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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Papicha
de Mounia Meddour
interprété par Lyna Khoudri, Shirine Boutella, Yasin Houicha, Nadia Kaci, Amira Hilda Douaouda
Algérie/France/Belgique, 2019, 1h46
Langues parlées : arabe, français

Analyse au format pdfLes réflexions proposées ci-dessous s'adressent en particulier aux animateurs en éducation permanente qui souhaitent aborder l'analyse du film Papicha avec un large public. Cette analyse rappelle d'abord le contexte historique où s'inscrit l'histoire racontée dans Papicha. Elle vise ensuite à susciter un questionnement actif des spectateurs sur les différents systèmes de valeurs qui sont mis en jeu dans le film. Ces systèmes de valeurs sont en effet complexes, multiples, hiérarchisés et parfois contradictoires. L'analyse propose ainsi une réflexion qui, s'appuyant sur l'exemple du film, interroge nos propres systèmes de valeurs et notre façon de les organiser.

Cette analyse est également disponible gratuitement au format pdf.

Le film en quelques mots

Alger, les années 1990. Nedjma, une jeune étudiante universitaire, aime faire la fête et elle n’hésite pas avec sa copine Wassila à faire le mur pour sortir en boîte. Mais, pour cette jeune femme passionnée de stylisme, c’est aussi l’occasion de réaliser des robes pour les autres filles et de se faire un peu d’argent.

Photo filmL’Algérie cependant est confrontée à ce moment à la montée des extrémismes : les islamistes, hommes et femmes d’ailleurs, veulent imposer une « tenue correcte », c’est-à-dire un hidjab noir d’inspiration saoudienne… Les attentats et les meurtres sont alors quotidiens, et l’armée réagit par une répression brutale.

Nedjma, qui aime profondément son pays, trouvera quant à elle dans la mode une manière d’échapper à ce climat oppressant et mortifère. Elle rêve même d’organiser un défilé où ne serait utilisé que le haïk, un grand voile blanc (ou crème) traditionnel en Algérie qui peut se décliner de cent manières différentes. Mais une telle initiative est très mal vue par les islamistes, mais également par les autorités et par tous ceux qui prétendent régenter la conduite des jeunes femmes.

Largement inspiré de la propre expérience de la réalisatrice (qui a quitté l’Algérie après ses 18 ans), le film décrit bien le quotidien de cette période sombre avec les attentats sanglants, les meurtres impunis, mais également les coupures de courant, les pénuries d’eau et la méfiance croissante qui s’installe entre les gens qui étaient jusque-là simples voisins. Mais la cinéaste montre aussi la joie de vivre de ces étudiantes, leur complicité, leur solidarité aussi face à l’hostilité ambiante. Profondément féministe, le film privilégie néanmoins le portrait sensible de ces adolescentes confrontées à des choix impossibles.

Le contexte historique

Comme on le sait certainement, l’Algérie, après une longue guerre avec la France de 1954 à 1962, accède alors à l’indépendance. Les relations avec la France, qui sont tendues à cause notamment du départ en quelques mois d’un million de Français (surnommés les pieds-noirs), restent néanmoins importantes et ambivalentes : l’immigration algérienne en France[1], grande pourvoyeuse de main-d’œuvre (notamment dans l’industrie automobile), est très importante dans les années 1960 et 70 et a concerné des centaines de milliers de personnes. Par ailleurs, la culture et la langue françaises ont gardé un grand prestige notamment dans les écoles, les universités et les médias[2].

Photo filmLorsque l’indépendance est obtenue après une guerre qui a fait plus d’un million et demi de morts, le pouvoir politique est instable et fait l’objet d’une lutte entre différentes factions. Très rapidement, l’Armée nationale populaire (ANP) sous le commandement de Houari Boumédiène s’impose par la force. Dans un premier temps, un gouvernement est formé avec à sa tête Ahmed Ben Bella, et un régime de parti unique (FLN) est instauré. Beaucoup d’opposants politiques seront arrêtés (pour des périodes plus ou moins longues), certains exécutés, d’autres contraints à l’exil. En juin 1965, Boumédiène renverse cependant Ben Bella (accusé de concentrer un maximum pouvoir entre ses mains) lors d’un bref coup d’État et prend les pleins pouvoirs.

Le régime qui est institué est d’inspiration nationaliste et socialiste, et ses cadres (souvent issus de l’armée) jouissent du prestige acquis lors de la Guerre d’indépendance. Mais ils forment rapidement une bureaucratie privilégiée, qui profitera notamment de la « rente » du pétrole et du gaz (qui représentent aujourd’hui encore 95% des exportations du pays). Néanmoins, au cours des années 1960 et 70, le pays connaît une forte croissance économique et se caractérise par de nombreuses avancées sociales (par exemple en matière d’éducation[3]). Après la mort de Boumédiène en 1978, Chadli Bendjedid devient chef de l'État algérien l’année suivante.

Mais en 1986, les prix du pétrole s’effondrent, entraînant une forte baisse des revenus, qui affectera indirectement l’ensemble de la population et qui sera accentuée par la corruption et le clientélisme. Cela entraînera une crise sociale profonde dont une jeunesse nombreuse et souvent sans emploi sera la première victime. Le pays est alors en proie à des troubles multiples, en particulier à des manifestations qui secouent plusieurs villes en octobre 1988. Elles seront brutalement réprimées et les victimes se compteront par centaines[4].

Le président Chadli lancera un processus de démocratisation pour résoudre cette crise. Le multipartisme et la liberté de la presse sont reconnus, et des élections municipales voient en juin 1990 la victoire du FIS, le Front Islamique du Salut. Des élections législatives sont prévues peu de temps après en décembre 1991. Le FIS remporte le premier tour de ces élections (avec 47% des voix), ce qui entraîne la réaction de l’armée qui prend les pleins pouvoirs et met fin au processus de démocratisation. Le président en place démissionne et laisse la place à un Haut Comité d’État. C’est le début de la Guerre civile algérienne qui durera de 1992 à 2002. Le FIS, mouvement politique, est interdit. Les militants islamistes les plus radicaux forment alors plusieurs groupes combattants qui vont entrer en conflit avec l’armée. Il s’agira essentiellement du MIA (Mouvement Islamique Armé), surtout présent dans les campagnes et les montagnes, et du GIA (Groupe Islamique armé), actif notamment dans les villes. Le GIA est en fait une nébuleuse de différents groupes très violents, responsables de nombreux attentats et assassinats, dont l’objectif est le renversement du pouvoir en place et l’instauration d’un État islamique. Ces actes de nature terroriste — comme l’assassinat de la sœur journaliste de Nedjma dans le film — seront souvent ciblés (seront notamment visés les militaires, les journalistes, les intellectuels), mais bientôt indistincts (400 villageois assassinés à Bentalha en 1997, un millier de morts à Raïs, 400 morts à Ammi Moussa, plus de mille morts à Had Chekala, la même année…[5]). Dans beaucoup de régions, c’est à une véritable guérilla que l’on assiste.

Photo filmDu côté de l’armée, la répression sera longue, violente et souvent indistincte. Beaucoup de personnes sont arrêtées, torturées, exécutées de façon arbitraire. Le nombre de victimes (de l’un ou l’autre camp) est estimé entre 60.000 et 150.000 personnes. Beaucoup d’Algériens ont en outre été déplacés (notamment dans les campagnes) ou contraints à l’exil. De manière générale, la société algérienne a été profondément ébranlée et divisée par ces événements, comme on le voit dans le film, entre les partisans plus ou moins affirmés des mouvements islamiques ou islamistes, et ceux qui craignaient leur éventuelle prise de pouvoir ou simplement leurs exactions. Le pouvoir l’emportera militairement, contraignant un certain nombre de groupes comme l’AIS (Armée Islamique du Salut) proche du FIS à négocier et à proclamer un cessez-le-feu unilatéral. La violence décrut progressivement avec notamment l’élection d’Abdelaziz Bouteflika à la présidence en 1999 et la proclamation de mesures partielles d’amnistie.

Le film Papicha se déroule pendant la guerre civile et montre de façon concrète comment ces événements furent vécus par les Algériens ou du moins par un certain nombre d’entre eux ou d’entre elles. Il souligne notamment les divisions qui sont apparues entre des gens jusque-là relativement proches, la tentation pour beaucoup de personnes de l’émigration vers l’étranger, l’insécurité au quotidien, la violence brutale et inattendue (attentats, meurtres…), les menaces exercées notamment à l’égard des femmes à cause de leurs tenues ou de leurs comportements jugés « indécents »…

Un conflit de valeurs

La distinction entre faits et valeurs est classique en philosophie depuis au moins David Hume critiquant le paralogisme consistant à passer, de façon plus ou moins visible, de ce qui est — l’existant — à ce qui doit être — le devoir —[6]. Elle est également courante dans le domaine des sciences humaines, notamment chez Max Weber, défenseur de la neutralité axiologique, du moins dans l’approche scientifique des faits sociaux[7]. La distinction a également été étendue au domaine de l’esthétique dans la mesure où le beau, même s’il s’incarne dans des « objets », résulte d’un jugement de valeur dont le fondement reste subjectif : comme le sens commun l’énonce facilement, « les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas »[8].

Cette distinction a néanmoins été souvent critiquée dans les sciences sociales où d’aucuns affirment qu’il n’est pas possible d’adopter une attitude de neutralité face à l’injustice[9], comme dans le domaine philosophique où certains[10] prétendent que nous utilisons quotidiennement des « concepts éthiques épais » mêlant indissolublement description et prescription[11], ou dans le champ esthétique qui est fondé, selon un certain nombre de penseurs, sur la possibilité même du jugement et de la critique.

Photo filmOn n’essaiera pas de résoudre ici ces querelles souvent scolastiques, et l’on s’attachera à une réalité beaucoup plus évidente, bien illustrée dans Papicha et très souvent négligée par les analystes, à savoir que les valeurs et les normes morales sont d’abord et avant tout des objets de querelles, parfois mortelles : on menace, on frappe, on humilie, on tue même des jeunes femmes parce qu’elles ne se conforment pas à la tenue islamique jugée décente. Ce qui est alors en jeu, ce n’est pas un vêtement (même s’il possède certaines caractéristiques objectives comme le fait qu’il soit noir et entièrement couvrant), mais les valeurs qu’il est censé incarner. De façon un peu provocante et peu philosophique, mais dans un style légèrement nietzschéen, l’on pourrait dire que le véritable fondement de la morale, c’est la querelle, et qu’il est illusoire de vouloir fonder les valeurs en raison ou même d’une quelconque autre manière[12]. Toutes les querelles ne sont heureusement pas sanglantes, et l’on avancera l’idée que ce qu’il importe dès lors c’est la qualité persuasive des valeurs que l’on défend et des arguments que l’on utilise pour les soutenir. Si la violence est omniprésente dans Papicha, les personnages échangent également beaucoup de propos pour expliquer ou justifier leurs choix. Les valeurs peuvent être prises dans un réseau argumentatif, même très bref — pour convaincre l’autre ou les autres —, mais également faire l’objet de multiples combinaisons souvent complexes qui permettent de faire la balance entre des exigences diverses et parfois contradictoires. On le voit par exemple avec le mot papicha qui n’a sans doute pas de correspondant exact en français et qui est porteur de multiples connotations : le mot désigne en effet une jeune fille coquette qui accorde de l’importance à son apparence physique (supposée jolie) et à son habillement (supposé plaisant). Le terme balance donc entre le flatteur comme dans l’expression française jolie môme (chantée par Léo Ferré), mais aussi le dénigrant qu’on retrouverait en français dans l’expression (un peu datée…) d’une fille légère. Dans le contexte d’une Algérie en proie aux violences islamistes, ce terme repris comme titre du film sonne certainement comme une revendication de liberté et en particulier de liberté féminine.

Liberté de se vêtir comme elle veut pour Nedjma, liberté d’aller et venir sans se faire harceler en rue… ce qui n’est pas le cas, car une telle liberté est immédiatement comprise comme l’attitude d’une « pute» (comme le suggère un des jeunes hommes dans l’auto qui « n’en peut plus de toute cette nudité ») ou d’une fille « facile » (quand elle croise un groupe d’adolescents en rue dont un la poursuit un moment). On voit le « travail » (symbolique) que doit fournir Nedjma quand, d’un côté, elle affirme son droit à s’habiller, à se maquiller ou à se coiffer comme elle l’entend, mais que de l’autre elle doit rejeter l’accusation de licence sexuelle et refuse (évidemment) d’être assimilée à une prostituée[13].

De la même manière, l’interdiction de la mixité, qui est une atteinte à la liberté des jeunes femmes[14] et qu’elles enfreignent d’ailleurs en sortant nuitamment, n’est pas réellement remise en cause, parce qu’il s’agit sans doute d’une barrière trop profondément inscrite dans les mœurs de cette société : Nedjma se récriera à peine quand un des garçons affirmera que la Cité universitaire est un « bordel à ciel ouvert » ou bien quand le marchand de tissu affirmera que la place de femme est à la maison. C’est plus par l’évitement, la transgression clandestine, les gestes silencieux qu’elle affirme sa liberté en la matière. Cette liberté s’inscrit alors dans des marges étroites, comme en témoigne ce mur qui sera construit pour empêcher les sorties nocturnes des étudiantes. On pourrait dire de façon imagée que, pour la jeune héroïne, il n’est pas possible de se battre sur tous les fronts à la fois, et que sa revendication de liberté s’exprime surtout par l’apparence et l’habillement.

Photo filmC’est là sans doute que se manifeste le plus visiblement ce travail sur les valeurs même s’il ne passe pas (ou pas seulement) par le langage verbal. Si Nedjma entend mettre sur pied un défilé de mode, l’objet principal — on pourrait même dire l’emblème — en sera le haïk, ces cinq ou six mètres de tissu clair qui permettent de couvrir le corps des femmes algériennes de cent manières différentes. Il s’agit là d’une espèce de travail rhétorique qui permet à la jeune femme à la fois d’affirmer sa liberté de se vêtir (et de vêtir les autres femmes), mais également son inscription dans une tradition purement algérienne qui s’oppose en fait au niqab entièrement noir, importé par les islamistes d’Arabie Saoudite. Les propos de la mère de Nedjma donnent une signification supplémentaire aux choix du haïk puisque c’était un vêtement ample permettant aux femmes de dissimuler des armes pendant la Guerre d’indépendance. De façon plus fine, encore, elle précise encore que ce vêtement permettait aux jeunes femmes de se voiler le visage différemment selon qu’elles étaient célibataires, à la recherche d’un mari ou mariées. Le défilé est ainsi une manière pour Nedjma à la fois d’affirmer sa liberté, de refuser les diktats vestimentaires des islamistes et de s’inscrire dans l’histoire nationale algérienne.

Le rapport au pays est également au cœur de ce travail d’affirmation de valeurs complexes puisqu’elle s’oppose sur ce point au jeune Medhi, fils de famille fortunée, qui ne pense qu’à fuir un pays peu sûr et sans avenir. Nedjma, elle, refuse l’exil parce qu’elle aime l’Algérie et qu’elle croit à son futur comme en témoigne notamment la fin du film où elle proclame avec son amie Samira enceinte qu’elles vont « habiller toutes les filles d’Alger ». Malgré la violence, malgré les menaces et les meurtres, elle exprime ainsi l’amour d’une Algérie que d’autres rejettent sans remords. C’est ce que traduit également la belle séquence de la plage où les quatre amies laissent éclater leur joie de vivre tout en criant « Vive l’Algérie ».

À propos de Nedjma, on pourrait sans doute parler d’un mixte de valeurs qui contraste en particulier avec la « pureté » idéologique dont se revendiquent les militantes islamistes qui dévasteront sa chambre d’étudiante. Pour ces dernières, les seules valeurs reconnues sont celles d’un islam rigoriste d’inspiration salafiste sans aucun accommodement ni nuance possible. On se souviendra d’ailleurs de l’intervention d’un groupe de militants islamistes qui enlèvent un professeur à l’université qui est accusé de parler le français : « Maudits soient ceux, crient-ils, qui parlent une langue étrangère ! » Le français est bien sûr la langue du colonisateur qui a dévalorisé sinon méprisé la langue arabe, notamment l’arabe populaire parlé en Algérie. Mais Nedjma et ses amies pratiquent une langue « mixte », le « françarabe » où « on prend un mot français et on “l’algérianise” et [où] on mélange sans cesse les idiomes »[15]. Elles se réapproprient ainsi une langue qui n’est plus pour elles « étrangère »[16].

Enfin, la religion elle-même est prise dans un système d’évaluation, et, dans le cas des quatre jeunes héroïnes, elle a manifestement moins d’importance que la solidarité qui les lie. Le personnage de Samira est de ce point de vue essentiel puisqu’elle est croyante et qu’elle obéit aux prescrits religieux comme le port du hidjab. Mais cela ne l’empêche pas d’avoir des relations amicales, très fortes, avec Nedjma, Wassila et Kahina. C’est elle d’ailleurs qui commettra l’infraction la plus « grave » en ayant des relations sexuelles avec un homme alors qu’elle est promise à un autre. Il ne s’agit sans doute pas d’une infraction strictement religieuse, mais plutôt d’une désobéissance aux normes d’une société patriarcale[17], mais, comme Nedjma, elle accorde, au moins à un moment, plus d’importance à sa liberté individuelle, en particulier amoureuse, qu’aux prescrits d’une tradition à la fois sociale et religieuse. Et c’est auprès de ses amies qu’elle trouvera le réconfort et le soutien dont elle a besoin. L’amitié et la solidarité entre femmes ont ainsi à ses yeux comme à ceux de ses amies plus de poids que les normes de la société patriarcale environnante.

 

Photo filmCe dernier exemple pourrait susciter une objection : l’amitié est un sentiment, une émotion plutôt qu’une valeur qui, elle, serait de nature intellectuelle et s’exprimerait à travers un jugement verbal, plus ou moins explicite. L’on défendra cependant ici une conception élargie des valeurs qui ne se limitent pas à une évaluation cognitive et qui mettent en jeu des émotions et des sentiments, mais également des actes. L’affirmation de valeurs ne passe pas uniquement par des jugements de valeur et implique bien évidemment des émotions qui en constituent un des moteurs essentiels : il est ainsi pratiquement impossible de distinguer la dénonciation de l’injustice du sentiment d’indignation qui l’accompagne[18]. C’est dès lors bien ce continuum qu’il convient d’analyser entre les émotions, les sentiments, les attitudes, les paroles et les actes même s’il faut aussi être capable de distinguer des discontinuités comme celle par exemple entre les attitudes et les actes effectifs : c’est le cas en particulier des infractions cachées aux normes publiques qu’on observe dans Papicha. Mais ce continuum existe et, dans le film, on voit bien que l’amitié par exemple se transforme en solidarité féminine (qui est une attitude plus large) et débouche également sur des énonciations extrêmement élaborées. À la fin du film par exemple, Samira rejetée par sa famille est recueillie par Nedjma et sa mère : ce sont évidemment des actes, mais qui s’accompagnent de propos, ceux de la mère en particulier qui déclare à Samira : « Nedjma est ta sœur », ce qui sous-entend notamment qu’elle est à présent sa fille (adoptive) prenant peu ou prou la place de sa fille aînée assassinée. La compassion, qui pourrait n’être qu’individuelle, se transforme ici en geste politique (au sens le plus noble du terme) dirigé à la fois contre l’islamisme (qui a tué sa fille) et une société patriarcale (qui condamne les filles mères). Il reste bien sûr que le geste reste relativement isolé, même si la réalisatrice entend lui donner grâce au cinéma une portée beaucoup plus large, dans une société qui reste profondément divisée et largement hostile[19] aux « papichas » et à ce qu’elles peuvent représenter comme valeurs de liberté, de féminisme, de solidarité et de tolérance.

Un film, qui représente très généralement des individus singuliers et raconte des histoires particulières, met ainsi en jeu des valeurs qui sont beaucoup plus larges et qui ont une portée sociale évidente dans la mesure où elles s’adressent aux spectateurs et spectatrices en les « interpellant en sujets »[20]. Mais ces valeurs méritent certainement une analyse plus fine car elles passent par différentes expressions (émotions, attitudes, gestes, paroles, argumentation…) et sont multiples, susceptibles de divers arrangements, accommodations, hiérarchisations[21] et parfois tensions comme celles que vit notamment Samira. Dans le cadre de l’éducation permanente et au cours des débats avec les spectateurs et spectatrices qui peuvent accompagner la vision des films, une telle réflexion sur les valeurs dans toute leur complexité et leurs nuances constitue certainement un outil précieux de réflexion.


1. Cette immigration est ancienne et commence à la fin du 19e siècle alors que la colonisation française date elle de 1830. C’est de Kabylie, région pauvre et rurale, que partent les premiers émigrés. La Première Guerre mondiale, alors que les ouvriers et travailleurs agricoles sont au front, sera un premier facteur d’accélération de cette immigration.

2. Plusieurs journaux en Algérie sont en français, par exemple El Watan, La Tribune ou encore Le Soir d’Algérie.

3. Au moment de l’indépendance, seuls 10 % des enfants en âge scolaire fréquentaient effectivement l’école… (Julien Rocherieux, « L'évolution de l'Algérie depuis l'indépendance », Sud/Nord 2001/1 (n° 14), p. 27 à 50. Aujourd’hui, le taux de scolarisation est au-delà des 98 %.

4. 159 morts officiellement, 500 selon des sources non officielles.

5. Pierre Daum, « Mémoire interdite en Algérie », Le Monde diplomatique, août 2017.

6. « Dans tous les systèmes de morale que j’ai rencontrés jusqu’alors, j’ai toujours remarqué que les auteurs, pendant un certain temps, procèdent selon la façon habituelle de raisonner et établissent l’existence de Dieu ou font des observations sur les affaires humaines ; puis, soudain, je suis surpris de voir qu’au lieu des habituelles copules est et n’est pas, je ne rencontre que des propositions reliées par un doit ou un ne doit pas. Ce changement est imperceptible mais néanmoins de la première importance. En effet, comme ce doit ou ne doit pas exprime une nouvelle relation ou affirmation, il est nécessaire qu’on la remarque et qu’on l’explique. En même temps, il faut bien expliquer comment cette nouvelle relation peut être déduite des autres qui en sont entièrement différentes car cela semble totalement inconcevable. Mais, comme les auteurs n’usent pas habituellement de cette précaution, je me permettrai de la recommander aux lecteurs et je suis persuadé que cette petite attention renversera tous les systèmes courants de morale et nous fera voir que la distinction du vice et de la vertu ne se fonde pas simplement sur les relations des objets et qu’elle n’est pas perçue par la raison. » (David Hume, Traité de la Nature Humaine, III, I, I, traduction de Philippe Folliot. Texte disponible à l’adresse suivante.

7. Voir notamment Max Weber, Le savant et le politique (traduction J. Freund), Paris, Plon, 1959 (éd. or. allemande : 1917).

8. Pour une discussion beaucoup plus argumentée, on peut se reporter aux ouvrages de Gérard Genette, L’œuvre de l’art. T. II La Relation esthétique. Paris, Seuil, 1997 ou de Jean-Marie Schaeffer, L’Expérience esthétique, Paris, Gallimard, 2015.

9. Cette critique fait l’objet d’une analyse nuancée d’Alain Beitone et Alaïs Martin-Baillon « La neutralité axiologique dans les sciences sociales. Une exigence incontournable et incomprise » dans la Revue du MAUSS permanente, 18 décembre 2016 [en ligne].

10. Hilary Putnam, Fait/Valeur : la fin d’un dogme et autres essais, Paris l’Éclat, 2004.

11. Un « médecin compétent » est un médecin qui nous « soigne bien » sans qu’il soit possible de distinguer la dimension prescriptive de la dimension factuelle.

12. Sur ce point, on marque un désaccord notamment avec Raymond Boudon qui, dans Le juste et le vrai : études sur l'objectivité des valeurs et de la connaissance (Paris, Fayard, 1995), ne semble laisser que peu de place à la dispute qui obéit sans doute moins à des raisons qu’à des causes (comme la volonté de dispute…).

13. On comprend bien que dans la situation algérienne en proie à l’islamisme, la prostitution soit un repoussoir absolu. C’est dans un contexte tout à fait différent que certaines peuvent affirmer la dignité des travailleuses du sexe.

14. L’absence de mixité s’accompagne bien sûr d’une hiérarchisation des espaces : intérieur, fermé et restreint pour les femmes ; ouvert, public, et beaucoup plus libre pour les hommes.

15. Interview de la réalisatrice Mounia Meddour dans le dossier de presse du distributeur Jour2Fête.

16. On peut faire la même remarque concernant les musiques utilisées par la réalisatrice, qui proviennent de multiples horizons : pop occidentale, raï algérien, musique classique européenne, bande originale de Rob (Robin Coudert)…

17. Elle précise notamment que « [son] frère va [la] tuer ».

18. Une expérience aujourd’hui célèbre en éthologie a montré que les singes capucins ont un sens aigu de la justice et surtout de l’injustice, qui leur fait refuser une récompense s’ils estiment qu’elle est de moindre valeur que celle reçue par un de leurs congénères (cf. Frans de Waal, La Dernière Étreinte, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2018, p. 262-272).

19. Pierre Daum, dans « Mémoire interdite en Algérie » rapporte que, « si les islamistes ont perdu la guerre, ils ont remporté les esprits ». L’État a en effet soutenu une vague d’islamisation de la société algérienne précisément pour couper l’herbe sous le pied des islamistes.

20. Selon l’expression classique de Louis Althusser. L’expression était cependant utilisée dans une perspective critique par le philosophe marxiste alors que l’on suggère ici qu’une telle interpellation est incontournable si l’on veut effectivement « changer les mentalités » et plus largement les choses.

21. Les hiérarchisations des systèmes de valeurs méritent certainement qu’on s’y attarde, car les contradictions plus ou moins visibles entre valeurs donnent souvent lieu à une hiérarchisation : Samira, qui est croyante, n’impose pas sa croyance (notamment les prescrits et les rites qui l’accompagnent) à ses amies, donnant ainsi plus de poids à l’amitié qu’à ses convictions proprement religieuses.

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