Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée à
un exemple de distribution cinématographique et citoyenne
à l'occasion de la sortie du film Au bonheur des dames ?
L'analyse proposée ici s'attache à décrire le travail d'animation qu'a mené l'équipe des Grignoux en collaboration avec de multiples associations pour susciter le débat et la réflexion sur le système des titres-services, extrêmement présent dans le domaine du nettoyage. Tout ce travail d'animation a pu se faire grâce à la sortie du film Au bonheur des dames ? de Gaëlle Hardy et Agnès Lejeune, un documentaire qui aborde précisément cette problématique.
Cette analyse est également disponible gratuitement au format pdf.
Au bonheur des dames ? |
Une des particularités de l’asbl les Grignoux est de lier un pôle d’animation en éducation permanente à un pôle de distribution proprement cinématographique. Pour rappel, la distribution cinématographique est l’échelon intermédiaire entre la production (qui avance l’argent nécessaire à la réalisation des films) et l’exploitation dans les salles de cinéma. Alors que la production vise en principe le marché national et international, la distribution s’effectue généralement au niveau national, les distributeurs achetant aux vendeurs internationaux le droit d’exploitation des films sur un territoire national (parfois bi- ou tri-national, parfois régional). Sur chaque territoire national, plusieurs firmes de distribution sont en concurrence pour l’achat des films, et elles se spécialisent souvent dans certains « créneaux » (films à grand spectacle, films d’auteur, films d’art et essai, films européens…) en fonction de leurs choix éditoriaux, politiques, culturels ou financiers.
Les Grignoux ont développé depuis près de trente ans (dès 1992) une petite structure de distribution[1] appelée Le Parc Distribution, d’abord spécialisée dans les films pour enfants, auxquels se sont ajoutés des films « adultes », porteurs de problématiques de société susceptibles de faire l’objet d’un travail d’animation plus approfondi en éducation permanente. L’équipe d’animation en éducation permanente vient ainsi renforcer le travail de distribution en réalisant un travail en réseau avec les partenaires associatifs qui traitent au quotidien les questions abordées dans les films retenus.
À travers l’analyse proposée ici, nous souhaitons montrer comment ce travail permet aux films d’être mieux vus et d’avoir plus d’écho auprès d’un large public. Un tel travail ne s’envisage pas uniquement dans une perspective de promotion et il est indispensable si l’on veut que les questions de société abordées dans ces films aient un plus grande résonance dans l’espace public. Il est clair en effet que les réalisateurs ou réalisatrices de ce type de films ne s’inscrivent pas seulement dans une perspective artistique (même si celle-ci n’est pas négligée) ou d’entertainment, et qu’elles et eux souhaitent peser sur le débat public et influencer le cours des choses.
C’est le cas très évident du film Au bonheur des dames ? qui traite de la réalité vécue notamment par les femmes travaillant dans le secteur des titres-services : il s’agit là « d’un moyen de paiement subventionné par la Région wallonne [en Belgique]. Grâce à ce mode de paiement, toute personne majeure domiciliée en Wallonie peut bénéficier de prestations d’aide-ménagère, de repassage, de courses ménagères ou de transport de personnes à mobilité réduite, à des tarifs avantageux », comme c’est indiqué sur le site de la Sodexo, l’organisme en charge de la gestion de ces titres-services[2]. Le documentaire Au bonheur des dames ? de Gaëlle Hardy & Agnès Lejeune pose quant à lui la question des conditions de travail et même d’existence des personnes travaillant dans ce cadre. Cette question interpelle notamment les utilisateurs, les « clients » et « clientes », qui recourent à ces services. Plus largement, le film interroge les évolutions du salariat dans notre société, où la précarité, l’intérim, le temps partiel se généralisent sous des formes très diverses comme celle notamment des titres-services.
Dans cette perspective, nous souhaitons préciser comment nous avons contribué à rendre visible la question des titres-Services dans l’espace public, en particulier auprès des syndicats, auprès des femmes elles-mêmes, auprès des milieux féministes, auprès de tous ceux et de toutes celles qui utilisent les titres-services. Il est important de signaler avant la lecture que nous avons axé cette analyse principalement sur notre action sur le territoire liégeois. Mais le travail que nous avons fourni a largement dépassé les portes de Liège.
Comme on l’a déjà évoqué, les Grignoux ont une antenne de distribution de films, Le Parc Distribution qui permet de diffuser un certain nombre de films dans des salles de cinéma mais également des centres culturels en Wallonie et à Bruxelles[3]. Nous distribuons des films pour enfants, des films documentaires ou encore des films art et essai. Pour la distribution des films documentaires et art et essai, nous avons développé une méthode de travail propre aux Grignoux qui lie le travail de l’équipe de l’animation à celui de l’équipe de la distribution.
Le choix des films à distribuer se réalise en concertation avec les deux équipes de travail. De ce fait, plusieurs options sont possibles. Soit le film a un vendeur international (comme ce fut le cas pour le film Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent), et l’équipe de la distribution qui a les contacts internationaux propose le film à l’équipe d’animation. Soit le film est d’abord vu par l’équipe d’animation qui y voit un potentiel de distribution et qui le propose en équipe. Soit enfin, le film a un vendeur belge, et les relations étroites et historiques que les Grignoux ont développées avec les différents pôles professionnels du milieu du cinéma belge permettent d’envisager une distribution. De manière générale, les films envisagés ont a priori un potentiel public relativement limité, ce qui explique que d’autres distributeurs ne soient pas intéressés de les mettre à leur catalogue. Notre travail en éducation permanente va alors permettre de toucher un maximum de spectateurs ou spectatrices, même si l’objectif économique et financier n’est pas premier dans notre démarche
Dans tous les cas, une discussion s’installe entre les deux équipes avec des questions comme : quel est l’intérêt cinématographique ? quelle est la pertinence des sujets de société abordés par le film, de façon directe ou indirecte ? quel travail est-il possible d’envisager avec le milieu associatif ? quel est le potentiel public du film au-delà des seuls créneaux des réseaux associatifs ? Ce dernier point est sans doute essentiel car notre ancrage historique, notamment dans la région liégeoise, nous permet de nous adresser à des spectateurs qui ne s’inscrivent pas nécessairement dans des mouvement militants (au sens large).
Ce documentaire réalisé par Agnès Lejeune et Gaelle Hardi met en lumière huit femmes, employées dans le secteur des titres-Services, qui nous parlent de leur quotidien de « femmes de ménage », comme on le dit encore souvent aujourd’hui. Elles abordent des sujets méconnus du grand public : les problèmes de santé liés à cette profession, le manque de reconnaissance, l’importance du relationnel avec le client, la précarité de l’emploi… Le film apporte ainsi un nécessaire éclairage sur ce secteur, deuxième employeur le plus important de Belgique.
Au bonheur des dames ? a été produit par la maison de production liégeoise Les Films de la passerelle[4], et l’équipe des Grignoux a été invitée, à la mi-avril 2018, à visionner le film lors d’une projection privée afin de déterminer s’il pouvait y avoir pour nous un intérêt à le distribuer[5]. Les réalisatrices étaient présentes, la productrice, deux travailleurs de la distribution et deux travailleurs de l’équipe d’animation des Grignoux.
Plusieurs thèmes nous ont paru immédiatement intéressants :
Après visionnement, l’équipe d’animation y a vu clairement un potentiel de travail avec le milieu syndical, avec des associations de défense des droits des travailleurs, avec les milieux féministes, et avec les entreprises et OISP (organisme d’insertion socio-professionnelle) de Titres-Services.
Le film rencontrait également nos objectifs en Éducation permanente à savoir porter une thématique de société qui nous semble importante : il est susceptible en effet de faire évoluer les mentalités et de favoriser ainsi un changement vers une société plus respectueuse, plus égalitaire.
Le rôle de cette équipe est de gérer administrativement les droits du film, les budgets, les dépenses, les recettes, les subsides, de créer les outils de communication, de contacter les cinémas en Wallonie et Bruxelles pour placer le film dans leurs salles avec une période d’exposition la plus longue possible.
Pour cela, l’équipe de distribution peut argumenter en présentant le travail en train de se faire par l’équipe d’animation en lien avec le milieu associatif. Cela permet de montrer que le film est attendu, qu’il est apprécié dans différents milieux, qu’il sera demandé par le public du secteur associatif.
L’organisation des avant-premières est portée notamment par cette équipe. Concernant Au bonheur des dames ? il y a eu ainsi des avant-premières à Liège, Namur, Bruxelles, Mons et Charleroi en présence des réalisatrices et des protagonistes.
Une fois que nous avons pris la décision de travailler autour du film avec notamment les animatrices des Grignoux de Namur et de Bruxelles, nous avons contacté des personnes ressources sur la thématique pour alimenter notre connaissance du sujet.
Nous avons notamment rencontré Denis Morrier, directeur d’une entreprise d’insertion sociale, une coopérative à finalité sociale de titres-services avec 70 travailleuses : il a été, par le passé, président d’une Fédération des entreprises d’Insertion sociale. Son expertise nous a permis de toucher au mieux les entreprises d’Insertion socioprofessionnelle, leurs travailleuses et aussi leurs clients (1 million de personnes emploient des travailleuses en titres-services[6]). Il nous a expliqué par ailleurs comment fonctionne le secteur, quelles sont les forces et les faiblesses de ce secteur, quelles sont les conditions de travail des travailleuses, quels défis le secteur va rencontrer dans le futur.
Des informations très complètes nous ont ainsi aidées à alimenter et à nourrir les rencontres à l’issue des projections.
En mai 2018, nous avons contacté des associations pour leur proposer d’être nos partenaires pour la sortie du film.
Les associations auxquelles nous avons proposé le partenariat sont des structures qui opèrent au niveau national et qui ont des structures dans des régionales. L’idée est d’éviter de devoir informer nous-mêmes toutes les régionales des étapes d’avancée du projet d’exploitation et de disposer du système d’information du réseau central pour relayer nos suggestions et propositions de travail.
Le partenariat a pour objectifs :
Nous avons donc contacté des syndicats, des associations féministes, des associations pour le droit des travailleurs, et des associations d’Insertion professionnelle pour leur proposer un partenariat. Pour qu’elles puissent prendre une décision sur base du film, nous avons organisé des visions privées pour les associations en matinée à Liège (au cinéma Sauvenière), à Namur (au cinéma Caméo) et à Bruxelles (au cinéma Vendôme). Nous avons également invité des associations locales (à Liège par ex : le CVFE, Riposte.cte ou encore le CEFOC) sans leur proposer de partenariat officiel. Nous avons également invité des Centres Culturels, qui dans un second temps, après les projections en salle de cinéma, peuvent s’emparer du film dans leurs propres lieux avec le réseau associatif.
À Liège étaient présent·e·s des membres ou responsables de Cinémarche asbl / Vie féminine Huy-Waremme / SMART / Centre Culturel Amay / Trusquin Titres-Services / CVFE / Point Culture Liège / FGTB / CEFOC / CAIPS / CONSERTES Fédération des fédérations des entreprises en Insertion socio-profesionnelle.
Nous avons présenté le film et le projet autour du film, et à l’issue de la projection, les réalisatrices étaient présentes pour répondre aux questions. Chaque structure s’est également présentée. Ensuite, nous avons offert un verre à la brasserie Sauvenière pour prolonger la discussion. Des échanges se sont créés entre les structures présentes. par exemple Cinémarche et Vie féminine qui ont manifesté l’envie de collaborer.
Comme partenaires officiels de la sortie du film, nous avons eu l’accord de RWLP ; CSC Alimentation et Services ; SAW-B ; PAC ; UNIA ; Atout EI ; Consertes ; Interfédé CISP ; CAIPS ; CEFOC ; CEPAG ; Axelle Magazine ; FPS ; Centrale Générale FGTB ; Médor.
Nous avons organisé les avant-premières dans les 5 villes : Liège, Namur, Charleroi, Bruxelles et Mons en présence des réalisatrices et des protagonistes du film. Les huit femmes travailleuses en titres-services étaient en effet très désireuses d’accompagner le film et de faire part de leurs expériences.
À Liège, en plus de l’avant-première, nous avons organisé plusieurs événements à l’initiative des différents partenaires.
On soulignera qu’il est exceptionnel qu’un même film bénéficie d’autant d’événements et d’animations dans les cinémas d’une même localité. Beaucoup d’autres soirées ont par ailleurs eu lieu plus tard dans des Centres culturels de la région liégeoise et bien sûr dans les autres villes de Wallonie et à Bruxelles.
Au delà des événements que nous organisons ou co-organisons, les associations se sont également emparé des sujets traités dans le film à travers différents supports pour pousser la réflexion un peu plus loin. Il est difficile de répertorier tout ce qui s’est fait mais nous pouvons témoigner de quelques projets :
Il est important de porter un regard réflexif sur nos pratiques de distribution en parallèle avec l’animation, et plus précisément sur le travail réalisé autour de Au bonheur des dames ? Il est difficile cependant pour nous d’évaluer la diffusion réelle de notre travail, et ses effets éventuels sur les mentalités dans la société environnante. Plus concrètement, nous ne pouvons pas évaluer si, par exemple, des clients, après avoir assisté aux rencontres, ont compris l’importance de se renseigner sur les entreprises qui emploient ces travailleuses. Nous pouvons néanmoins tirer quelques conclusions.
Il y a d’abord des limites à notre travail :nous avons une frustration de ne pas avoir pu travailler plus longuement avec les personnes concernées. Nous avions l’envie de favoriser une organisation des travailleuses en titres-services dans la perpspective de mener une interpellation politique. Nous avions en effet des contact avec l’OJ9 (la structure privée qui est montrée dans le documentaire et qui emploie des travailleuses en titres-services) qui aurait pu nous faire rencontrer d’autres travailleuses intéressées de participer et de porter activement ce groupe de réflexion et d’action. Mais pris par le temps et la réalité de nos autres activités, nous n’avons pas pu creuser cette piste.
Mais nous pouvons aussi relever des points positifs qui nous réjouissent :
À travers le travail réalisé avec le tissu associatif, le film a eu plus d’écho, il a été rendu plus visible, et la réalité des travailleuses dans le secteur des Titres-Services a été plus présente dans l’espace public.
Enfin, nous avons constaté qu’un thème peu abordé à travers l’angle féministe a été entendu, grâce à notre travail d’animation, au niveau syndical, politique et du grand public.
1. Le Parc Distribution fait partie de l’asbl Les Grignoux qui est la seule structure juridique officielle dont les comptes sont régulièrement publiés au Moniteur belge.
3. Différents obstacles s’opposent à une distribution en Flandre, à la fois culturels, linguistiques et économiques. Il faut par exemple prévoir une traduction et un soust-titrage relativement coûteux, notamment pour des films dont la diffusion risque d’être limitée.
4. Cette firme a produit notamment Enfants du Hasard de Thierry Michel et Patrick Colson, Je n’aime plus la mer d’Idriss Gabel et L’Homme qui répare les femmes de Thierry Michel.
5. On signalera qu’en tant que distributeurs, nous avons affaire à un produit fini (ou semi-fini quand il est exceptionnellement proposé au stade du scénario). Contrairement au producteur qui finance la réalisation, le distributeur n’intervient pas dans le travail de réalisation.
6. Voir le dossier de presse Au bonheur des dames ?
7. « Société / Titre-Service, la parole des invisibles », Magazine Axelle n°212, octobre 2018, p. 24.
8. Publication de Cindy Pahaut, «Au bonheur des dames? Derrière le point d’interrogation», Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), décembre 2018.
Cliquez ici pour retourner à l'index des analyses.