Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au thème
Voir et comprendre un film
La réflexion proposée ici s'adresse aux animateurs en éducation permanente qui souhaitent mener une analyse de films avec un large public. Quelles compétences sont nécessaires pour une telle analyse ? Queles méthodes peut-on utiliser ? Comment doit-on comprendre un film ? Comment aborder les aspects spécifiquement cinématographiques ?
Bien que « le décodage des images et des productions audiovisuelles » - et donc du cinéma - soit reconnu parmi les compétences terminales par les textes officiels [1], il faut bien reconnaître que l'utilisation du cinéma dans le cadre de l'éducation permanente reste très aléatoire, soumise à la bonne volonté des animateurs, perçue par ailleurs très souvent plus comme une activité de loisir que d'apprentissage. Dans une perspective d'acquisition d'une compétence de décodage des images, nombre d'animateurs se sentent en outre mal ou peu formés dans la mesure la spécificité du « langage » audiovisuel, à la fois évidente et souvent proclamée par les spécialistes du domaine, semble requérir des outils propres, différents de ceux de la langue (orale ou écrite) mais qui sont relativement difficiles à manipuler notamment parce que ce « langage » apparaît comme faiblement codifié, hétérogène et de ce fait difficilement « interprétable ».
Le centre culturel les Grignoux (qui a mis en place depuis une quinzaine d'années avec différents cinémas partenaires en Wallonie et à Bruxelles le dispositif Écran large sur tableau noir) a élaboré, sous forme de « dossiers pédagogiques », une série d'outils didactiques consacrés à des films récents et destinés notamment aux animateurs en éducation permanente. Il a également mené une longue réflexion sur la spécificité supposée du langage cinématographique ainsi que sur la nature exacte des compétences que suppose le décodage des images : une des convictions de base de cette réflexion est que la langue (française ou autre) et le « langage » audiovisuel, loin de constituer deux univers fondamentalement différents, séparés de façon étanche, se recouvrent partiellement (comme on le voit facilement avec le phénomène des adaptations cinématographiques d'œuvres littéraires) et impliquent la mise en œuvre chez le lecteur, auditeur ou spectateur, d'un certain nombre de procédures d'interprétation communes, même si d'autres sont sans doute spécifiques à chacun de ces domaines. Cela implique que les animateurs, qui maîtrisent la langue orale et écrite, possèdent déjà vraisemblablement des outils d'analyse linguistique et textuelle qui leur permettent - avec un minimum d'adaptation - d'aborder de façon pertinente des productions audiovisuelles et notamment des réalisations cinématographiques.
On peut ainsi relever un certain nombre de compétences qui sont communes à l'interprétation des films comme des textes de nature linguistique.
De façon théorique, on peut dire que la compréhension consiste d'abord à « élaborer des significations », processus qui ne se limite pas à interpréter des éléments de façon isolée (sur base du sens donné par un dictionnaire par exemple) mais implique surtout de relier ces éléments textuels, parfois proches (par exemple au sein d'une seule phrase), parfois éloignés les uns des autres (comme quand on compare par exemple la situation initiale et finale d'un récit). Une telle élaboration est dans certains cas formalisée (comme le sont les anaphores grammaticales [2] notamment) mais s'appuie aussi très souvent sur des inférences faiblement codifiées, dépendant notamment de la capacité des lecteurs à mobiliser différents savoirs, souvent hétérogènes et de nature très diverse.
Or on constate facilement que le cinéma mobilise les mêmes processus « d'élaboration de la signification » que la lecture de textes comme le révèle un exemple aussi simple que le montage successif de deux plans, le premier montrant par exemple un personnage qui regarde (mais on ne voit pas l'objet regardé), et le suivant un objet isolé (et l'on devine que c'est l'objet regardé). Une telle séquence cinématographique (même réduite à deux plans) est en fait comparable à un énoncé romanesque comme : « Il regarda par la fenêtre. Des nuages sombres s'accumulaient à l'horizon », où l'articulation sémantique entre les deux phrases ne résulte pas d'une quelconque codification (sinon celle très vague d'une nécessaire cohérence/cohésion du discours) mais d'un processus (sans doute largement spontané) d'inférence. On remarquera d'ailleurs que, dans cet exemple, la compétence des lecteurs ou spectateurs peut être très variable, certains étant sans doute plus sensibles que d'autres à l'aspect métaphorique des « nuages sombres » qui peuvent avoir une évidente connotation psychologique.
On soulignera encore à ce propos que, si les « spécialistes » du cinéma sont certainement plus attentifs que des animateurs ou de simples spectateurs aux éléments spécifiques du langage cinématographique (comme les cadrages, les positions et mouvements de caméra, l'utilisation de la lumière, de la bande-son...), ils ne possèdent pas de « codes » ou de « dictionnaires» propres qui leur permettraient d'interpréter « correctement » ces éléments : ainsi, la plupart des spectateurs, même peu cinéphiles, remarquent facilement dans Rosetta de Jean-Pierre et Luc Dardenne (1999) l'usage de la caméra portée à l'épaule, secouée et souvent très proche du personnage, mais il n'existe pas de « règle », de « convention » ou de « grammaire » cinématographique qui permette de déterminer la signification ni la valeur d'un tel choix esthétique. L'interprétation critique va en fait se baser sur des inférences et des analogies, inspirées du sens commun ou au contraire plus ou moins raffinées mais de ce fait nécessairement plus hypothétiques : ainsi, l'on pourrait dire par exemple que la caméra portée « oblige » le spectateur à « coller » à un personnage de prime abord peu sympathique, l'empêchant de « prendre du champ » ou de la distance par rapport à cette jeune héroïne dont il est contraint de partager de façon « violente » le destin, mais une telle interprétation - qu'on pourrait nuancer ou même contester - met en œuvre des processus qui sont très proches de ceux que l'on utilise pour comprendre un texte littéraire ou autre, même s'ils s'appliquent à des éléments ou des traits proprement cinématographiques [3].
Une autre compétence largement partagée entre la compréhension de textes (linguistiques) et celle du cinéma suppose que l'on soit capable de distinguer « le réel de l'imaginaire », « le vraisemblable et l'invraisemblable », « le vrai du faux », le discours à prétention véridique et la fiction. Ici aussi, les animateurs disposent certainement - grâce à leur culture générale - des outils pour opérer un tel partage et pour amener des spectateurs moins avertis à notamment nuancer le crédit spontané qu'ils accordent à certaines réalisations cinématographiques, avec des distinctions plus fines comme celle de « fiction réaliste » ou de « film à dimension sociale » ou encore de « réalisation à prétention documentaire ».
Bien entendu, les « indices » qui permettent de juger de la vérité ou au contraire de la fiction sont souvent spécifiques au cinéma : ainsi, une convention cinématographique établie depuis longtemps exige des acteurs qu'ils évitent très généralement - mais il y a des exceptions - de regarder la caméra, ce qui « dénoncerait » la fiction de la mise en scène (puisque les personnages sont censés vivre dans un monde « sans caméra »), alors que les mêmes regards à la caméra apparaissent plutôt comme des signes d'authenticité dans un reportage ou un documentaire. Mais la vraisemblance d'une fiction cinématographique ne s'appuie pas uniquement sur de tels indices et implique la mise en œuvre de stratégies qui sont communes à tous les textes de nature « informationnelle » : ainsi, juger du caractère plus ou moins réaliste d'un film comme Ressources humaines de Laurent Cantet (1999), qui évoque la politique de restructuration dans une petite entreprise, suppose notamment une comparaison avec d'autres sources d'information documentaire pour mesurer l'importance du phénomène mis en scène dans le film comme un phénomène singulier - la restructuration économique représentée ici « vaut » bien sûr pour d'autres restructurations similaires - mais aussi pour dégager le point de vue du réalisateur mais aussi ceux auxquels il s'oppose de façon plus ou moins explicite - ainsi, celui des économistes qui estiment qu'il s'agit là d'un effet normal de la libre concurrence des marchés -.
Cet exemple montre également que le cinéma, dont les réalisations sont, on le sait, le fruit d'un travail collectif, doit néanmoins s'interpréter comme un « texte » traduisant « l'intention dominante de son auteur » (qui est généralement identifié avec le cinéaste, même s'il y a des exceptions). Le film de Laurent Cantet, loin d'être un enregistrement brut d'une certaine réalité ou au contraire la mise en scène d'une histoire strictement individuelle, traduit évidemment une intention politique (au sens le plus fort du terme) que l'on doit comprendre comme une prise de position polémique du réalisateur dans l'espace public (qui est bien sûr beaucoup plus large que le champ strictement cinématographique). Cette intention ne peut pas être identifiée en tant que telle dans le film lui-même (dont la figure de l'auteur est pratiquement absente) et doit être reconstruite à partir de multiples indices, certains spécifiquement cinématographiques, mais beaucoup d'autres étant communs avec d'autres formes de textes (par exemple la construction du récit, l'axiologie des personnages, le point de vue - au sens large - privilégié par la mise en scène, etc.).
Enfin une dernière compétence paraît incontournable dans la compréhension d'un film, à savoir la capacité à distinguer « l'essentiel de l'accessoire ». Dans le cas d'une réalisation audiovisuelle, cette compétence pose des problèmes spécifiques, car l'image (visuelle mais aussi sonore) n'est pas composée comme les textes linguistiques d'éléments essentiellement « discrets », discontinus (comme le sont le sont les phonèmes qui, par des effets de « seuil », opposent sans ambiguïté /p/ et /b/ dans « pas » et « bas ») mais est fondamentalement continue comme le montre bien des phénomènes comme le contraste ou la saturation des couleurs qui sont plus ou moins accentués sans que l'on puisse déterminer à partir de quel degré, la modification peut être considérée comme significative. Cette continuité apparaît également facilement lorsqu'on considère des phénomènes comme le passage d'un film d'un medium à un autre, de la salle de cinéma (pour laquelle il a été généralement conçu) à la télévision ou même à l'écran d'ordinateur : l'image d'origine peut ainsi perdre un quart ou un tiers de sa surface, une grande partie de sa « définition » (c'est-à-dire la finesse de ses détails) et même ses couleurs (combien de films en couleur ont été vus sur des écrans de télévision en noir et blanc dans les années 1950 et 60 !) sans que l'on puisse formellement dire qu'il ne s'agit plus du « même » film, ni déterminer précisément quel est le sens, l'effet, la valeur (ou l'absence de valeur) liée à cette perte de qualité.
Mais si l'image est continue, alors l'observation de l'image est potentiellement infinie : c'est ce qu'on constate d'ailleurs empiriquement dans les manuels d'analyse de films qui sont obligés d'énumérer un catalogue indéfini d'éléments à observer comme le cadrage, les positions de caméra, les mouvements de caméra, les effets de lumière et de couleur, le travail de montage, le jeu des acteurs, les éléments du décor, etc. Toute analyse suppose donc en fait des choix, une sélection dans ce qui sera effectivement observé. Mais ces choix ne dépendront pas uniquement des caractéristiques de l'image (puisque précisément ces caractéristiques sont infinies) mais de critères de pertinence extérieurs à l'image elle-même. En situation d'analyse ou de réflexion avec un groupe de spectateurs, c'est évidemment l'animateur qui déterminera s'il convient d'observer plutôt les caractéristiques esthétiques ou les éléments thématiques ou encore d'autres aspects de l'image.
Faire la différence entre « l'essentiel de l'accessoire », déterminer en particulier ce qui est pertinent à observer, à analyser et à interpréter, dépendra alors du sens général que l'on trouve ou donne au film (en fonction d'un principe général de cohérence) mais aussi de la connaissance concrète que l'on peut avoir du « dispositif » cinématographique. Ainsi, il est important de savoir quels sont les choix de mise en scène effectifs dont disposent le cinéaste et son équipe technique, pour déterminer leur éventuelle pertinence esthétique : un documentariste avec une équipe légère pourra par exemple intervenir de façon moins importante sur les caractéristiques de la lumière qu'un cinéaste travaillant en studio ; semblablement, un réalisateur comme Maurice Pialat a manifestement privilégié dans son film À nos amours (1983) la vérité et la tension dans le jeu de ses acteurs au détriment du travail sur la lumière ou de la précision des cadrages ; ainsi encore, certains choix comme les costumes des personnages ou les distances corporelles entre les acteurs seront facilement négligés par beaucoup de spectateurs parce qu'ils auront tendance à les interpréter en fonction de considérations « réalistes » (le personnage porterait les habits qui conviennent à son rôle), alors qu'il s'agit dans un certain nombre de films d'éléments significatifs même si leur sens ne peut pas être défini de façon stricte et est laissée pour une part à l'appréciation de chacun.
La connaissance du cinéma, de son « dispositif », de son histoire, la lecture de critiques et d'analyses filmiques de toutes sortes constituent certainement des outils importants pour prendre une mesure plus exacte de la pertinence des différents éléments filmiques, notamment dans une perspective esthétique, même s'il n'existe évidemment pas en la matière de guide (ni encore moins de « grammaire ») cinématographique permettant de déterminer a priori quels sont les traits nécessairement significatifs. On remarquera cependant que cette situation n'est pas fondamentalement différente de celle de l'analyse littéraire ou artistique qui est elle aussi confrontée à des formes historiquement changeantes, parfois extrêmement innovantes, ce qui oblige le lecteur ou le spectateur à modifier de façon plus ou moins importante ses critères de pertinence en fonction de la spécificité et de l'originalité des œuvres abordées : on n'est évidemment pas attentif aux mêmes caractéristiques dans un roman de Victor Hugo ou dans un poème de Francis Ponge ou dans un « thriller » contemporain, pour prendre des exemples un peu caricaturaux.
Pour concrétiser ces considérations un peu abstraites, l'on propose pour terminer la description d'une activité autour de la vision du film Rosetta de Jean-Pierre et Luc Dardenne : ce film a suscité lors de sa sortie à la fois une large approbation critique (marquée en particulier par la Palme d'or au Festival de Cannes) mais également une fréquente incompréhension chez de nombreux spectateurs. L'animation proposée vise précisément à surmonter de telles réactions de rejet et à susciter une démarche de réflexion active pour mieux appréhender le projet esthétique ainsi que le propos général des frères Dardenne. Le principe de l'activité n'est cependant pas propre au film envisagé et peut être appliqué, comme on va le voir, à beaucoup d'autres films.
Chaque spectateur reçoit avant la projection du film une seule consigne d'observation, différente de celle des autres élèves de la classe (dans le cas d'une projection en matinée scolaire au cinéma par exemple). Ces vingt consignes sont spécifiques au film envisagé (Rosetta) et doivent être construites préalablement par l'animateur grâce à une vision répétée du film.
Après la projection, chaque participant est invité à exposer au reste du groupe les résultats de son observation, les autres spectateurs pouvant bien sûr réagir en fonction de leurs propres observations.
La phase essentielle de cette animation réside sans doute moins dans l'observation en elle-même (lors de la projection) que dans le dialogue entre les spectateurs qui suit la vision du film (même quelques jours après la projection) et qui va permettre notamment une confrontation des avis, un croisement des observations et enfin des essais d'interprétation des différents éléments observés.
L'intérêt de cette démarche n'est pas d'analyser un film en particulier ni d'arriver à un jugement de valeur (esthétique ou même moral, politique ou philosophique sur le film) mais d'abord d'attirer l'attention des spectateurs sur la diversité sinon l'hétérogénéité des composantes filmiques que le processus de réception a tendance à « aplatir » au profit d'une « impression globale ». L'on vise évidemment à transposer une telle attitude à la vision d'autres films.
Il s'agit également d'amener les participants à prendre conscience de la différence entre trois niveaux, à savoir l'observation, l'interprétation et l'évaluation. Alors que l'observation va isoler des éléments objectifs dans le flux continu du film, l'interprétation impliquera en revanche une part nécessairement hypothétique de reconstruction dans la mesure où elle peut convoquer, face au même élément, une diversité de systèmes (codes [4], savoirs, inférences...) en principe non limités, ce qui ce qui induit une polysémie et indirectement une inévitable diversité dans les réceptions possibles du même film. Enfin, l'évaluation, qu'elle soit de nature esthétique, morale, politique ou simplement humaine, contient une part irréductible de subjectivité.
On remarquera que la distinction entre ces trois niveaux ne doit pas être à notre sens entendue de façon théorique mais traduit une véritable compétence transversale à mettre en œuvre face aux films mais également aux autres réalisations médiatiques ou dans l'ensemble des savoirs qu'on regroupe sous l'étiquette de sciences humaines.
1. Rappelons que la notion de « compétences » promue par les programmes officiels de l'enseignement (notamment en Belgique dans la Fédération Wallonie-Bruxelles) vise à dépasser le cadre étroitement scolaire : il s'agit de faire acquérir aux individus, jeunes ou moins jeunes, des savoir-être et des savoir-faire qui seront valables tout au long de l'existence, qui pourront être mis en œuvre dans une multitude de situations de la vie quotidienne et qui sont donc également valables dans toute action d'éducation permanente.
2. En linguistique, une anaphore désigne un terme ou expression - comme les pronoms personnels et démonstratifs - qui reprend le contenu sémantique d'une terme antécédent et assure ainsi la cohérence du discours.
3. Une telle interprétation, loin d'être « purement » cinématographique, repose en fait sur des schèmes de nature psychologique (la position de la caméra induit une certaine disposition affective chez le spectateur) et/ou métaphorique (la proximité spatiale de la caméra est ressentie comme une proximité psychologique).
4. On pense ici à l'ensemble des normes sociales, qui n'ont rien de spécifiquement cinématographiques mais dont le cinéma use abondamment : la couleur noire évoque (en Occident) la tristesse et le deuil, un costume est censé être plus « élégant » qu'un simple pull ou un pantalon en velours côtelé, la danse est réputée « féminine » et le football « masculin », etc.
Rosetta, un film de Jean-Pierre et Luc Dardenne (1999)
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