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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée à
System Crasher
un film de Nora Fingscheidts
Allemagne, 2019, 2h05

Analyse au format pdfL'analyse proposée ici souhaite revenir sur le propos du film System Crasher de Nora Fingscheidts qui pose le dilemme principal auquel sont confrontés les acteurs de la protection de l'enfance. On analysera également le point de vue de la cinéaste ainsi que son travail de mise en scène.

Cette analyse est également disponible gratuitement au format pdf.

Le propos du film

image du filmDans System Crasher de Nora Fingscheidt, celle qui explose le système, c'est Benni, une fillette de 9 ans écorchée vive qui hurle sa rage à longueur de journée. Rien ni personne ne semble devoir l'apaiser si ce n'est, peut-être, la perspective d'une visite maternelle au centre où elle est placée. Sa douleur n'a d'égal que sa colère et la violence incontrôlée qu'elle inflige à son entourage : enfants, éducateurs, enseignants…, personne n'est épargné et chacun se sent impuissant face à cette petite fille sans amour ni repère, obsédée par la seule idée d'un retour au sein du foyer familial. Or les carences éducatives et maltraitances subies dans sa prime enfance qui ont conduit à son placement représentent un obstacle de taille à cet espoir.

Que faire, dès lors pour elle ? Les centres d'urgence ne peuvent s'en occuper sur le long terme et ses comportements caractériels ne relèvent pas d'une pathologie qui nécessiterait une hospitalisation en psychiatrie. De plus, elle est trop jeune pour un placement en centre fermé… Alors, quelle perspective reste-t-il pour lui venir en aide ?

La protection de l'enfance au cœur d'une polémique

C'est cette question cruciale que pose avec force le film de Nora Fingscheidt qui souligne, dans une mise en scène à fleur de peau à l'image de sa jeune héroïne, les limites et difficultés d'une prise en charge qui ne peut lui apporter ce qu'elle réclame à corps et à cri. Dans le cadre de l'éducation permanente, System Crasher représente par conséquent un support idéal pour initier une réflexion sur la protection de l'enfance, aujourd'hui écartelée entre une idéologie familialiste, qui prône le maintien à tout prix des liens familiaux et dont l'objectif vise avant tout la réintégration de l'enfant dans son foyer d'origine, et la prise en compte de l'intérêt supérieur des enfants issus de familles dysfonctionnelles ou toxiques (violences diverses et répétées, carences affectives, carences socioéducatives…), pour qui le maintien en milieu familial peut se trouver à l'origine d'une souffrance intense ainsi que d'une aggravation des troubles pathologiques et/ou caractériels.

Initier un débat

image du filmDans un premier temps, il nous paraît intéressant de confronter le film aux points de vue opposés de deux pédopsychiatres français contemporains.

Maurice Berger est notamment à l'origine de la création d'une Unité d'Hospitalisation à Temps Complet pour enfants de 2 à 12 ans, dédiée principalement aux soins des enfants très violents. Ses travaux de recherche portent entre autres sur les processus psychiques liés à la séparation chez les enfants contraints de vivre en dehors du foyer familial (adoption, placement, divorce…), les conséquences affectives et cérébrales de maltraitances et négligences diverses, ainsi que sur leur traitement, en particulier dans le domaine de la prise en charge des enfants et adolescents très violents.

Dans un rapport d'expertise, il décrit notamment des comportements très semblables à ceux que nous observons dans le film de Nora Fingscheidt - qu'il s'agisse de Benni ou de sa mère - et en donne une interprétation qui met en évidence la nocivité sinon la toxicité de la relation une mère et son enfant placé (document 1).

Frédéric Jésu, quant à lui, défend la thèse inverse. Chargé de mission « enfance famille » à la Direction de l'action sociale de Paris, il juge vitales les relations entre les enfants placés et leurs parents et préconise le maintien de ces liens sous peine de mettre l'enfant en danger. Le texte choisi pour exposer son point de vue est extrait d'une interview publié dans le n°693 de la revue Lien social, en janvier 2004 (document 2).

Document 1. Une mère si douce : les effets toxiques de la séduction parentale et de l'absence

Extrait d'une expertise demandée par un juge des enfants pour évaluer la relation entre Mme G et son fils Mehdi, âgé de six ans trois mois.

Cet extrait d'expertise figure en annexe de l'ouvrage de Maurice Berger intitulé Ces enfants qu'on sacrifie… au nom de la protection de l'enfance, publié à Paris aux Editions Dunod en 2005. Il relate une rencontre médiatisée entre un jeune enfant placé et sa mère. L'extrait choisi est suivi des commentaires de l'auteur, Maurice Berger.

Lorsque Mme G entre dans mon bureau, Mehdi se met à califourchon sur ses genoux sans une seconde d'hésitation. Immédiatement s'installe une atmosphère « d'amour total » sans nuage, et même à certains moments, d'exclusion des autres personnes présentes (moi-même et un médecin stagiaire). Mère et enfant se sourient, se collent l'un contre l'autre en s'étreignant et se couvrent mutuellement de baisers pendant de longues minutes. Quelqu'un d'étranger à la situation qui entrerait dans la pièce à ce moment trouverait aberrant de ne pas rendre cet enfant à sa mère. Ce qui pose problème, dans cette scène idyllique, c'est que Mme G n'est venue voir son fils au maximum qu'une dizaine de fois depuis sa naissance, alors qu'elle avait la possibilité de le rencontrer beaucoup plus souvent, et qu'après les deux dernières rencontres, pourtant médiatisées, Mehdi est allé mal pendant plusieurs mois. Il s'est mis à tout détruire dans sa famille d'accueil, cassant les objets, agressant verbalement adultes et enfants en permanence. Il est devenu tellement odieux, ne respectant rien, que le placement a failli devoir être interrompu. À l'école aussi, la situation a été difficile : deux jours après la rencontre avec sa mère, Mehdi était considéré comme inintégrable car très agressif. Et la thérapeute qui le reçoit ne peut plus travailler avec lui actuellement : il est dispersé, déphasé dans ses affects, rit en évoquant des sentiments pénibles, se referme complètement à certains moments, ou transgresse le cadre de la consultation.

Revenons à la rencontre entre Mehdi et sa mère. À peine leur étreinte un peu desserrée, Mme G prévient les critiques de son fils en lui expliquant qu'elle n'est pas venue le voir parce qu'elle est tombée malade et a dû être hospitalisée pendant deux jours. Puis elle se met à parler à voix basse. Je distingue quand même : « On va faire le nécessaire pour que je puisse avoir mon fils avec moi ». Malgré la pluie de baisers réciproques qui se poursuit, je prends la parole en indiquant que Mehdi ne va pas bien et qu'il a des problèmes à l'école. Ce dernier refuse d'expliquer à sa mère de quelles difficultés il s'agit, et elle-même ne le demande pas. Aucun nuage ne trouble donc leur relation. La phrase suivante de Mme G est : « Maman t'a manqué ? », phase très ambiguë puisqu'un parent « normal » ajouterait au moins : « Tu m'as beaucoup manqué ». Elle indique ensuite qu'à Noël, elle avait pensé offrir un train électrique à son fils, mais que cela n'était pas de son âge (ce qui est discutable, Mehdi avait alors six ans) ; et qu'elle a aussi pensé lui faire un cadeau d'anniversaire, mais qu'elle n'avait pas son adresse (alors qu'il aurait suffi qu'elle se mette en contact avec l'assistante sociale de l'Aide sociale à l'enfance). Puis avec un sourire extrêmement séducteur et sur un ton qui contient une pointe de reproche, elle questionne : « Tu ne m'as pas fait un dessin ? », phrase étonnante de la part de cette mère qui n'a pas amené de cadeau pour son fils qu'elle n'a pas vu depuis de nombreux mois et qui lui en demande un. Mehdi, inquiet, lui demande : « Tu n'es pas malade, aujourd'hui aussi ? » On constate comment il est pris dans un lien particulier, le terrorisme de la souffrance : cette mère se présente comme étant fragile, malade et hospitalisée, et il est impossible pour un enfant d'exprimer sa colère à l'encontre d'un parent qui est dans cet état. De plus, de tels propos créent une préoccupation chez l'enfant qui éprouve alors le besoin d'être près de sa mère pour surveiller si elle ne va pas trop mal, avec l'idée qu'il pourra la protéger.

Lorsqu'à la fin de l'entretien, je tente d'expliquer à Mme G pourquoi ses absences d'une durée imprévisible sont difficiles à vivre pour son fils, elle ne veut rigoureusement rien entendre et se révèle totalement incapable de se remettre en cause. […]

On comprend pourquoi chaque réapparition de la mère vient profondément perturber l'équilibre psychique de Mehdi. Mme G fonctionne sur un mode de « séduction narcissique ». Lorsqu'elle voit son enfant, elle établit une relation de grande intimité, excluant tout tiers, dans laquelle elle lui indique qu'il est tout pour elle et qu'elle doit donc être tout pour lui : « Est-ce que je t'ai manqué ? Tu ne m'as pas fait un dessin ? » (ceci étant dit comme un reproche). Toute rencontre de l'enfant avec sa mère ne peut être vécue par lui que comme remettant en question le lien qu'il a établi avec sa famille d'accueil. Mais la séduction s'accompagne d'abandon. Il est impossible pour un enfant de comprendre comment peut disparaître une mère qui l'aime autant et qui le dit avec autant de charme. Ceci le laisse dans une attente permanente délétère qui l'empêche d'investir tranquillement d'autres liens, le fait se sentir lui-même mauvais - car si une mère aussi aimante ne vient pas, ce ne peut être que de sa faute -, et l'amène à éprouver une sorte de rage constante qu'il ne peut pas diriger contre sa mère, et qu'il exerce donc sur les objets et les personnes proches.

Voilà pourquoi des contacts brefs non médiatisés proposés par certains experts dans des cas comme celui-ci ne font qu'aggraver de telles situations, car ils exposent l'enfant de plein fouet à cette forme d'emprise que constitue cette séduction. Et sur quels fondements théoriques repose une telle recommandation ? Un retour mythique à une relation « pure » encore non contaminée par une histoire compliquée, afin de reprendre les choses à zéro, ce qui est illusoire car le parent, dans un tel contexte, ne voit pas en quoi il devrait changer ? Ou le modèle est-il celui d'une cure de désensibilisation, avec des contacts de plus en plus importants avec l'allergène nocif ?

image du film

Document 2. Placement : favoriser la relation familiale. Extrait d'interview

Vous refusez que quelques cas dramatisés remettent en cause les relations que vous jugez vitales entre les enfants placés et leurs parents. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

En pratiquant la pédopsychiatrie et en travaillant sur les politiques familiales locales, nationales, étrangères, j'ai constaté qu'un placement familial pour des enfants abandonnés ou rejetés n'était accepté qu'à condition d'être en mesure d'entretenir la mémoire de la filiation. Un enfant « placé », devenu adolescent ou adulte, veut souvent être au clair sur ses origines, localiser et joindre - sinon rejoindre sa famille. La pratique et les travaux de recherche montrent que, dès son plus jeune âge, il souffre que ses parents désertent leurs responsabilités ou qu'ils en soient écartés. L'engager, par exemple, dans un soin psychique sans leur accord préalable, même minimal (par lettre ou téléphone) mais dont on peut lui parler, risque d'occasionner chez lui un conflit de loyauté et de rendre ce soin inefficace voire pathogène.

Plus généralement, on voit mal comment un projet socio-éducatif durable pourrait se dispenser de faire appel à une représentation suffisamment positive des parents. Même si, dans quelques cas, les liens parents/enfants s'avèrent très fragilisés, voire préoccupants, et il n'est pas du ressort des travailleurs sociaux et des médecins de les incriminer, ni d'en déduire une mise en cause extensive du principe normatif du maintien des liens. S'il s'avère que les enfants vont mal parce que leurs parents vont mal, il convient d'interroger l'aptitude de la psychiatrie à répondre aux besoins tant des uns - en leur permettant d'intégrer de façon non traumatisante la réalité de leurs parents - que des autres - en les soignant pour éviter que l'exercice et la pratique de leur parentalité se révèlent traumatisants pour leurs enfants.

Pensez-vous que la loi évolue dans ce sens ?

Les rapports Naves-Cathala[1] et Roméo[2] , la loi du 2 janvier 2002 et le décret du 15 mars 2002 ont incité nombre de départements à mener des efforts volontaristes pour revaloriser la place et le rôle des parents des enfants confiés à l'ASE. Renforcer leur accès à un référent unique, rapprocher géographiquement les lieux de placement de leurs enfants, favoriser leur expression et leur participation aux projets socio-éducatifs, solliciter systématiquement leurs avis sur les orientations scolaires ou pré-professionnelles ou sur les soins proposés sont autant d'évolutions, lentes mais fondamentales, dont il faut souhaiter, dans l'intérêt de la plupart des enfants, qu'elles ne seront pas trop freinées par les jugements biaisés, sommaires et brutaux de tel ou tel idéologue.


1. Des noms de Pierre Naves, Inspecteur général des affaires sociales et Bruno Cathala, Inspecteur des services judiciaires. Ce rapport a été publié en juin 2000 sous la houlette du Ministère de l'Emploi.

2. Du nom de Claude Roméo, Directeur de l'enfance et de la famille de la Seine-Saint-Denis. Ce rapport a été remis à la Ministre déléguée à la famille, à l'enfance et aux personnes handicapées en octobre 2001.

La vision du film et la lecture des deux documents présentés ci-dessus pourraient donner lieu à un débat contradictoire entre les spectateurs, centré sur le personnage de Benni et toutes les questions que soulève sa difficile prise en charge. L'animateur du groupe pourrait ici proposer de donner à ce débat la forme d'un jeu de rôles qui, par exemple, prendrait pour cadre une réunion des différents intervenants actifs dans le film, une audience auprès du juge des enfants, à laquelle participeraient un pédopsychiatre, l'avocat de Benni et celui de sa mère…

L'objectif serait à la fois de mesurer la complexité de cette question sociétale et d'éventuellement dégager des pistes d'action qui tiendraient compte des difficultés rencontrées par les uns et les autres (intervenants professionnels, famille d'origine, familles d'accueil, enseignants…) avec, en filigrane, l'intérêt supérieur de la fillette.

Retour sur le film

image du filmÀ travers le personnage de Benni, System Crasher questionne donc la prise en charge des enfants ingérables et réputés caractériels. Comme elle, ils sont souvent issus de familles dysfonctionnelles et atteints de carences affectives et/ou socio-éducatives. Cette forme de maltraitance les expose à une grande souffrance qui se traduit par divers comportements déviants ou outranciers comme les crises de violence, de colère, les cris ou encore l'agressivité et les insultes vis-à-vis de l'entourage. Lors de la première scène du film qui se passe dans le cabinet de son médecin, Madame Schönemann, nous découvrons le corps meurtri de Benni - nombreuses ecchymoses, égratignures… - et nous avons alors tout lieu de penser que le film va développer le thème de la maltraitance infantile. Or nous comprenons rapidement que tous ces coups ne sont pas le fruit de violences subies mais bien les traces de ses propres accès de rage et des bagarres qu'elle ne cesse de déclencher autour d'elle. Cette scène d'ouverture en forme de fausse piste annonce ainsi clairement qu'il s'agit de privilégier moins les facteurs qui ont conduit au placement de la fillette que sa souffrance actuelle et la manière d'y remédier. Sur le plan de l'interprétation, on peut imaginer aussi que ces marques profondes sur lesquelles notre attention est d'emblée attirée sont le signe visible d'une douleur intérieure aussi intense qu'indicible.

Une approche de la construction des personnages principaux de l'intrigue et de quelques particularités de mise en scène cinématographique devraient permettre d'affiner le point de vue de Nora Fingscheidt sur la problématique qu'elle soulève dans System Crasher.

Le personnage de Benni

Dans le film, le passé de Benni n'est pas évoqué mais plusieurs indices nous laissent entrevoir à quoi a pu ressembler sa prime enfance. Ainsi l'avertissement qu'adresse Madame Bafané au personnel de la nouvelle résidence de Benni nous permet de comprendre pourquoi la fillette ne supporte pas qu'on lui touche le visage, écrasé sous des couches alors qu'elle était bébé. Il s'agit bien entendu là d'une forme de maltraitance infantile qui en laisse supposer d'autres et explique au moins partiellement son placement.

Lors de sa fugue, elle rentre au domicile familial alors que ses petits frère et sœur sont seuls devant la télé. On imagine facilement qu'elle aussi a dû être délaissée par le passé. Par ailleurs, nous découvrons à cette occasion qu'il existe entre la fillette et le compagnon de sa mère une forte aversion, qui est d'ailleurs réciproque, rendant une cohabitation d'autant moins possible que la mère de famille ne se trouve manifestement pas en mesure de gérer cette situation. Enfin, ce bref retour à domicile est encore l'occasion d'observer le comportement parental qu'elle adopte immédiatement vis-à-vis des petits laissés seuls : elle leur fait remarquer qu'ils sont en train de regarder une émission télé qui n'est pas de leur âge et change aussitôt de programme au profit d'un dessin animé, cela en dépit des protestations de Léo et Alicia ; elle leur prépare un repas avec les rares victuailles qu'elle trouve dans le frigo, elle les cajole…

Malgré son jeune âge, Benni sait donc ce qui important pour un enfant : de l'affection, des repas, des programmes adaptés, toutes choses qui renvoient aux carences et négligences dont elle-même a très probablement fait l'objet. Cette attitude aimante et protectrice de Benni vis-à-vis des jeunes enfants s'observe encore lors de la seconde nuit qu'elle passe au domicile de Micha, à la fin du film. Levée la première, elle décide de s'occuper du bébé déjà éveillé : elle le descend au rez-de-chaussée, lui prépare un biberon, joue avec lui avec beaucoup de d'affection et de délicatesse… Spontanément, elle adopte ainsi vis-à-vis de lui la même conduite parentale que celle dont elle fait preuve avec ses frère et sœur, conduite qui implique cependant des responsabilités beaucoup trop importantes pour ses jeunes compétences. Selon certains spécialistes, lorsqu'une telle forme de parentification s'associe à des comportements maltraitants de la part des adultes, il est impératif de prendre des mesures d'urgence au détriment de tout autre type d'intervention.

Madame Klaas, le personnage de la mère

La manière dont est traité le personnage de la mère dans System Crasher permet de réaliser combien un retour à domicile est difficile à envisager pour Benni. Si aucun flashback n'apporte d'explication quant à ce qui s'est réellement passé au domicile familial quelques années auparavant, tous les comportements présents de la mère indiquent en tous cas qu'elle n'est pas prête à assumer son retour à la maison, lui témoignant en effet bien peu d'intérêt : elle ne l'accompagne pas visiter son nouveau centre alors que sa présence était prévue, ni ne se joint à la réunion où l'attendent les différents intervenants pour parler de sa fille, se rendant de surcroît inaccessible dans les deux cas avec un téléphone sur messagerie. Enfin, elle recourt à un prétexte - Alicia est malade, mais c'est un mensonge comme on le verra dans la scène suivante, avec le retour impromptu de la fillette au domicile de sa mère - pour justifier qu'elle ne viendra pas au rendez-vous fixé avec Benni, qui l'attend en vain devant le centre, assise sur le bord de la route…

image du filmNous la verrons toutefois à ses côtés lorsque le docteur Schönemann lui fait subir un électroencéphalogramme. Mais lorsque le médecin l'invite à lire la liste des effets secondaires du nouveau médicament qu'elle envisage de prescrire à Benni, ce pour quoi il lui faut une autorisation parentale, Madame Klass abdique devant l'épaisseur du document et demande au docteur, médusée, de lui en faire une synthèse orale. Ces comportements mettent ainsi en évidence à la fois de l'indifférence et un manque d'empathie vis-à-vis de Benni, qui souffre en raison de ce désintérêt et d'attentes systématiquement déçues.

Enfin, l'unique fois dans le film où elle rend visite à Benni au centre, tout se passe dans un climat d'euphorie générale vite perçu comme excessif au regard de la sombre réalité qui est la leur : Madame Klaas a rompu sa liaison et fait la promesse tonitruante d'un retour imminent de Benni à la maison, elle l'invite au fast food, où elle laisse ses trois enfants mettre les lieux sens dessus dessous en participant elle-même au joyeux chambard, sans aucun égard ni pour le personnel, ni pour les autres clients présents… Par ailleurs, elle accepte avec joie, et sans se poser la moindre question quant à sa provenance, le sac volé pour elle quelque temps auparavant…

Or, outre le fait qu'il laisse entrevoir d'évidentes carences éducatives, cet événement apparaîtra rapidement comme une sorte de parenthèse enchantée aux effets désastreux pour Benni. Alors que les choses se mettent en place pour organiser son retour au sein du foyer familial, Madame Klass revient brutalement sur sa promesse, brisant le rêve de sa fille tout en laissant les intervenants seuls et totalement dépourvus pour gérer son immense déception.

La mise en scène cinématographique

On a vu tout ce qu'apporte la construction de ces deux personnages au propos du film. Sur le plan de la création cinématographique, on peut observer chez la réalisatrice une volonté d'illustrer par la mise en scène la personnalité éclatée de sa jeune héroïne. Ainsi, la bande musicale privilégie les rythmes rapides et « agressifs » (rock, techno, percussions…), les scènes sont pour la plupart reliées par un montage sec à effets qui rompt constamment le rythme et casse la fluidité du récit. Plusieurs scènes aux tonalités très différentes sont ainsi juxtaposées de façon brutale : Benni, seule, s'ennuie dans une plaine de jeu déserte et dans la scène suivante, elle menace un éducateur avec un couteau en hurlant, parce qu'il tente de l'obliger à se rendre à l'école avec son accompagnateur ; la scène de l'électroencéphalogramme subi à l'hôpital en compagnie de sa mère est brutalement coupée pour faire place à la scène du brossage des dents, où les enfants, emmenés par Benni, s'ébattent et rigolent en s'envoyant du dentifrice les uns sur les autres ; lors du trajet en voiture qui les conduit vers la forêt, Micha roule à grande vitesse sur l'autoroute sur fond de musique techno dont il a augmenté le volume, ce qui surprend et amuse beaucoup la fillette, puis l'on passe sans transition à un plan séquence relativement long montrant Benni immobile au milieu des bois, dans un silence absolu… Bien d'autres exemples peuvent encore être cités. À chaque fois, le contraste permet d'opposer l'immobilité au mouvement, le silence au bruit (musique, hurlements, rires…) à travers une juxtaposition soudaine et inattendue de moments qui ne sont pas nécessairement contigus dans le temps et dans l'espace. Une telle succession heurtée reflète bien l'aspect imprévisible et inconstant des comportements de Benni, instable et susceptible d'exploser à tout moment.

image du filmUne autre caractéristique de mise en scène consiste à suivre Benni caméra à l'épaule, plus particulièrement lors de bagarres (à l'école, au centre, à la patinoire…) ou quand elle se lance dans une fuite éperdue. Tout est alors montré sans recul et de façon très saccadée, comme si les mouvements nerveux, rapides et anarchiques de la caméra reflétaient le côté épidermique et violent des réactions de Benni lorsqu'elle « voit rouge ».

Enfin, un troisième procédé remarquable nous permet de ressentir l'intensité des traumatismes subis par Benni, sans toutefois qu'ils ne soient évoqués directement ni donc identifiables. Il s'agit des plans teintés d'un rose fluo prononcé qui accompagnent certaines situations difficiles pour la fillette. Nous savons qu'elle a été victime de maltraitances liées à l'écrasement de couches sur le visage et qu'elle ne supporte pas qu'on lui touche cette partie du corps. « Tu veux la voir flipper ? Touche-lui le visage ! », s'écrie un enfant du centre au début du film, pour la punir d'avoir piétiné leur drone. À cet instant, un écran totalement rose se substitue aux images puis laisse la place à des flashes de la même couleur qui laissent entrevoir très furtivement des motifs flous et morcelés, impossibles à identifier ou situer dans son parcours comme si, par ce procédé, la réalisatrice voulait illustrer les souvenirs imprécis et lacunaires d'un lointain passé. Ce procédé sera encore utilisé à plusieurs reprises dans le film, parfois dans les mêmes circonstances - lorsqu'à la cabane, Micha lui lance au visage une serviette pour la réveiller - mais aussi dans d'autres situations où il intervient de façon plus énigmatique puisque nous ne connaissons pas les détails de son histoire familiale : quand elle est enfermée dans un placard exigu par le compagnon de sa mère, dans le véhicule des policiers venus la récupérer au domicile de sa mère, quand elle fixe les flammes du feu allumé le soir dans les bois pour cuire le repas… Si les flashes apparus lors de son enfermement dans le placard laissent supposer qu'elle a dû subir le même sort par le passé, il est en revanche plus difficile d'imaginer ce que réveillent en elle la police et les flammes, même si, dans un tel contexte général, on ne peut manquer d'y attacher certaines connotations.

image du film

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