespérément à sauver leur vie ? C'est sans aucun doute la question essentielle que soulève le film de Wolfgang Fischer à travers toutes ces allusions.

D'autre part, et sans doute de manière plus prosaïque, l'impuissance de Rike à agir pour secourir les passagers du vieux bateau de pêche en perdition, si elle renvoie aux possibilités limitées que nous avons d'agir individuellement et si elle renforce en quelque sorte l'idée de fatalité qui entoure la disparition tragique de milliers de migrants en mer, est d'abord une façon d'illustrer la faillite générale du sens moral collectif. Lors d'une première conversation-radio qu'il avait eue avec Rike juste avant la tempête, le capitaine du Pulpca lui avait assuré qu'elle pourrait compter sur lui en cas de besoin. Or quelques heures plus tard, il refuse d'intervenir, invoquant l'éventuelle perte de son emploi, plaçant ainsi son intérêt personnel au-dessus de son devoir d'assistance à la vie en mer défini par la Convention SOLAS de 1974. C'est par ailleurs également une manière de souligner les lacunes de la politique d'accueil, entre autres dans ses dispositifs les plus concrets puisque les garde-côtes, pourtant affectés à une mission de sécurité civile en mer, s'obstinent à ne pas réagir aux informations alarmantes que Rike leur transmet par radio.

Les eaux de l'enfer

Or la recherche du paradis qui se trouve au cœur du projet de Rike et des migrants, même s'il ne recouvre pour eux ni la même réalité ni le même sens , s'annonce dans le titre même du film comme une formidable utopie puisque le terme « Styx », lourdement chargé en connotations infernales, renvoie à la mythologie grecque où il désigne l'un des cinq fleuves des enfers, marquant la frontière entre le monde des vivants et celui des morts. Image du filmEn évoquant sans ambiguïté le drame à venir, le titre choisi par le réalisateur jette d'emblée un voile sombre sur l'ensemble de l'histoire et en laisse deviner l'issue tragique avant même la vision des premières images. Le contraste évident qui émerge entre ces notions de paradis rêvé et d'enfer bien réel tant pour les migrants en perdition que pour la jeune Allemande impuissante à leur venir en aide semble donc porteur d'une intention forte de dénoncer à travers cette fable allégorique tout à la fois l'inertie politique face à une situation extrêmement préoccupante et l'indifférence généralisée des citoyens occidentaux vis-à-vis d'une problématique lointaine et abstraite à leurs yeux tant qu'ils ne s'y trouvent pas physiquement confrontés. Dans ce contexte d'interprétation, les garde-côtes qui interviennent à la fin du film deviennent en quelque sorte les bateliers de la mort à l'image de Charon - le nocher des Enfers chargé de faire traverser le Styx aux âmes des défunts - transportant d'une embarcation à l'autre bien plus de cadavres que de survivants.

Enfin dans le cadre de cette interprétation, Rike peut être rapprochée de Styx, l'aînée des Océanides qui personnifie le fleuve éponyme. Nymphes aquatiques elles aussi issues de la mythologie grecque, elles exercent toujours un rôle bienveillant et sont chargées entre autres par Zeus de veiller sur les jeunes garçons et de les guider jusqu'à l'âge adulte. Cette référence jette évidemment un éclairage particulier sur la relation qui s'établit entre le médecin et le jeune Kingsley, le seul migrant qu'elle réussira à sauver, mais aussi sur le rôle malheureux qu'elle jouera malgré elle dans le destin tragique de ses compagnons de fortune qui se sont noyés en tentant de rejoindre son voilier, un peu comme si elle prenait ici le rôle de Charon. Et ce n'est sans doute pas un hasard si, à la fin du film, après qu'elle a finalement investi la cale du bateau en perdition pendant la nuit et découvert toute l'horreur de la situation, nous voyons en gros-plan son visage totalement emballé dans un drap sombre ne laissant apparaître que ses yeux. Outre un moyen de se protéger contre une éventuelle contamination, il est en effet difficile de ne pas voir dans cet équipement montré avec une certaine insistance une analogie avec la cagoule dont était affublé le nocher lorsqu'il transportait les âmes des morts de l'autre côté du Styx.

Quelques questions pour aller plus loin

  • Au début du film, une ville déserte est filmée en quelques plans fixes, la nuit. Un accident de voitures se produit soudain dans le champ. La caméra s'élève alors au-dessus du carrefour, et un plan en plongée verticale montre les secours et la police arriver sur place. La caméra redescend ensuite à hauteur d'homme et va fixer en gros-plan le conducteur, inerte sur son volant, de l'une des deux voitures impliquées. Tous ces plans sont longs et silencieux, hormis les sons ambiants. À votre avis, quel sens le réalisateur du film a-t-il souhaité donner à ce prologue ?
  • Le film Styx est véritablement coupé en deux parties. Il y a en effet un avant et un après la tempête qui fait rage durant toute une nuit. Dans le cadre de l'interprétation allégorique qui a été le nôtre, que pourriez-vous dire de cette tempête ? Par quoi se traduit-elle ? Comment est-elle filmée ? Peut-on y voir l'une ou l'autre allusion à un autre épisode mythologique ? Quel sens cet événement fortuit prend-il dans le contexte du film ?
  • Dans la première partie du film, alors qu'elle se trouve en pleine mer, Rike remarque sur son bateau la présence d'un oiseau qui ressemble moins à un spécimen marin qu'à une sorte de casse-noix, connu pour séjourner dans les forêts de conifères du nord et de l'est de l'Europe. À votre avis, que signifie la présence un peu étrange de cet oiseau à bord de l'Asa Gray ? Comment peut-on l'interpréter dans le contexte global du film ?
  • Enfin, le personnage de Rike, simple civile en vacances, nous renvoie à nous-mêmes et à nos propres responsabilités de citoyens européens. Quel message pensez-vous que le réalisateur Wolfgang Fischer essaie de nous transmettre et qu'attend-il de nous, en définitive ?

 

1. Une allusion qui s'ajoute ici à une autre référence biblique puisque l'île même d'Ascension doit son nom au jour de sa découverte par un navigateur portugais en 1501.

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Image du film

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