Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Blancanieves
de Pablo Berger
Espagne, 2012, 1h 49
Séville, au début du 20e siècle. Antonio Villalta, célèbre toréro, est gravement blessé dans l'arène. Au moment-même où on le sauve à l'hôpital, sa femme meurt en donnant naissance à leur fille, Carmen. Le bébé est confié à sa grand-mère, tandis que son père, lourdement handicapé, se laisse séduire par une infirmière cupide, Encarna, qui va diriger la propriété avec autorité et arrogance.
C'est ainsi que débute l'histoire bien connue de Blanche-Neige, inscrite dans un contexte tout à fait original. Le style du film est lui aussi particulier, qui rappelle le cinéma des origines, puisqu'il est tourné en noir et blanc et qu'il est muet.
Blancanieves a remporté un succès public certain, particulièrement en Espagne, où il a remporté plusieurs Goya. Toutefois, pour un public peu habitué au cinéma d'art et essai, le film peut sembler manquer d'attraits : muet et en noir et blanc, il s'apparente à un cinéma ancien, voire antique, dont on peut se demander comment il pourrait encore nous parler aujourd'hui. D'autre part, il raconte une histoire, celle de Blanche-Neige, que chacun connaît depuis l'enfance.
Dans le cadre de l'éducation permanente, il peut être intéressant de mener une discussion autour de ce film, précisément pour mettre en question les éventuelles réticences que le film pourrait susciter et dégager les moyens qu'il utilise pour séduire le public.
Les pistes proposées ici pourront certainement alimenter cette discussion.
La référence aux débuts du cinéma est présente d'emblée dans Blancanieves : le noir et blanc, le format 1:33. Il apparaît de temps en temps un carton intertitre. Ces éléments désignent de manière explicite la référence au cinéma des origines, qui ne connaissait ni la couleur ni le son. L'histoire commence le 19 avril 1910, comme le renseigne le billet d'entrée à la corrida, et le film semble vouloir se calquer sur le cinéma de cette époque.
D'autres caractéristiques du « cinéma muet » se retrouvent dans Blancanieves, mais supposent de la part du spectateur une connaissance minimale de ce cinéma pour pouvoir être répérées et donc appréciées. Il y a en effet un plaisir à reconnaître des caractéristiques (esthétiques ou narratives) d'une œuvre dans une autre qui lui est a priori éloignée, comme c'est le cas par exemple quand on identifie un hommage, un clin d'œil, une citation, une parodie, etc.
L'on pense par exemple au jeu très expressif des acteurs : le film étant muet, les sentiments et même les pensées des personnages, inaccessibles par la parole, doivent « passer » par leurs expressions faciales ou autres gestes, mimiques et attitudes. Il en résulte un jeu presque caricatural : les expressions et les gestes de Carmen de Triana, la femme d'Antonio Villalta, accentuées par un maquillage également « expressionniste », sont censés traduire de l'excitation mais aussi de l'inquiétude, lors de la corrida.
Quand Antonio est étendu sur la table d'opération, la nouvelle qu'il est très riche et que sa femme vient de mourir réjouit l'infirmière Encarna, qui perçoit immédiatement tout le profit qu'elle peut tirer de cette situation. Ses pensées, ses sentiments se lisent littéralement sur son visage. De la même manière, l'infirmière âgée qui dit à Encarna qu'Antonio Villalta est très riche arbore une expression sournoise, qui indique clairement qu'elle est malintentionnée : c'est une commère doublée d'une mégère. Alors que l'autre infirmière âgée qui aide Carmen à accoucher affiche une mine sincèrement désolée, qui permet de l'identifier comme une bonne personne pleine de compassion.
Un autre clin d'œil au cinéma des débuts, moins facile à repérer peut-être, réside dans un goût pour des angles de vue originaux, notamment des plongées et contre-plongées, qui produisent des effets un peu caricaturaux, aujourd'hui passés de mode. Quand Antonio prie devant la vierge avant la corrida, la scène est filmée en plongée et contre-plongée : plongée sur le toréro, comme si le spectateur était à la hauteur du visage de la vierge et contre-plongée sur la statue, comme si le toréro était placé nettement en-dessous d'elle. Un autre exemple de cet angle de vue très accentué se produit lors de la rencontre entre Blanche-Neige et le manager Carlos Montoya. La scène est filmée en champ contre-champ et Montoya semble être un géant tant est grande la disproportion entre les personnages, accentuée par la plongée et la contre-plongée.
Pour pallier l'absence de paroles, on remarque aussi l'utilisation de symboles, qui traduisent des états d'âme relativement complexes ou donnent une certaine emphase à certaines scènes. On pense par exemple à l'image d'Encarna qui joue avec l'alliance d'Antonio, inanimé, quand elle apprend qu'il est désormais veuf : cette image signifie à la fois que l'homme est à sa merci, que son mariage est mort, qu'Encarna peut prendre la place laissée vide. On pense aussi aux médaillons : Carmen de Triana porte un médaillon qui contient la photo de son mari et Antonio a lui aussi un médaillon avec la photo de sa femme. Le toréro confie son médaillon à la vierge avant la corrida et sa fille Carmen devenue adulte retrouvera ce médaillon quand elle aussi fera sa prière à la vierge ; quant à Carmen de Triana, elle serre le médaillon dans sa main quand elle accouche et elle le lâche en mourant… Le médaillon, sur le sol, est bientôt noyé par la flaque de sang qui s'écoule du corps.
Pourtant, le film s'éloigne des codes du cinéma muet dans certaines séquences : la caméra est portée et le montage donne une impression de rapidité, de mouvement, et même de heurts, inhabituelle dans les films des débuts du cinéma, par exemple quand la petite Carmen sort de l'église après sa communion et qu'elle cherche son père; quand sa grand-mère entame une danse endiablée lors de la fête de la communion ou encore quand Carmen fuit Genaro qui a voulu la tuer et qui la poursuit dans les bois…
Autre élément moderne : la musique. Au temps du cinéma muet, les films étaient accompagnés en direct par un ou des musiciens, le plus souvent au piano. Ici, la musique enregistrée pour accompagner les images présente une assez grande diversité. On se souviendra notamment de la musique qui souligne les déambulations de Pepe, le coq, qui créée la dimension comique de la scène ; les claquements de main qui accompagnent Blancanieves dans l'arène de Séville ; la musique inquiétante qui accompagne l'arrivée de Carmencita à la propriété de son père, qui joue dans le même sens que le regard soupçonneux du chauffeur, que le sentiment d'enfermement que produit le verrouillage de la porte d'entrée…
Ainsi, si le film évoque évidemment l'âge d'or du cinéma muet, il présente aussi quelques caractéristiques formelles qui l'éloignent insensiblement de ce cinéma et le rendent sans doute plus familier au public d'aujourd'hui.
L'histoire de Blanche-Neige est bien connue, mais elle est ici passablement renouvelée. Par le contexte et les personnages d'abord : en lieu et place d'un château entouré de sombres forêts, c'est la ville de Séville écrasée par le soleil qui constitue le décor de la scène d'ouverture. La culture espagnole est largement exploitée : le roi du conte est ici un toréro célèbre et riche ; il est marié à une chanteuse. Les musiques et les danses espagnoles sont très présentes. La marâtre est une infirmière qui profite de la faiblesse du toréro pour s'emparer de tous ses biens.
Mais c'est surtout au niveau du scénario que le conte est renouvelé, augmenté, complexifié. Ainsi, les relations entre la petite Carmen et son papa sont largement développées : éduquée par sa grand-mère, l'enfant regrette l'absence de son père, qui ne vient jamais la voir, pas même le jour de sa communion ; quand elle vivra à la propriété de son père, il lui sera interdit de monter à l'étage où Antonio est confiné… et quand finalement, elle découvrira le pauvre homme humilié par Encarna, elle viendra lui rendre des visites clandestines, qui leur permettront de nouer une relation très forte.
Quand Encarna découvre que la fille et son père se sont retrouvés, elle les éloigne et finit par assassiner son pauvre mari. Elle projette aussi d'assassiner Carmen, qui échappe de justesse à son bourreau (l'homme à tout faire d'Encarna qui est aussi son amant). Si Carmen est recueillie par les 7 nains, comme dans le conte, un élément important vient se greffer sur l'histoire : Carmen a perdu la mémoire. Elle s'intègre à la troupe des nains toréros et en devient petit-à-petit la vedette, en prenant le nom de Blanche-Neige. Elle est ensuite retrouvée par Encarna qui l'assassine avec une pomme empoisonnée. Blanche-Neige meurt et son corps devient une attraction foraine. Les spectateurs sont invités à l'embrasser, mais elle ne se réveille pas… Sa mort toutefois est très étrange puisque ses cheveux continuent de pousser et qu'une larme coule sur sa joue quand le nain Rafita l'embrasse à son tour…
Si le scénario développe de manière originale le conte des frères Grimm, le film permet de développer toute une dimension émotionnelle qui est absente de l'œuvre originale.
La palette d'émotions et de sentiments que le film suscite est large. Il y a de l'humour dans les scènes qui font intervenir Pepe, le coq, mais aussi au dépens d'Encarna, quand elle chevauche son chauffeur ou qu'elle le fait poser à quatre pattes et tenu en laisse alors qu'elle se fait peindre le portrait. Beaucoup de tendresse dans les relations entre Carmencita et sa grand-mère ainsi que dans celles qui se nouent entre la petite fille et son père tétraplégique : tous deux également frappés par le malheur d'avoir perdu leur mère et épouse et d'être désormais soumis à l'autorité d'Encarna, ils s'apportent mutuellement la joie et le bonheur d'être ensemble. La cruauté et la duplicité d'Encarna, qui jette un verre d'eau au visage de son mari impotent, qui sert son coq en ragoût à Carmencita, et qui va finir par les assassiner tous les deux, avant de tuer Genaro, son amant et homme à tout faire, suscite évidemment un sentiment de colère, de révolte et d'injustice. Ce sentiment est quelque peu estompé sans doute par l'ironie avec laquelle elle est parfois montrée mais aussi parce qu'elle incarne de manière exemplaire la « méchante ». Ici encore, le fait de reconnaître l'archétype du méchant apporte un certain plaisir, nuancé par la modulation des traits de celui-ci : Encarna est belle mais cruelle, sournoise, sans pitié, parfois trop impulsive, comme quand elle assomme Genaro et le regrette aussitôt…
Une émotion très forte saisit le spectateur quand, dans l'arène de Séville, Carmen retrouve la mémoire : c'est toute son histoire qui lui revient en flashes. Le condensé de l'histoire, avec tous ses moments forts, associé au visage bouleversé de Carmen et à la présence menaçante du taureau face auquel elle semble indifférente, produit certainement une émotion assez intense chez la plupart des spectateurs.
Si l'on se souvient de la structure du récit et des tonalités qui y sont attachées, l'on remarque que le scénario procède par alternance entre les moments heureux et les moments tristes. A la tragédie du début succède l'enfance heureuse de Carmencita avec sa grand-mère, marquée néanmoins par l'absence de son père ; puis, inaugurée par la mort de la grand-mère, vient la période misérable où la petite fille est exploitée et maltraitée par Encarna, et ce temps-là prend une tournure bien plus heureuse quand la fillette retrouve son papa et noue avec lui un lien très fort. A nouveau, le malheur s'abat avec la mort d'Antonio et la tentative d'assassinat de Carmen, suivies par une nouvelle époque heureuse de vie avec les nains où Blanche-Neige devient la vedette du show et découvre le plaisir du spectacle et de l'acclamation par le public. Cette alternance de bonheurs et de malheurs correspond à une sorte de jeu de connivence avec le public et les émotions qu'il est censé éprouver.
Mais Blancanieves se distingue surtout par toute une série de trouvailles visuelles et narratives qui apportent certainement de la surprise et un grand plaisir au spectateur.
Parmi celles-ci, on citera notamment le cercueil de verre drapé de noir, qui apparaît deux fois dans le film : une première fois très étrangement, lorsque l'on vient présenter son bébé à Antonio. Cette scène annonce bien sûr la fin tragique de Blanche-Neige dont le corps sera exposé dans un cercueil de verre…
La mise en scène de la mort de la grand-mère est marquée par une trouvaille astucieuse : on a vu Dona Concha coudre la robe blanche de la communiante , et, lors de la fête, elle se met à danser pour faire oublier son chagrin à Carmencita. Mais sa danse est si passionnée qu'elle s'écroule. Dans le plan suivant, l'on voit la robe blanche que l'on fait glisser dans un bassin : il ne s'agit pas de lessive mais de teinture. La robe ressort noire et l'on comprend que la grand-mère est morte…
La mort d'Antonio est suivie par une séquence tout-à-fait étrange où les proches et les visiteurs se font photographier auprès du cadavre, en tenue de toréro et qu'on a installé sur un canapé comme s'il vivait toujours. Au début du 19e siècle, il était fréquent que l'on photographie les dépouilles mortelles, parfois dans des positions qui imitaient la vie, pour garder un souvenir du défunt. Le film Blancanieves rappelle cette pratique dans une mise en scène un peu outrancière, puisque tous les visiteurs défilent auprès du mort, et prennent des poses parfois inconvenantes. On notera aussi que c'était déjà un photographe qui avait causé l'accident d'Antonio, par le déclenchement de son appareil qui a distrait le toréro au moment crucial.
Le conte des frères Grimm donne un rôle important au miroir magique qui déclare qui est la plus belle. Quand Blanche-Neige atteint l'âge adulte et devient la plus belle, le miroir annonce à la marâtre que sa beauté est désormais surpassée. La belle-mère mettra alors tout en œuvre pour tuer Blanche-Neige. Ainsi, croyant la jeune fille assassinée, elle apprendra qu'elle est toujours en vie, quand elle interrogera son miroir. On pourrait dire qu'il n'y a pas de miroir magique dans Blancanieves, mais un autre objet fait pourtant le même office : le magazine Lecturas, en mettant une photo de Carmen en couverture (et en lui consacrant de nombreuses pages intérieures) annonce à Encarna que sa belle-fille est toujours en vie, et en prenant la place qu'elle croyait lui être réservée en une, affirme également que Carmen est sinon la plus belle, au moins la plus digne d'intérêt.
Ainsi, le film se signale par son ironie: par exemple, Encarna dont le photographe de Lecturas a pris de nombreuses photos n'apparaît dans le magazine que dans un encart assez réduit où elle apparaît de dos ! Pour ajouter à la dimension comique de la scène, elle porte à ce moment-là un masque de beauté, qui la rend d'autant plus ridicule.
Les décalages et quelques outrances participent également à renouveler la surprise et le plaisir des spectateurs : on a déjà cité la séquence des photographies en présence du cadavre d'Antonio. On pourrait évoquer aussi le spectacle des nains toréros qui culmine lorsqu'un nain est encorné par la vachette…
Mais les propositions les plus audacieuses du film tournent autour de la sexualité : Encarna entretient des relations sadomasochistes avec Genaro. On la voit le chevaucher, alors qu'elle porte un corset et qu'elle tient un fouet à la main. Elle lui fait prendre la place du lévrier sur le portrait qu'elle fait faire et l'homme à tout faire pose à quatre pattes et en caleçon ! Tout cela n'impressionne pas la petite Carmen, qui en rit bien au contraire, quand elle observe Encarna par le trou de la serrure.
Le film frôle la transgression quand il met en scène Blanche-Neige et le nain Rafita : celui-ci est clairement amoureux de Carmen et celle-ci ne semble pas insensible à son charme : elle l'invite à danser le soir de la signature du contrat, elle s'apprête à l'embrasser sur la bouche le jour de la corrida, quand elle est distraite par le nain toréro jaloux.
On aura aussi noté que parmi les candidats au baiser à Blanche-Neige se trouve une femme.
Enfin, il semble bien que Rafita, toujours amoureux de Carmen, couche à côté de son cadavre… Des allusions à une sexualité plus ou moins déviante sont donc assez nombreuses et plus ou moins claires.
Ainsi, si le film fait largement appel aux codes du cinéma muet, il renouvelle le conte et multiplie les moyens visuels, sonores et narratifs pour retenir et attiser l'attention du spectateur d'aujourd'hui.
Propositions de discussionPour aller plus loin, on pourra inviter les spectateurs à discuter autour de ces propositions :
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