Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Drunk
titre original : Druk
titre anglais: Another Round
de Thomas Vinterberg
Danemark, 2020, 1h55
L'analyse proposée ici s'attache aux caractéristiques sociologiques — âge, sexe, profession… — des principaux protagonistes du film Drunk de Thomas Vinterberg. Ces caractéristiques qui pourraient paraître secondaires ou évidentes, à tel point qu'elles passent facilement inaperçues, éclairent néanmoins de façon significative le comportement de ces personnages, même s'il relève pour une part importante de la fiction.
Cette analyse est également disponible gratuitement au format pdf.
Quatre enseignants quadragénaires, dont la vie sentimentale et la carrière professionnelle semblent à l’arrêt, décident d’expérimenter la théorie d’un psychiatre norvégien selon laquelle l’être humain vivrait avec un déficit naturel d’alcool dans le sang. Un déficit léger — 0,05 ‰ — que les quatre amis vont rapidement combler puis largement dépasser ! Si, au début, l’alcool leur donne une assurance et une vitalité retrouvées, les conséquences seront bientôt plus dramatiques. La chute risque d’être brutale. Mais être raisonnable est-ce vraiment un choix de vie ?
Le scénario de Drunk se présente clairement comme une fiction, on pourrait même dire un exercice d’imagination ludique, très éloigné certainement de l’alcoolisme réel, dont il n’est sans doute ni une apologie ni une condamnation. Cette expérimentation fantaisiste s’ancre cependant dans la réalité de manière indirecte à travers les différents personnages et les éléments de leur vécu qui sont mis en scène de façon fragmentaire, mais significative.
La courbe dramatique du film est facilement perçue par les spectateurs et spectatrices. Elle suit en effet la consommation croissante et de plus en plus débridée des protagonistes jusqu’à leur chute, à la fois réelle et symbolique : Martin, le personnage principal, se retrouve évanoui sur le sol, une blessure au front, après une nuit de beuverie qui scellera bientôt son divorce avec sa femme Anika. Il est difficile de ne pas être sensible aux résonances religieuses de cette chute dans un film qui cite à plusieurs reprises Kierkegaard et qui insiste sur le caractère faillible de l’homme. La faute est morale même si elle semble largement partagée dans « ce pays qui a un gros problème avec l’alcool » ! Mais il n’est pas sûr que la fin du film confirme cette interprétation, et elle apparaît bien plutôt comme une libération que comme une condamnation de la faiblesse humaine.
Mais d’autres choix scénaristiques permettent de questionner de façon plus approfondie le propos du film. Les caractéristiques principales des quatre protagonistes principaux s’articulent en effet de façon significative avec l’expérimentation qu’ils mettent en œuvre. Ce sont des enseignants en charge d’adolescents qui terminent l’enseignement secondaire. Cette profession peut sembler indifférente, mais l’on comprend facilement qu’elle confronte les personnages à un âge qui est, pour une part, celui de la liberté, de la joie et de la fête. Le prologue voit en effet ces adolescents participer à une course dont la consommation de bières est un enjeu essentiel. Cette ouverture contraste avec l’attitude ultérieure des protagonistes principaux qui sont obligés de cacher leur consommation d’alcool. À la liberté s’opposent ainsi les contraintes, les normes, la retenue qui sont censées régir l’âge adulte. La question que pose ainsi le film est de savoir si le prix payé pour entrer dans l’âge adulte n’est pas trop élevé.
Dans la même perspective, la fête d’anniversaire qui survient au début du film apparaît comme bien sage avec des participants en costume, même si quelques maladresses (le choix des chaussettes de Tommy !) suivies de la beuverie, en particulier celle de Martin qui prétendait vouloir rester sobre, signalent déjà les fêlures ou les faiblesses des personnages. Ce sont des quadragénaires qui, comme on dit, sont à un tournant de leur vie, lequel implique aussi un premier bilan. Les premières séquences de cours ont révélé que tous les quatre, à un degré plus ou moins grand, manquent d’entrain ou de réussite dans leur carrière professorale. Les quelques détails de la vie de Martin confirment cette crise existentielle : son père est mort, il n’a pas fait le doctorat qu’il envisageait, l’entente avec sa femme est à présent médiocre, un mal de dos l’empêche désormais de danser… Contrairement aux étudiants pour qui la fête se vit apparemment au présent, l’alcool est très visiblement pour Martin (mais sans doute aussi pour ses amis) une compensation à un sentiment d’échec professionnel, mais aussi sentimental.
Sur ce point, il est intéressant de remarquer les variations que le scénario a mises dans la figure de ses principaux protagonistes : l’un, Nikolaj, est père d’une famille avec trois enfants ; le second, Peter, se plaint au contraire de ne pas en avoir ; le troisième, Tommy, est divorcé et se console avec son vieux chien ; et Martin enfin a une femme et deux garçons qui semblent cependant lointains et indifférents. La construction familiale, qui est un des marqueurs de l’entrée dans l’âge adulte, se révèle ainsi décevante ou au minimum problématique. Comme le dira Anika, Martin préfère s’amuser avec ses amis, c’est-à-dire se saouler, plutôt que de trouver du plaisir avec elle. Et comme vis-à-vis de l’école, on verra qu’il cache à sa femme sa consommation problématique d’alcool. La famille comme l’école, comme l’univers professionnel, est un lieu de normalisation qui implique notamment la construction d’une façade, d’une apparence derrière laquelle l’individu cache son désarroi : de façon dramatique, Martin laisse seulement couler ses larmes au restaurant, et de façon risible, Nikolaj pisse au lit quand il est complètement saoul ! L’ultime catharsis, la consommation totalement excessive d’alcool, vise sans doute moins le plaisir pur de l’ivresse que le désir de rompre le conformisme social où les personnages se sentent enfermés : c’est au lendemain de cette beuverie que Martin rompra brutalement avec sa femme et sa famille.
Une troisième caractéristique des personnages est tellement évidente qu’elle passe facilement inaperçue : ce sont tous des hommes, et les femmes n’apparaissent que de façon secondaire. Un détail de ce point de vue est significatif : l’autorité administrative de l’école est incarnée par une directrice, par une femme donc, ce qui dans un pays relativement égalitaire comme le Danemark n’est pas étonnant. Mais ce fait souligne que l’ordre social, sinon le conformisme, a pour ces hommes un visage féminin, celui de la directrice comme des épouses. L’exemple loufoque qu’évoque Martin pour défendre la consommation d’alcool — Hitler était tempérant alors que Churchill, Hemingway ou Ulysses Grant étaient de grands alcooliques — met d’ailleurs en avant des figures proprement masculines auxquelles il suggère à ses élèves de s’identifier. À l’égalitarisme de la société danoise (notamment en matière de genres), il oppose ainsi des modèles qui sont ceux de l’ambition, de l’exception, de la démesure et bien sûr de l’intempérance… La leçon implicite est qu’il n’y a pas de grandeur sans excès. Mais cette « leçon » sonne en réalité comme un regret, sinon un remords, celui des ambitions de jeunesse déçues.
Ces trois caractéristiques cumulées soulignent l’écart entre l’individu et les différents rôles qu’il est censé jouer — professeur, adulte, mari, père — ainsi que la solitude intérieure qui en résulte. La mise en scène souligne à plusieurs reprises cet écart en montrant notamment au début du film les quatre protagonistes éloignés aussi bien d’un point de vue spatial que dans leur attitude des personnes qui les entourent. C’est le cas notamment lors de la confrontation entre Martin et les parents d’élèves, ou lors de sa tentative de renouer le contact avec sa femme et avec ses enfants (au moment de son départ au restaurant) : la caméra saisit sa figure nette à l’avant-plan alors que les autres personnages sont flous à l’arrière, avant que la mise au point ne s’inverse, le plongeant à son tour dans le flou. La bande-son s’assourdit également à plusieurs reprises au restaurant ou ailleurs, noyant les propos de ses interlocuteurs dans le brouhaha ambiant. Bien entendu, l’alcool apparaît alors comme une réponse sinon une solution à ce sentiment de solitude.
La figure féminine d’Anika, l’épouse de Martin, est sans doute plus ambivalente que celle de la directrice qui ne peut évidemment que remplir son rôle d’autorité. On se souvient qu’au début du film, Martin essaie — vainement — de lui parler, recherchant auprès d’elle un soutien face au mal-être qu’il ressent. Et bien sûr, la consommation d’abord modérée d’alcool va lui permettre de sortir de la routine conjugale et de renouer avec Anika le temps des vacances d’automne en canoë. Martin se désolidarise ensuite de ses compagnons qui veulent atteindre « le plus haut niveau d’alcool » parce qu’il souhaite rejoindre sa femme et sa famille. Mais il se ravise après avoir goûté aux breuvages préparés par Nikolaj et Peter.
Si la vie quotidienne se caractérise par son conformisme, par son ennui, l’amour a sans doute aux yeux de Martin une valeur transcendante qui pourrait contrebalancer la séduction de l’alcool. Il ne suffira cependant pas à empêcher la rupture avec Anika, rupture brutale, inattendue, qui ressemble à une ultime provocation d’ivrogne. Tommy, le divorcé solitaire, rappellera bientôt à Martin le couple parfait qu’à ses yeux, il formait avec sa femme. Et c’est ce rappel qui amènera certainement Martin à essayer maladroitement de renouer avec elle.
La dernière partie du film va alors réactiver cet enjeu amoureux avec le suicide de Tommy. Après l’exaltation de l’alcool, on assiste à une phase dépressive, à un retour à la normalité teintée d’une sourde mélancolie que seul un événement inattendu semble pouvoir rompre : ce sera le message d’Anika qui répond à Martin qu’il lui manque aussi. Mais ce sera aussi le défilé des élèves fêtant leur réussite, auquel les trois amis survivants vont bientôt se joindre. À nouveau, l’amour et l’alcool semblent entrer en concurrence comme deux voies distinctes, qui s’ouvrent devant Martin. Celui-ci semble alors choisir la fête, la danse, la beuverie avant de sauter en l’air et… de plonger dans la mer. L’image est brutalement coupée, laissant les spectateurs dans l’indécision, mais l’allégresse de Martin ne peut masquer le fait que son geste répète, même si c’est de façon exaltée, celui suicidaire de son ami Tommy.
Quelle valeur Martin donne-t-il à l’amour ? L’on peut à ce propos se souvenir de la citation de Kierkegaard qui ouvre le film : « Qu’est-ce que la jeunesse ? Un rêve. Qu’est-ce que l’amour ? Le contenu de ce rêve. » L’amour ne serait qu’illusion de jeunesse, et la perte de la jeunesse, longuement soulignée dans la scène du restaurant, signifierait aussi la fin de cette illusion. La seule exaltation véritable serait-elle alors dans la fête et l’alcool ?
Un film n’est pas bien sûr un traité de philosophie ni un manuel d’éducation à la santé, et Drunk apparaît autant comme un expérience imaginaire que comme une récit existentiel. Le choix final de Martin a certainement une valeur de provocation à nos yeux de spectateurs à qui il est demandé jusqu’à quelles limites nous sommes prêts à aller pour nous sentir pleinement vivre au présent.
Quelques questions pour aller plus loin
|
Cliquez ici pour retourner à l'index des analyses.