Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Western
de Valeska Grisebach
Allemagne/Bulgarie/Autriche, 2017, 1h40
À travers le Prix LUX, le Parlement européen célèbre le cinéma européen et sa diversité. Décerné chaque année, ce prix souhaite récompenser des productions européennes et les rendre accessibles à un large public, au-delà des barrières linguistiques et culturelles. En 2017, le Prix Lux a sélectionné les trois films : 120 battements par minute de Robin Campillo, Sami Blood d'Amanda Kernell et Western de Valeska Grisebach.
Les réflexions proposées ci-dessous s'adressent notamment aux animateurs en éducation permanente qui souhaitent aborder l'analyse du film Western avec un large public.
Un petit groupe d'ouvriers allemands est envoyé en Bulgarie pour installer une turbine hydraulique au cœur d'une région aride et montagneuse du Sud, non loin de la frontière grecque. Ils déploient leur campement à proximité d'un village isolé et marquent leur présence en plantant le drapeau national, geste conquérant un brin provocant pour les habitants qui se souviennent de la Seconde Guerre mondiale, lorsque le Troisième Reich utilisait leur territoire comme base arrière pour mener notamment des opérations militaires en territoires grec et yougoslave.
Ce sont là les débuts d'une cohabitation difficile entre les deux groupes au sein desquels personne (ou presque) ne parle la langue de l'autre… Meinhard, supposé ex-légionnaire reconverti en ouvrier de chantier soucieux de se faire de l'argent, va pourtant faire un premier pas en multipliant en direction des villageois des gestes d'ouverture et de bonne entente. De ce fait, il s'éloigne de plus en plus de ses collègues, repliés sur eux-mêmes, imbus de leur supériorité et sans aucune empathie envers autrui. De maladresses en vrais moments de partage, Meinhard, anti-héros sans famille et sans attache, s'intègre tant bien que mal à cet univers si différent du sien.
En confrontant un groupe d'ouvriers allemands aux habitants d'un petit village reculé de Bulgarie, la cinéaste allemande Valeska Grisebach nous invite à prendre la mesure des grandes disparités socioéconomiques et culturelles qui existent entre les pays de l'Union. Son film prend ainsi place dans le cadre d'une Europe jeune, toujours en construction et pleine de contrastes. Et si les échanges sont évidemment source de richesse sur le plan humain, ils révèlent aussi des valeurs, des codes et des habitus différents qui seront à l'origine de malentendus et de conflits plus ou moins larvés.
Il ressort de ces échanges une tension dramatique palpable qui ne retombera qu'à la fin du film, lorsque les villageois rejoindront le campement des Allemands pour une fête où la musique et la danse serviront de langage universel. La nécessité de dépasser les préjugés, le respect et l'ouverture à l'autre, deviennent donc les enjeux d'un western qui dénonce la condescendance et l'esprit conquérant que les pays les plus riches adoptent parfois (ou souvent ?) à l'égard de leurs partenaires les plus pauvres.
Jusqu'à son entrée dans l'Union européenne en 2007, la Bulgarie représentait pour les pays occidentaux une sorte de terra incognita encore largement associée à l'ancien bloc soviétique, pourtant démantelé depuis un quart de siècle. Dans son traitement des rapports humains, Western exprime bien le décalage qui subsiste entre deux mondes qui n'ont pas encore réussi à trouver une identité européenne commune. Ainsi, il est remarquable que le groupe des ouvriers allemands s'installent d'emblée comme s'ils étaient en terrain conquis : ils hissent le drapeau national afin de signaler de manière ostensible leur main mise sur le petit bout de territoire qui accueille leur campement le temps de mener à bien le chantier ; Meinhard s'approprie un cheval qu'il croit sauvage mais qui appartient en réalité à Adrian, l'oncle de Vanko ; Vincent adopte une attitude déplacée à l'égard des jeunes filles qui viennent se baigner à la rivière et n'hésite pas à détourner du village l'eau dont ils manquent, comme si leurs besoins étaient prioritaires et plus importants que ceux de la population locale ; ils font un tour bruyant en 4x4 au village pendant la nuit, histoire d'imposer leur présence supérieure dans le coin et dissuader les éventuels intrus de s'approcher de leurs installations…
Tous ces gestes conquérants rappellent évidemment le comportement des colons européens à l'égard des Indiens d'Amérique au moment de la Conquête, période historique longtemps mythifiée par le western. On retrouve encore dans le film de Valeska Grisebach bien des figures de ce genre cinématographique : Meinhard, cowboy solitaire au visage fermé montant à cru, des terres infertiles et désertiques offrant des paysages sublimes, un petit village aux rues poussiéreuses avec un café faisant office de saloon, où l'on tue le temps en buvant du raki et en jouant aux cartes pour de l'argent, deux groupes qui se défient, l'un s'estimant supérieur à l'autre en termes de développement et de civilisation - « Ces villages sont comme un voyage dans le temps » dira un Allemand en découvrant les lieux depuis son 4x4 -, etc.
Dans un tel contexte de défiance, le personnage de Meinhard vient heureusement adoucir une rencontre teintée d'hostilité et de mécompréhension. Malgré l'obstacle de la langue, il réussit à établir des liens avec les locaux et à développer envers eux une forme d'empathie qui va contrarier ses collègues allemands. Il plaide notamment en leur faveur lorsqu'un soir, Vincent évoque l'idée de détourner l'eau destinée au village. Il explique alors qu'elle est rationnée et déjà répartie entre trois localités différentes en raison d'une pénurie. Or Vincent n'entend pas ses arguments et l'agresse violemment alors qu'il s'éloigne dans le noir, estimant que le simple fait d'évoquer les difficultés de leurs voisins reviendrait pour Meinhard à se positionner contre son propre camp. La prise en compte des intérêts de l'autre, totalement absente dans le raisonnement du chef de chantier, apparaît en réalité comme le fruit des échanges qui se sont instaurés petit à petit entre cet homme et les villageois, indiquant clairement l'importance du dialogue, essentiel sur le plan humain mais aussi social dans la mesure où il permet d'obtenir des informations déterminantes sans lesquelles il n'y a pas de cohabitation possible.
Bientôt le chantier est à l'arrêt et avec lui, les hommes. Le camion qui doit livrer les quarante tonnes de gravier nécessaire à la poursuite des travaux tarde à venir et, au sein de la petite équipe allemande, le soleil, la rivière et l'alcool deviennent les principales sources d'occupation. De longs plans sur un paysage filmé lentement pour lui-même et le bruit des insectes accompagnent l'attente de ces hommes dont la vie s'écoule désormais au ralenti. Mais Meinhard, lui, passe beaucoup de temps au village et participe aux activités des habitants : la construction d'un muret de pierre, le séchage des feuilles de tabac… La vie semble avoir pris un autre sens pour cet homme déraciné, plutôt énigmatique et à l'identité indécise - il se prétend ancien légionnaire, sans toit ni famille, mais rien dans le film ne viendra confirmer avec certitude cette situation -, qui ne trouve pleinement sa place ni au camp ni au village. Les déplacements constants qu'il effectue entre les deux lieux, le plus souvent en soirée ou au cœur de la nuit, sont à plusieurs reprises l'occasion pour la réalisatrice d'introduire l'inattendu et la violence dans la torpeur générale du film.
La scène montrant Vincent fondre sur Meinhard et le plaquer au sol alors qu'il marche seul dans le noir va ainsi se répéter à trois reprises. Une première fois lorsque Vanko se jette sur lui du haut d'un camion ; tous deux roulent à terre mais la situation se retourne rapidement contre l'adolescent, qui s'évanouit. Pendant tout le temps que dure sa perte de conscience, l'on s'interroge sur les motivations de Vanko et sur les réactions qu'auront les villageois à la découverte de son corps inerte ramené au village par Meinhard. Or à son réveil, nous apprenons qu'il voulait juste faire une blague à celui qu'il considère désormais comme un ami. Il s'agit donc là d'un épisode purement « gratuit », sans conséquence grave mais qui introduit significativement un stress révélateur de la tension constante qui existe entre les deux communautés. Alors que le film touche à sa fin, Meinhard subit un nouvel assaut dans les mêmes circonstances nocturnes. Après qu'il a refusé de rendre à un villageois la somme qu'il lui avait extorquée au jeu, trois hommes se ruent sur lui et le tabassent avant de la jeter à la rivière et de s'enfuir. Trempé, Meinhard passera la nuit sur place puis sera chargé le lendemain au bord de la route par des villageois qui se rendent à la fête organisée au campement des Allemands. Enfin, alors que la soirée bat son plein, Meinhard est encore une fois pris à partie par un villageois qui lui reproche d'avoir couché avec une fille du village. Les deux hommes en viennent aux mains et une nouvelle fois, Meinhard se retrouve au sol. « C'est ainsi les villages… Tout peut arriver ! » lui lance Adrian, venu le réconforter juste après l'agression.
Western semble ainsi rythmé par deux temporalités spécifiques : une temporalité diurne, assez fluide, marquée par des rapports contenus et policés, et une temporalité nocturne marquée quant à elle par une certaine sauvagerie, par la rupture brutale et soudaine des tensions accumulées autour du personnage principal. Suscitant tantôt la méfiance de ses collègues et en particulier de Vincent, son chef, qui se sent trahi, tantôt celle des villageois, qui ne comprennent pas bien son désir tenace d'intégration et lui reprochent d'une certaine manière de ne pas tenir la bonne distance vis-à-vis des leurs, le personnage cristallise en réalité les véritables enjeux du film, autrement dit toutes les difficultés d'une vraie rencontre entre des groupes d'hommes que tout oppose en dépit d'une identité politique commune et qui nécessite d'abord, au-delà d'un désir d'ouverture à l'autre, beaucoup de respect et de circonspection.
Quelques pistes de réflexionOutre les éléments d'analyse proposés ci-dessus, plusieurs aspects du film Western méritent une réflexion complémentaire.
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