Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Chez Nous
de Lucas Belvaux
Belgique-France, 2017, 1h54
Les réflexions proposées ci-dessous s'adressent notamment aux animateurs en éducation permanente qui souhaitent aborder l'analyse du film Chez nous avec un large public. Cette analyse est également disponible gratuitement au format pdf.
L'analyse proposée ci-dessous s'intéresse plus particulièrement aux mécanismes de manipulation utilisés par le « Parti National Populaire » et que met en évidence Lucas Belvaux dans son film.
Jeune mère célibataire vivant dans le nord de la France, Pauline est infirmière à domicile. À ce titre, elle côtoie quotidiennement la souffrance et la misère sociale. Entre l'éducation de ses enfants, les soins apportés aux patients et le temps consacré aux multiples tâches que réclame l'état de santé préoccupant de son père, Pauline n'a pas le temps de penser à elle ni à sa vie.
À l'occasion de l'entraînement de foot auquel participe son fils Tom, elle retrouve par hasard Stéphane, son amour de jeunesse, avec qui elle va renouer. C'est aussi à ce moment-là que le Docteur Berthier, médecin de famille très présent lors de la fin de vie et du décès de sa mère, lui propose de se présenter aux élections municipales sur la liste du Rassemblement National Populaire, un parti populiste dérivé d'un groupuscule extrémiste, le « Bloc Patriotique ».
À travers le parcours de la jeune femme mis en scène dans le film Che z nous, le réalisateur belge Lucas Belvaux s'attache à ausculter de près la manière dont fonctionnent les partis d'extrême droite, soulignant comment ils exploitent les régions économiquement sinistrées et la désespérance sociale liée à ce déclin ; comment ils tirent profit du climat anxiogène ambiant ; comment ils s'emploient à lisser leur image ; comment ils masquent une idéologie haineuse et raciste en s'appropriant des valeurs démocratiques fondamentales comme la liberté ou la justice sociale ; comment, enfin, ils créent de l'empathie en disant partager les difficultés des gens et en se présentant dès lors comme seuls capables d'y apporter de vraies solutions…
Un peu de réflexion suffit à percevoir, qu'au centre de la fiction imaginée par Lucas Belvaux, le parcours de Pauline est l'occasion d'exposer les mécanismes de manipulation mis en œuvre par le RNP, le parti identitaire d'Agnès Dorgelle, pour recruter de nouveaux électeurs. Dans l'analyse qui suit, c'est cette thématique importante que nous souhaitons développer à travers une réflexion sur deux questions relatives, d'une part, à la manière dont le docteur Berthier s'y prend pour convaincre Pauline de rejoindre le RNP et aux raisons qui le poussent à la choisir elle plutôt qu'une autre personne, et d'autre part aux motivations qui poussent le parti à lisser son image et aux moyens qu'il déploie pour y arriver.
Ces deux stratégies peuvent chacune donner lieu à un double questionnement détaillé ci-dessous.
• On se demandera d'abord pourquoi le docteur Berthier choisit Pauline pour mener la liste du RNP aux élections municipales.
• Par ailleurs, comment s'y prend-il pour la convaincre d'accepter sa proposition ?
• La question de l'image du parti est largement discutée par les protagonistes : pourquoi donc le RPN tient-il à lisser son image ?
• Et comment s'y prend-il pour y arriver ?
En première approche, on peut dire que la stratégie du parti mis en scène, le RPN, repose sur une double imposture : ce parti « identitaire »[1] masque ses visées autoritaires (sinon totalitaires[2]) d'atours démocratiques et il détourne les valeurs républicaines au profit de son idéologie xénophobe.
Plusieurs éléments visibles dans le film permettent d'appuyer cette première réflexion et de mieux comprendre pourquoi cette double stratégie est effectivement efficace (même si elle est politiquement et moralement douteuse).
La stratégie que le médecin met en place pour convaincre cette candidate idéale repose ensuite sur la création d'une forte empathie fondée sur une identité supposée de point de vue, sur la flagornerie et la promesse d'une vie meilleure :
Dans Chez nous, le personnage du père d'Agnès Dorgelle, qu'on ne voit pas dans le film, incarne le Bloc et, à travers lui, l'ancienne image de l'extrême droite française, celle qui prévalait encore quelques années plus tôt, du temps où elle était ouvertement liée au néonazisme et à tout ce que ce mouvement représente en termes de haine raciale, de violences de toutes sortes et en particulier physiques, de criminalité diverse, de négationnisme ou de banalisation de la Shoah.
Afin d'élargir son électorat, il est devenu nécessaire à un moment donné pour l'extrême droite politique de prendre ses distances avec tous ces milieux radicaux aux propos et aux actes extrêmement choquants. S'est alors enclenché un processus de «?dédiabolisation?» qui s'est construit progressivement autour d'une image lissée beaucoup plus fédératrice et désormais incarnée dans le film par sa fille, Agnès Dorgelle.
Il n'est pas difficile de reconnaître dans ces personnages fictifs les deux grandes figures du Front National français : Jean-Marie Le Pen, écarté du Parti en raison de ses nombreux propos ouvertement racistes, haineux, révisionnistes…, et sa fille Marine, qui séduit aujourd'hui un nombre croissant d'électeurs en prétendant défendre les grandes valeurs républicaines.
Dans Chez nous, le processus de fabrication d'une nouvelle image, plus lisse, plus acceptable, plus consensuelle, est rendu visible à travers la relation triangulaire qui s'établit entre Pauline, Stanko et le docteur Berthier :
1. Même si le mot « identitaire » n'est sans doute pas utilisé dans le film, la notion d'identité est au centre de l'idéologie de ce parti dont le slogan « chez nous » consiste précisément à tracer une barrière entre « eux » et « nous », sans que ni le « eux » ni le « nous » ne soient réellement définis. Face à des incertitudes, des difficultés, des angoisses de nature essentiellement sociale et économique, la réponse principale de ce parti (et de ceux qui lui ressemblent) est de réveiller ou de susciter un sentiment d'identité menacée par l'extérieur (essentiellement les immigrés mais aussi les « élites cosmopolites »). Dans cette perspective, l'on comprend que les « solutions » sociales et économiques soient souvent floues et fluctuantes.
2. Les objectifs des partis d'extrême droite sont difficiles aujourd'hui à déterminer. Si les partis d'inspiration fasciste visaient explicitement dans les années 1920 et 30 à établir un pouvoir dictatorial sinon totalitaire (au sens défini en particulier par Hannah Arendt) et si les groupuscules les plus radicaux comme le « Bloc » mis en scène dans le film tiennent encore le même type de discours, on a vu émerger dans beaucoup de pays de l'Union Européenne, à partir de la fin des années 1980, des partis issus de l'extrême droite aux objectifs plus flous. Ces partis que l'on qualifie souvent de populistes se caractérisent tous néanmoins par une forte idéologie identitaire (qu'il s'agisse d'une identité nationale ou régionale) et le rejet des étrangers (ce sont généralement les étrangers extra-communataires qui sont visés). L'islamophobie (non abordée dans le film Chez nous) est également un trait largement partagé par ces partis.
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