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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Illégal
d'Olivier Masset-Depasse
Belgique, 2010, 1h35


L'analyse proposée ici s'adresse à des animateurs qui verront le film Illégal avec un large public et qui souhaitent approfondir avec les spectateurs les principaux thèmes de ce film. Elle s'attache plus précisément à expliciter le point de vue du réalisateur et à déterminer les indices filmiques qui permettent d'en prendre conscience.

Le film

Bien intégrée en Belgique où elle vit clandestinement depuis huit ans, Tania n'en reste pas moins sur le qui-vive. Elle évite ainsi de se faire repérer en empêchant son fils Ivan de lui adresser la parole en russe ‹ leur langue maternelle ‹, surtout lorsqu'ils se trouvent dans un espace public. Mais Ivan, qui ne comprend ni l'inquiétude ni la vigilance de sa mère, la supplie de baisser la garde juste une fois, pour son anniversaire. C'est alors que les événements vont donner raison à Tania : alors qu'ils viennent de sortir du bus, ils sont interpellés par des policiers alertés par les accents de leur conversation. Tandis qu'Ivan parvient à fuir, sa mère est arrêtée et placée en centre de rétention. Sur le point d'être expulsée, Tania va toutefois tenter l'impossible pour rester en Belgique et retrouver son fils.

Ce film résonne comme un écho à la tragédie qui a secoué le pays en 1998 lorsque Semira Adamu, une jeune Nigériane de vingt ans emprisonnée au centre 127 bis de Steenokkerzeel (Bruxelles), avait trouvé la mort au cours d'une tentative d'expulsion musclée. Ainsi après Welcome de Philippe Lioret (France, 2008), qui mettait l'accent sur la situation typiquement calaisienne des sans-papiers en partance pour l'Angleterre, Illégal dénonce plus largement le sort des personnes installées irrégulièrement sur le territoire belge, sans cesse confrontées aux traques menées par l'Office des Étrangers, aux emprisonnements arbitraires et autres brutalités policières. Ce film est par conséquent l'occasion de revenir sur une problématique au coeur de l'actualité, qui réclame une réflexion éthique urgente au vu du traitement sommaire et dégradant que lui réserve l'État belge.

Destination

Le film Illégal s'adresse à un large public qu'il veut sensibiliser au sort et à la cause des «sans-papiers». Reposant sur un travail d'enquête préalalble et de nombreux témoignages, il permet d'appréhender de façon vivante mais dramatique le sort des personnes enfermées dans les centres de rétention en Belgique mais également dans d'autres pays européens. C'est donc l'occasion d'entamer débat et réflexions sur cette situation avec les spectateurs.

Point de vue et intentions du réalisateur

Dans Illégal, le réalisateur Olivier Masset-Depasse donne une description assez exhaustive des attitudes adoptées à l'égard des personnes en séjour illégal par divers intervenants ‹ les avocats, l'Office des Étrangers, la police de l'immigration, les gardiens des centres fermés, les psychologues attachés aux expulsionsŠ ‹ mais également par la population civile amenée à les côtoyer « par accident », au cours d'expulsions ou tentatives d'expulsions (ainsi dans le film, les passagers du vol Bruxelles-Varsovie et leur commandant de bord) et dont les réactions se trouvent à l'origine d'un retentissement médiatique salutaire.

On pourrait penser que la multiplication des points de vue sur une situation constitue une sorte de gage de neutralité. Pourtant à la vision du film, on sent nettement qu'Olivier Masset-Depasse défend, par delà les diverses positions de ses personnages, une opinion personnelle très forte sur la question des sans-papiers et la politique générale menée à leur encontre. L'objectif de cette activité sera donc d'amener les participants à détecter et évaluer les divers moyens que le réalisateur a utilisés pour traduire ses opinions.

Concrètement, on fournira aux participants un ensemble d'éléments ‹ qui s'avéreront plus ou moins révélateurs en fonction des sensibilités personnelles ‹ et on leur demandera pour chacun de ces éléments (intrigues, dialogues ou répliques, éléments de mise en scène cinématographique, titre du filmŠ) d'estimer individuellement à l'aide d'échelles d'évaluation dans quelle mesure ces détails traduisent le point de vue du réalisateur sur la réalité qu'il décrit. Chaque participant retiendra ensuite l'élément qui lui paraît le plus pertinent.

De petits groupes se formeront alors sur base des appréciations de chacun, avec l'objectif de développer une réflexion approfondie, autrement dit argumentée et corroborée si possible par d'autres détails analogues retenus de la vision du film.

Toutes les analyses seront enfin mises en commun lors d'un débat en grand groupe, au cours duquel la référence aux éléments considérés comme peu pertinents par les participants sera laissée à l'appréciation des enseignants ou animateurs. En fonction de la motivation et de l'intérêt manifesté pour l'activité, la discussion pourra se nourrir par ailleurs des commentaires présentés aux pages suivantes. Notons que ces commentaires ne sont en aucun cas des corrigés de l'exercice d'interprétation demandé. Nous conseillons par conséquent aux enseignants et animateurs de ne pas les soumettre tels quels aux participants mais d'y faire lui-même éventuellement référence en fonction de l'orientation du débat.

Illégal : Le point de vue du réalisateur

Dans le rapport d'activités 2008 du Service Public Fédéral Intérieur dont dépend l'Office des Étrangers, la rubrique consacrée aux centres fermés est introduite par ces mots : « L'objectif des centres fermés est le traitement humain et respectueux des étrangers qui sont retenus en vue de leur éventuel éloignement du territoire. Les illégaux et les demandeurs d'asile (déboutés ou encore en procédure d'asile) sont retenus durant le temps strictement nécessaire à l'exécution de la mesure [Š] ».

Or le film d'Olivier Masset-Depasse montre une tout autre réalité, qu'il a reconstituée au terme d'un important travail d'enquête et sur laquelle il exprime un point de vue très critique. À votre avis, parmi les dimensions énoncées ci-dessous, quelles sont celles qui participent le plus à l'expression de ce point de vue ? Pour chacune d'entre elles, utilisez l'échelle d'évaluation pour exprimer votre avis. Retenez ensuite celle qui vous paraît la plus pertinente.

Le scénario
1. L'intrigue principale : le combat d'une mère pour éviter l'expulsion et retrouver son fils pas important peu important assez important très important
2. Les intrigues parallèles : Le destin d'Aïssa et de Maria, les deux compagnes de chambre de Tania pas important peu important assez important très important
3. a. Les répliques et les dialogues du film :
Pendant la promenade, Lieve vient parler avec Tania et Aïssa, qui lui demande ce qu'elle fabrique là. Lieve répond qu'elle a besoin d'un travail car elle a deux enfants ; c'est le seul boulot qu'elle a pu trouver.
« C'est pas parce qu'on a deux gosses à nourrir qu'on accepte de faire un boulot pareil ! Et tes gosses, ils en pensent quoi ? Š ils en pensent quoi que leur mère garde des enfants et des innocents en prison ? ! » rétorque Aïssa.
pas important peu important assez important très important
3. b. Les répliques et les dialogues du film :
Dans la chambre, Maria demande à Tania si elle croit en la malédiction. Tania dit que non.
« Toute sa vie, mon grand-père a travaillé comme un esclave pour un gros propriétaire terrien, au Chili. Après, mon père s'est fait torturer par Pinochet. Et maintenant, c'est moiŠ Je ne crois pas non plus à la malédiction mais je ne connais pas d'autre mot. » explique Maria.
pas important peu important assez important très important
3. c. Les répliques et les dialogues du film :
Pour la seconde fois, on ramène Aïssa en pleine nuit. Elle est en chaise roulante et elle a une nouvelle fois été rouée de coups. Tania va demander à Lieve qu'on l'emmène à l'hôpital mais celle-ci n'a pas le pouvoir de prendre cette décision. Elle demande :
« Ne le prends pas mal maisŠ est-ce que c'est si dur que ça pour vous de rentrer au pays ? Est-ce que ça vaut lecoup de vivre toute cette merde ? ‹ Qu'est-ce que tu crois ? Qu'on est maso ? Qu'est-ce que tu veux savoir ? Tu veux savoir si j'ai assez souffert pour rester dans ton pays ?! » s'insurge Tania.
pas important peu important assez important très important
La mise en scène cinématographique
1. Le décor : le centre fermé (intérieur, extérieur)Š pas important peu important assez important très important
2. Les couleurs et la lumière : lieux sombres, temps maussade, ciel bouché, couleurs ternesŠ pas important peu important assez important très important
3. La prise de vue (angle de vue, cadrage, grosseur de plan) :
plusieurs contre-plongées sur le ciel, nombreux gros plans de Tania (son visage, ses mains menottéesŠ), plongée verticale sur la chambre vide, après le départ de Maria, le suicide d'Aïssa et l'expulsion imminente de Tania, personnes régulièrement filmées à travers un grillage, une vitreŠ
pas important peu important assez important très important
4. a. Le montage : « l'assemblage », la succession des plans ; ainsi par exemple :
au petit matin, une gardienne interrompt Tania en train de nettoyer le réfectoire / le plan suivant la montre dans la fourgonnette sécurisée qui l'emmène pour une audition;
pas important peu important assez important très important
4. b. Le montage : « l'assemblage », la succession des plans ; ainsi par exemple :
à l'infirmerie, Tania demande un traitement pour sa migraine / le plan suivant la montre dans le bureau du fonctionnaire qui la reçoit pour une seconde audition;
pas important peu important assez important très important
4. c. Le montage : « l'assemblage », la succession des plans ; ainsi par exemple :
la chambre désormais vide où a séjourné Tania est filmée en plongée verticale / le plan suivant la montre dans la fourgonnette qui l'emmène à l'aéroport
pas important peu important assez important très important
Le titre du film : « Illégal » pas important peu important assez important très important

Commentaire : les choix scénaristiques

Les intrigues

Selon les propos tenus par le réalisateur dans les interviews consacrées à son film, c'est l'actualité médiatique doublée d'une proximité entre son propre domicile et un centre fermé pour illégaux qui l'ont conduit à s'intéresser à cette réalité à la fois familière (à peu près chacun sait que de tels centres de rétention existent) et largement méconnue (tout le monde ignore ce qui s'y passe vraiment). Il s'est donc livré à un important travail d'enquête préalable sur les conditions de vie à l'intérieur de ces centres ainsi que sur leur fonctionnement et leurs objectifs. Les témoignages recueillis auprès des sans-papiers et des membres du personnel s'ajoutent donc à ses propres observations pour constituer le contexte socio-politique du film.

Toutefois, malgré l'attention portée par le réalisateur à l'authenticité historique des situations qui y sont présentées (ainsi spécifie-t-il que chacune d'entre elles a été réellement vécue au moins une fois), Illégal n'a rien d'un documentaire. C'est au contraire une fiction dont l'intrigue principale décrit le combat d'une mère en rétention pour échapper à l'expulsion et retrouver son fils. Toute l'intrigue, fondée sur l'amour réciproque d'une mère pour son enfant et construite autour de ce double enjeu ‹ éviter coûte que coûte l'expulsion et retrouver Ivan ‹, donne ainsi une portée universelle au film qui, par le biais d'une forte dimension émotionnelle, facilite l'identification à un personnage au départ fermé, lointainŠ et par là même l'accès au propos politique du film.

L'intention d'Olivier Masset-Depasse de dénoncer l'injustice des mesures d'enfermement prononcées à l'égard des « illégaux » et d'y sensibiliser l'opinion publique se marque donc par le choix de la fiction et un portrait de « mater dolorosa », une figure universellement connue et abondamment représentée dans l'histoire de l'art. Le réalisateur privilégie ainsi clairement la dimension humaine des situations qu'il décrit au détriment d'une description « documentaire » de leur contexte géographique et culturel.

À ce propos, on aura sans doute remarqué par exemple qu'il n'est pas possible de situer les lieux du film (aucun repère spatial ne nous permet de reconnaître des endroits précis, ni même le pays, la régionŠ, où ont été tournées les différentes séquences) ou encore d'identifier un accent local dans la façon dont les personnages s'expriment (flamand, bruxellois, wallonŠ). En d'autres termes, ce n'est pas une situation locale qu'entend dénoncer le réalisateur mais bien une politique globale.

De même, les intrigues secondaires, qui concernent le parcours des compagnes de chambre de Tania dont l'une est enfermée avec sa petite fille, dénotent le choix d'une certaine universalité : alors que Tania est russe, Maria est chilienne et Aïssa est originaire du Mali. Trois parties du monde sont ainsi représentées dans l'espace d'une même cellule. On ne sait rien de ces trois femmes et dans chaque cas, l'accent est mis sur leur souffrance, leur lutte, leur révolte et leur impuissance face à l'injustice et à la violence dont elles sont les victimes. Cette impuissance est bien mise en évidence puisque, de manière à la fois lucide et très pessimiste, aucune de ces trois histoires ne trouvera d'issue heureuse : alors que Maria finit par accepter un retour « volontaire » sans doute en partie pour éviter à sa fille le traumatisme des tentatives d'expulsion [1], Aïssa se suicide après cinq tentatives d'expulsion particulièrement musclées et Tania se retrouve dans le coma suite aux coups et blessures portés par les policiers qui faisaient partie de sa dernière escorte [2].

Par ailleurs, toujours à propos des intrigues secondaires, le spectateur adulte se sera sans doute souvenu, en voyant le parcours d'Aïssa dans le film et en assistant aux violences subies par Tania dans l'avion, de Semira Adamu, une jeune Nigériane de vingt ans morte étouffée par ses accompagnateurs au cours du vol Bruxelles-Abuja qui la rapatriait. Ce fait divers dramatique survenu en 1998 avait alors alerté l'opinion grâce aux échos retentissants qu'en avaient donnés les médias, portant à la connaissance du grand public la réalité des centres fermés et des expulsions forcées. Le fait d'adapter cet événement authentique à travers des éléments dispersés sur plusieurs histoires indique une nouvelle fois la volonté du réalisateur de décontextualiser les situations pour leur donner une portée beaucoup plus large, tout en conservant cependant un même souci de réalisme et de vérité historique.

Les répliques et dialogues

Mais indépendamment de ces choix ‹ celui de la fiction, de l'émotion et de l'universalité pour évoquer la réalité des centres fermés ‹, c'est à travers certaines répliques du film que se dessine en filigrane le point de vue d'Olivier Masset-Depasse.

Ainsi, quand Lieve explique aux deux détenues pourquoi elle fait un boulot pareil, Aïssa tient un discours très dur et culpabilisant à l'égard de cette mère de famille qui élève seule ses deux enfants. Pourtant ces paroles sévères vont faire leur chemin puisque, après le suicide d'Aïssa, Lieve fait le choix de démissionner séance tenante. Alors qu'un premier sentiment pouvait porter le spectateur ‹ connaissant les difficultés à trouver un emploi ‹ à éprouver une certaine compassion envers la gardienne, le comportement ultérieur de celle-ci apportera finalement un démenti à cette idée commune : nous avons toujours le choix, semble dire le réalisateur, et il n'y a aucune commune mesure entre la détention d'enfants et d'innocents en prison et la subsistance d'une famille‹ fut-elle monoparentale ‹ dont le ou la responsable choisirait de vivre d'allocations sociales plutôt que de participer à ce système.

Lorsque Maria évoque le sort de sa famille au Chili ‹ un grand-père esclave, un père victime de la torture ainsi que sa propre situation de détention ‹, on mesure sans peine le taux de souffrance enduré par certaines populations dès lors que les individus se trouvent placés du « mauvais » côté de la barrière : la masse des paysans exploitée par les grands propriétaires terriens, les opposants aux régimes dictatoriaux ou encore la masse des victimes cherchant en vain à trouver refuge dans les pays riches. Une simple réplique permet de comprendre ainsi le point de vue d'Olivier Masset-Depasse, qui place sur un même pied, d'une part, des choses aussi fermement condamnées par les démocraties que l'esclavage ou la dictature et, d'autre part, les mesures adoptées par ces mêmes démocraties pour fermer l'accès de leur territoire aux populations persécutées ou privées du strict nécessaire.

Le court dialogue qui s'instaure entre Lieve et Tania lorsque celle-ci vient lui demander qu'on emmène Aïssa à l'hôpital est assurément l'un des plus plus forts et des plus marquants du film. À ce sujet, le réalisateur précise qu'il a souhaité laisser dans l'ombre le passé russe de Tania et ne rien expliciter à propos de ses motivations à quitter son pays d'origine. Pour lui en effet, Tania n'a pas à se justifier ; l'amener à le faire dans le film reviendrait à jouer le jeu des autorités. Toutefois, en plaçant la question que se pose naïvement Lieve, et à sa suite sans doute bien des spectateurs, à cet endroit-là du film, le réalisateur fait en quelque sorte la démonstration de ce que les « illégaux » peuvent subir dans leur pays d'origine puisque ceux-ci préfèrent encore se retrouver entre la vie et la mort « chez nous » plutôt que rentrer « chez eux ».

Commentaire : les choix cinématographiques

Le décor

« Le centre qu'on voit dans le film est un décor. Il était hors de question de tourner dans un vrai centre, c'est encore plus compliqué que dans une prison. Nous avons débusqué ce bâtiment après quatre mois de recherches. Le centre 111bis du film est à la fois réel et imaginaire. Je voulais qu'on ressente clairement un lieu d'État un peu vieux, usé, défraîchi, mais qui reste cinématographique. J'aimais que ce couloir où trône le téléphone, seul lien avec l'extérieur, l'objet auquel littéralement on se raccroche, symbolise le tunnel dans lequel Tania se trouve. »

Il est clair que le centre de rétention représenté dans Illégal offre toutes les caractéristiques d'une prison : hauts murs, grillages, rouleaux de barbelés, chambres ressemblant à des cellules, portes donnant sur l'extérieur verrouillées, caméras de surveillance, existence de cellules d'isolement, planification stricte des journées (repas, promenade quotidienne dans l'enceinte du centre, corvéesŠ). À elle seule, cette représentation carcérale de la détention administrative indique l'association étroite qu'établit entre ces deux réalités le réalisateur, qui trouve là un moyen concret de dénoncer l'assimilation devenue banale aujourd'hui entre la population des centres fermés (les « sans papiers » : clandestins et demandeurs d'asile) et les criminels purgeant une peine pour avoir commis un délit.

D'autres lieux auront peut-être également retenu l'attention. Ainsi, lorsque Tania est conduite pour interrogatoire dans le bureau d'un fonctionnaire de l'Office des Étrangers, elle est amenée dans un parking couvert à plusieurs étages. Loin d'imaginer que les bureaux où reçoivent des fonctionnaires dépendant du Ministère de l'Intérieur se situent dans (ou soit attenant à) un pareil lieu, le spectateur se demande ce qui va alors lui arriver. En effet, cet endroit à la fois sombre, plutôt sordide, anonyme, désert, situé à l'abri des regards est généralement utilisé au cinéma ou dans les séries télévisées comme le lieu par excellence où se commettent les meurtres, règlements de compte et autres malversations. Autrement dit ce type de parking, qui symbolise d'abord au cinéma le crime, la clandestinité ou le côté hors-la-loi des opérations qui y sont menées est associé dans le film non pas aux sans-papiers mais bien à l'Office des Étrangers. Cette association est donc encore une façon pour Olivier Masset-Depasse de traduire un point de vue très fort sur la réalité qu'il décrit [3].

Les couleurs et la lumière

La tonalité générale du film est très sombre. D'une certaine manière, on pourrait dire qu'il s'agit là d'un trait climatique normal puisque l'action d'Illégal se déroule en automne, pendant les mois d'octobre et novembre. Pourtant, on remarque que la mise en scène d'Olivier Masset-Depasse accentue cette caractéristique par d'autres détails comme le choix des vêtements, qui sont pour la plupart de couleur terne, ou l'absence de lumière à l'intérieur du centre, apparemment très peu compensée par un éclairage artificiel, le contraste entre l'univers obscur du centre et la lumière blanchâtre de l'extérieurŠ En somme, toute cette grisaille peut être définie comme un facteur d'ambiance important qui rappelle à la fois l'horizon bouché auquel se trouvent confrontées ces personnes venues chercher en Europe de meilleures conditions de vie, l'effacement, l'invisibilité qu'exige la clandestinité dans laquelle ils sont rejetés lorsqu'échouent les tentatives d'expulsion ainsi que leur état de grande détresse.

La prise de vue

« Je voulais travailler la subjectivité, aller vers le sensoriel. Faire en sorte que le spectateur entre dans le film, dans le personnage. Le challenge du film était de recréer la réalité, de faire croire au réel. La caméra à l'épaule amenait de l'organicité, du réel. Le corps est en vibration, le cadre bouge. Pour ce film, je voulais utiliser essentiellement des moyennes et des longues focales pour ne jamais perdre Tania de vue, toujours rester « en intimité » avec elle. J'ai joué sur des plans larges en longue focale pour créer l'aspect documentaire, les gros plans étant là pour l'aspect subjectif. [Š] »

Effectivement, comme le souligne le réalisateur au cours de l'interview parue dans le dossier de presse consacré à Illégal, de nombreux gros plans apparaissent dans son film. Ceux-ci montrent en particulier Tania ‹ son visage, ses mains, ses piedsŠ ‹ plus particulièrement à certains moments cruciaux du film comme, par exemple, pendant son trajet dans le véhicule sécurisé qui l'emmène à l'aéroport ou lorsqu'elle attend son expulsion au cachot. En mettant ainsi l'accent sur les moments les plus intenables de son parcours, le réalisateur nous fait partager le ressenti de la jeune femme mais également sa propre subjectivité d'homme révolté par ce que son travail d'enquête a pu lui apprendre. De la même manière, lorsqu'il filme de l'extérieur le visage des détenues qui apparaissent aux fenêtres alignées en façade, ce plan parvient non seulement à faire ressentir l'oppression qu'éprouvent les détenues mais aussi, grâce au lent travelling qui accompagne le passage d'une fenêtre à l'autre, à traduire le désoeuvrement, l'impression de monotonie et le climat d'attente interminable qui caractérisent leur vie au centre de rétention.

Enfin, la contreplongée sur le ciel plombé filmé à partir de la cour intérieure du centre revient plusieurs fois dans Illégal ; à deux reprises, ces plans portent les marques temporelles du temps écoulé depuis l'incarcération de Tania : 18 jours, et 43 jours. À l'intérieur d'un espace clos comme celui-là, le ciel aurait pu représenter une ouverture, un certain espoir. Or dans le film, il devient au contraire un symbole de la stagnation ‹ le temps passe, les détenues restent ‹ et de fermeture : jamais serein, souvent lourdement chargé, le ciel semble sceller le destin de ces femmes en leur enlevant toute perspective d'amélioration de leur sort.

Le montage

Le montage, qui consiste à faire se succéder les plans préalablement tournés pour mettre en images le scénario du film, vise la plupart du temps à restituer la fluidité du récit. Or dans Illégal, on remarque que cette fluidité est souvent cassée. Comme le montrent les images évoquées deux à deux dans le cadre de l'animation, le réalisateur fait se succéder à plusieurs reprises des plans de manière abrupte, selon un procédé qu'on appelle le « montage sec à effet ». Dans les cas observés, on passe ainsi sans transition du réfectoire que Tania nettoie à la fourgonnette qui l'emmène pour un entretien avec un fonctionnaire de l'Office des Étrangers ; un peu plus tard, de l'infirmerie où elle est venue demander un traitement pour sa migraine au bureau de ce même fonctionnaire ; et enfin de sa chambre désormais vide à la fourgonnette qui l'emmène pour la seconde fois. Le procédé utilisé par le réalisateur restitue parfaitement le choc violent que subit à chaque fois Tania, qui n'est jamais avertie de ce qui va lui arriver et qui n'a donc par conséquent jamais le temps de s'y préparer. Cette manière particulière d'agencer les images résulte de l'intention du réalisateur de sensibiliser le spectateur au climat de stress permanent et de pression psychologique enduré par les résidents des centres fermés. Lui-même présente d'ailleurs son film comme un « thriller psychologique ».

Commentaire : le titre du film

Dans la mesure où il en désigne le sujet principal ou en éclaire le sens, le titre que donne un réalisateur à son film est toujours très important. Dans le cas d'Illégal, ce titre est particulièrement révélateur puisqu'il est d'emblée chargé de l'opinion d'Olivier Masset-Depasse. Toute la subtilité vient précisément qu'il utilise pour qualifier l'enfermement le même terme que celui employé par les autorités pour désigner les personnes « sans papiers », indiquant clairement par là le renversement (ou l'inversion) des statuts qui s'impose afin de rectifier notre regard. En quelque sorte, ce titre engagé est une manière forte d'annoncer au spectateur que le film qu'il va voir dénonce sans détours l'existence des centres fermés et la politique d'accueil menée par l'État belge à l'égard des « illégaux ».

Voici la première question que posait au réalisateur le journaliste Mattieu Recarte dans le cadre d'une interview parue dans le dossier de presse consacré au film, et la réponse qu'il lui a alors donnée : « Tania, le personnage principal, est une Russe sans-papiers, une « illégale »comme disent les autorités. Pourquoi ce titre au masculin, alors ?
‹ Parce que c'est le Système que je considère « illégal », pas Tania. Ce sont ces centres de rétention administrative qui sont illégaux dans nos pays censés respecter les Droits de l'Homme. La grande majorité des sans-papiers détenus dans ces centres ont dû fuir la misère, la dictature, la guerre, etc. Et lorsqu'ils arrivent chez nous, après un voyage souvent éprouvant et dangereux, on les accueille en les mettant en prison. On les traite comme des criminels. D'ailleurs, la Belgique a déjà été condamnée quatre fois par la Cour Européenne des Droits de l'Homme pour traitements dégradants et inhumains. C'est dire si l'accueil de mon pays est à la hauteur de ses idéaux. »


1. Un détail du film nous permet de penser que Maria a déjà vécu cette situation : en entrant dans sa cellule pour la première fois, Tania remarque qu'Eva, la fille de Maria, attache avec de la laine les deux jambes de sa poupée; plus tard dans le film, lorsqu'on voit Aïssa puis Tania dans la fourgonnette avec les jambes semblablement ficelées, on comprend rétroactivement que la fillette et sa mère ont très probablement déjà subi au moins une tentative d'expulsion forcée.

2. Notons toutefois qu'Illégal, en dépit d'une tonalité sombre et pessimiste, se terminera sur une note d'espoir moins parce que Tania parvient à s'échapper de la clinique et à retrouver son fils (combien de temps va durer sa liberté retrouvée ? se demande-t-on) qu'en raison d'une réelle mobilisation de la population civile et des médias en faveur de sa cause.

3. En réalité, Tania, comme toutes les personnes détenues (dans un centre fermé ou en prison), subit ses auditions à la Cellule Zaventem de l'Office des Étrangers, qui se trouve dans l'enceinte de l'aéroport; dès lors il est possible et même fort probable que le trajet à effectuer pour s'y rendre implique un passage effectif par cet endroit. Notre hypothèse d'interprétation s'en trouve par conséquent déforcée, mais nous pensons toutefois qu'il y a malgré tout de la part du réalisateur une volonté assez marquée de montrer cet endroit plutôt qu'un autre; en effet, sur les trajets effectués jusque-là, rien n'en a été révélé, soit qu'ils fassent l'objet d'une ellipse (ainsi lorsque Tania est emmenée au poste de police juste après son arrestation), soit que la caméra reste à l'intérieur de la fourgonnette, confinée dans l'espace sans vitre où se trouvent les détenus et les policiers qui les encadrent.

Un dossier pédagogique complémentaire à l'animation proposée ici est présenté à la page suivante.
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