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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée à
Petit Pays
un film d'Éric Barbier
France/Belgique, 2020, 1h53

Analyse au format pdf On trouvera ici une analyse du film Petit Pays d'Éric Barbier. Cette analyse aborde en particulier le contexte historique et politique où se situe le film, notamment l'influence de la colonisation belge sur le Burundi et le Rwanda. Le contexte évoqué est ensuite mis en relation avec le film.

Cette analyse est également disponible gratuitement au format pdf.

Le film en quelques mots

Adapté du roman homonyme de Gaël Faye paru en 2016, Petit Pays suit le quotidien de Gabriel, un jeune garçon au seuil de l'adolescence. Nous sommes à Bujumbura, au début des années 1990, à une époque où le Burundi et le Rwanda s'apprêtent l'un et l'autre à vivre les heures les plus noires de leur Histoire. Né d'un père entrepreneur expatrié français et d'une mère rwandaise réfugiée au Burundi, Gabriel vit une enfance heureuse et insouciante au sein d'une famille aisée installée dans le quartier résidentiel de Kinanira, entre ses journées passées à l'École française et les moments de liberté qu'il partage avec ses copains.

Image du filmLes souvenirs qu'il a gardés de cette époque sont d'autant plus idéalisés qu'ils tranchent avec la période sombre qui s'ouvre brutalement en 1993 avec l'assassinat du président hutu Melchior Ndadaye et les débuts de la guerre civile. Bouleversé par la violence d'un conflit auquel il ne comprend pas grand-chose, Gabriel doit aussi faire face dans le même temps aux disputes qui vont conduire à la séparation de ses parents. L'éden idyllique qui constituait le cadre de mille aventures joyeuses entre copains se referme ainsi à jamais pour devenir un refuge imaginaire et laisser la place à un espace incertain, menaçant et empreint de violence.

Loin de tout souci didactique qui viserait à éclaircir le contexte historique de l'époque, le film d'Eric Barbier prolonge l'intention du romancier en plaçant les événements à hauteur d'enfant. L'actualité est ainsi perçue du point de vue de Gabriel, un jeune adolescent à la double identité franco-rwandaise né au Burundi, pour qui il est donc bien difficile de se situer. Comme lui, nous, spectateurs du film, découvrons peu à peu l'intensité du conflit de façon brute et sans explication, à travers des bribes de conversations entre adultes, des échanges téléphoniques, les bruits de guerre venant de l'extérieur, les réactions de ses amis ou encore la dégradation des relations entre les domestiques hutu et tutsi employés par ses parents.

Mise en perspective

Dans le cadre de l'éducation permanente, Petit Pays offre l'occasion de revenir sur les massacres ethniques qui ont marqué tragiquement l'histoire récente du Burundi et du Rwanda. À l'heure où le Burundi réclame 26 milliards d'euros à la Belgique et à l'Allemagne pour les torts causés par les colons durant la période allant de 1896 à 1962 - travaux forcés, peines cruelles, inhumaines et dégradantes infligés à la population… - ainsi que la restitution des archives et objets volés au cours de la même période, à l'heure où, par ailleurs, la Commission vérité et réconciliation (CVR) enquête sur le rôle des colons belges dans les tensions ayant mené aux massacres interethniques perpétrés après l'indépendance du pays en 1962, il est en effet important de se pencher, au-delà des événements évoqués dans le film d'Éric Barbier, sur leur origine et la responsabilité de notre pays dans leur déclenchement.

Les notes qui suivent sont destinées aux animateurs qui souhaitent revenir sur cette page historique avec un large public d'adultes. Elles retracent dans les toutes grandes lignes les événements qui ont marqué l'histoire du Burundi et du Rwanda depuis la colonisation jusqu'aux événements de 1993 et 1994 évoqués dans Petit Pays.

Elles devraient permettre de reconstituer et d'éclairer le contexte de l'époque représentée, limité dans le film à la perception qu'en a le jeune Gabriel.

Le contexte du film

Hutu et Tutsi, effets de la colonisation sur les clivages entre populations

Avant la colonisation du pays par l'Allemagne en 1903, le Burundi est un petit royaume caractérisé par une forte hiérarchie sociale, avec une aristocratie princière détenant la plus grande partie des terres et vivant des tributs qu'elle prélève sur les récoltes et troupeaux des fermiers. Image du filmÀ l'issue de la Première Guerre mondiale, l'Afrique orientale allemande, qui s'étendait alors sur les territoires actuels du Burundi, du Rwanda et de la Tanzanie continentale, fait l'objet d'un partage entre les vainqueurs du conflit. Alors que l'Empire colonial britannique reçoit un territoire qui portera le nom de Tanganyika (la Tanzanie actuelle), le nouveau « Ruanda-Urundi » (le Rwanda et le Burundi actuels) est attribué à la Belgique et rattaché administrativement au Congo belge, avec qui le territoire partage une frontière.

Il faut noter qu'alors, il n'existe pas d'opposition de nature ethnique entre les Tutsi et les Hutu. Depuis des siècles, les deux populations partagent le même territoire, les mêmes croyances religieuses, la même culture, la même langue (le kirundi au Burundi et le Kinyarwanda au Rwanda) et les différences que l'on peut observer entre les deux groupes sont en réalité d'ordre socio-économique avec, notamment une concentration des richesses et du pouvoir politique entre les mains des Tutsis. À leur arrivée, les Belges vont procéder à des classifications et établir la supériorité « raciale » des Tutsi suite à des travaux basés sur des indices anthropométriques (la couleur de la peau, la taille, les traits du visage ou encore l'allure générale), puis de recherches sur les caractères héréditaires et les groupes sanguins. Il faut ajouter à cela qu'ils ont également attribué à l'un et l'autre groupe des traits de caractère et de comportement qui dépréciaient la population hutu tandis qu'ils valorisaient systématiquement le groupe minoritaire tutsi.

Carte Rwanda Burundi
Rwanda et Burundi avec les pays voisins en 1993
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Au Rwanda

Au Rwanda, dans les années trente, les Belges opèrent un recensement de population fondé sur une séparation administrative entre les éleveurs et les agriculteurs. L'administration coloniale impose comme critère d'appartenance au groupe « ethnique » tutsi le fait de posséder au moins dix têtes de bétail bovin, et le reste de la population est assimilée au groupe « ethnique » hutu. Chaque citoyen reçoit alors une carte d'identité sur laquelle figure la mention de son « ethnie ». Ce principe, qui fige le citoyen dans tel ou tel groupe sans tenir compte de la réalité sociologique du pays, sera à l'origine d'une véritable discrimination. En l'espace de deux générations, l'élite Tutsi devient une classe sociale privilégiée, occupant les postes les plus importants dans tous les secteurs d'activités. Ces représentations européennes à caractère raciste ainsi que leurs conséquences sociales et politiques ne resteront pas sans effets.

Relégués au second plan, les Hutu éprouvent beaucoup de rancœur et des sentiments de vengeance, qui s'exprimeront violemment lors de la révolution de 1959. À ce moment-là, les Belges commencent à trouver que les Tutsi sont un peuple « arrogant » : leur volonté d'indépendance et d'un enseignement laïc ne convient plus du tout aux colons ni à l'Église catholique, qui découvrent soudain un peuple hutu injustement opprimé. Dès lors, ils vont cautionner et participer activement à la lutte de ce peuple. Les idées d'injustice, d'inégalité, d'exploitation et de revanche en faveur des Hutu sont propagées, donnant naissance au préjugé anti-Tutsi. Des élections sont organisées au Rwanda et gagnées par le Parti pour l'émancipation des Hutu (le PARMEHUTU), qui obtient le pouvoir, un retournement de situation inédit qui sera avalisé par les colons belges au moment de leur départ, en 1962.

Au Burundi

Au Burundi, la population se divisait en plusieurs catégories sociales et tant les Hutu que les Tutsi occupaient des fonctions de chefs ou de sous-chefs au sein du Royaume. Or, toujours dans les années trente, les autorités belges entreprennent une réorganisation administrative fondée sur la perception erronée qu'ils avaient alors du fonctionnement de la société burundaise, considérant les Tutsi comme une minorité supérieure qui avait depuis longtemps asservi la masse Hutu. Image du filmLes schémas raciaux qui justifiaient au Rwanda la prédominance accordée à l'élite Tutsi ont donc été répétés au Burundi, en dépit des différences existantes entre l'organisation sociale de ces deux royaumes. Réduisant le nombre de chefferies, ils en confient le commandement à des chefs dévoués à l'administration belge, ce qui produit en fin de compte une situation où l'ensemble des Hutus se trouvent écartés du pouvoir. Devenus les auxiliaires du pouvoir colonial comme au Rwanda, les chefs burundais sont chargés de faire appliquer les décisions belges (percevoir l'impôt, recruter de la main-d'œuvre pour le travail forcé dans le cadre d'une politique de grands travaux, user de la contrainte matérielle et physique contre la population pour faire respecter ces décisions…) sous peine de subir eux-mêmes des amendes ou des châtiments corporels.

Par ailleurs, comme au Rwanda, l'enseignement est presque entièrement confié aux missionnaires catholiques belges, qui perpétuent et renforcent les schémas raciaux établis par les « scientifiques ». Les écoles deviennent un lieu de discrimination raciale, notamment à travers la formation et le recrutement des élites, excluant pour les Hutus toute possibilité d'accéder aux postes à responsabilité. Le clivage prend petit à petit la dimension d'une véritable opposition sociale entre Hutu et Tutsi et, dans le même temps, l'idéologie raciste de la supériorité Tutsi à l'origine de cette inégalité commence se répandre.

Le Rwanda et le Burundi après l'indépendance

Sous la pression du Conseil de tutelle des Nations unies, la Belgique accorde l'indépendance au Rwanda et au Burundi le 1er juillet 1962. S'ouvre alors dans les deux pays une période d'instabilité politique durable marquée de coups d'État, de massacres intercommunautaires et de guerres civiles qui prennent rapidement la forme de génocides.

Au Rwanda, les colons belges laissent derrière eux une toute jeune République dirigée par les Hutu. À leur tour, ceux-ci mènent une politique discriminatoire à l'égard des Tutsi, qui choisissent de s'exiler massivement à l'étranger, principalement dans les pays limitrophes (en Ouganda, au Burundi et au Zaïre). De là, les réfugiés Tutsi lancent régulièrement des attaques sur le Rwanda, mais ce sera sur les Tutsi de l'intérieur que s'exerceront les représailles du pouvoir. Ainsi, en 1963, d'importants massacres ont lieu, préfigurant en quelque sorte le génocide de 1994. En l'espace de trente ans, les tensions iront crescendo, avec une radicalisation de l'extrémisme hutu et la multiplication des violences à l'égard des Tutsi. Les opérations menées de l'extérieur par les réfugiés Tutsi du FPR (Front Patriotique Rwandais) entraînés par Paul Kagamé se poursuivent jusqu'en février 1993, date à laquelle la guérilla atteint les faubourgs de la capitale, Kigali.

L'opération se solde finalement par la signature en Tanzanie (à Arusha, le 4 août 1993) d'un accord de paix entre le FPR et le gouvernement du président Habyarimana. Cet accord autorise entre autres le retour des réfugiés et prévoit la participation du FPR au pouvoir. Dans les faits, cet accord ne sera cependant pas appliqué et quelques mois plus tard, le 6 avril 1994, l'avion qui transportait le Président et les membres de son gouvernement est abattu, déclenchant un génocide à l'encontre des Tutsi et des Hutu modérés. Ce génocide ponctué de multiples massacres durera trois longs mois du 7 avril 1994 jusqu'au 17 juillet 1994 : il sera finalement interrompu par la victoire des forces du FPR qui s'emparent de Kigali, provoquant la fuite vers le Zaïre de plus de deux millions de Rwandais, parmi lesquels de nombreux génocidaires.

Au Burundi en 1962, les Tutsis continuent de concentrer entre leurs mains l'entièreté du pouvoir politique alors qu'ils ne représentent qu'entre 10 et 15% de la population. Dominés et dépouillés de leurs droits, les Hutus, qui sont cinq à six fois plus nombreux, supportent mal cette situation et des heurts éclatent régulièrement entre les deux communautés tout au long des années soixante. En 1972, les Hutus mènent une insurrection contre le régime dictatorial du président Tutsi Micombero, qui réagit alors par une répression extrêmement violente, avec des massacres atteignant plusieurs dizaines de milliers de victimes chez les Hutus (entre 100 000 et 300 000 selon les estimations). À l'issue de ce que l'on considère comme le premier génocide burundais, les tensions ethniques ne faiblissent pas et les conflits latents se poursuivent tout au long des années 1970 et 1980. Devenu président de la République à la suite d'un coup d'État en 1987, Pierre Buyoya, un militaire de carrière haut placé, approuve une nouvelle Constitution qui prévoit la mise en place d'un gouvernement non ethnique et instaure dans le pays les premières élections libres et multipartites. Ces élections consacrent la défaite de son propre parti (l'UPRONA ou Union pour le progrès national) au profit du Front pour la démocratie au Burundi (FRODEBU) et, pour la première fois, le Burundi voit à sa tête un président hutu, Melchior Ndadaye.

Image du filmMais son assassinat quelques mois plus tard, le 21 octobre 93, va mettre le feu aux poudres et déclencher une nouvelle guerre civile. En représailles, des dizaines de milliers de civils tutsis sont massacrés par leurs voisins hutus, événements auxquels l'armée burundaise (à majorité Tutsi) oppose une répression aussi violente qu'en 1972, avec le massacre de dizaines de milliers de Hutus, civils et rebelles confondus. En pleine guerre civile, le 5 avril 1994, le Hutu Ntaryarima prend la succession de Ndadaye à la présidence du pays, mais dès le lendemain, alors qu'il rentrait d'Arusha (en Tanzanie) où il venait d'assister à une réunion en présence des chefs d'État de la région, il trouve la mort dans l'attentat (précédemment évoqué) visant le président rwandais Habyarimana, qui l'avait accueilli à bord de son avion. Les deux présidents périront dans le crash de l'appareil avec plusieurs hauts responsables des deux pays.

Cette guerre civile, qui fera plus de 260 000 victimes, ne prendra fin qu'en 2001 avec la promulgation d'une nouvelle constitution de transition prévoyant une alternance ethnique du pouvoir tous les 18 mois, et la signature de l'accord d'Arusha, sous l'égide du président sud-africain Nelson Mandela. Pendant la guerre civile, les milices et gangs de jeunes Tutsis ont joué un rôle important. Dès 1995, les « Sans Echec » et les « Sans Défaire », aidés de l'Armée, ont forcé la plupart des Hutus à quitter les zones urbaines pour s'exiler dans les pays voisins ou à l'intérieur du pays. Aujourd'hui, Bujumbura est une ville à majorité tutsie, les Hutus restant concentrés dans des camps de réfugiés en périphérie.

Carte Rwanda Burundi
Schéma temporel : Burundi / Rwanda, de l’indépendance à 1994
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Carte Rwanda Burundi
Schéma temporel : Burundi / Rwanda, 1993-1994, les mois décisifs
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Sur le chemin d'une prise de conscience

À 10 ans, Gaby ne sait rien des tensions qui animent le pays. Il grandit dans un milieu privilégié et fermé, au propre - il vit dans une impasse isolée au sein du quartier chic de Kinanira - comme au figuré, fréquentant uniquement les enfants de l'élite du pays qu'il côtoie à l'École française. C'est progressivement qu'il découvre cette réalité et avec elle, sa propre identité, complexe, ainsi que les multiples implications du conflit pour sa famille, mais aussi pour lui-même.

Gaby découvre les tensions qui existent entre Hutu et Tutsi après la vision en classe de Cyrano de Bergerac, la pièce d'Edmond Rostand connue entre autres pour sa célèbre tirade du nez. Une altercation éclate en effet alors entre Gino et Pascal, un gamin hutu, qui se moque des Tutsis car « ils ont le même nez que Cyrano », reprenant l'un des traits supposés distinctifs de l'ethnie Tutsi selon les colons belges. Cet événement à première vue anecdotique - une dispute entre deux enfants - suffit en quelque sorte à pointer l'origine absurde des tensions entre les deux communautés ainsi que la manière dont ces schémas raciaux sont intégrés dès le plus jeune âge.

Image du filmC'est lors des week-ends passés chez sa grand-mère maternelle dans le quartier de Ngagara qu'il prend ensuite véritablement conscience de sa double identité tutsie et française et de sa condition de réfugié rwandais, à travers les réflexions de sa grand-mère, qui insiste sur l'importance pour lui de connaître ses origines et d'apprendre le kinyarwanda, et celles de son oncle Pacifique, qui lui en apprend quelques mots dont il ignore la signification : « je suis un petit cul blanc ». Mais en observant le comportement de Pacifique, c'est aussi pour lui l'occasion de prendre conscience que les tensions palpables, mais néanmoins larvées qui existent entre les deux communautés prennent, avec la mise en place de préparatifs concrets, le chemin d'un conflit ouvert : bien décidé à rejoindre le front du FPR pour rentrer au Rwanda, son oncle s'entraîne à la guerre en dormant sans matelas, à même les ressorts du lit.

La recherche du vélo volé représente l'étape suivante sur le chemin de la prise de conscience. Calixte, domestique hutu de la famille, a disparu en volant du matériel et le vélo de Gaby. Michel charge alors Innocent, son chauffeur, et Prothe, son cuisinier de partir à sa recherche avec Gaby. Le vélo étant passé de mains en mains, le trajet en voiture est l'occasion de sillonner les quartiers de Bujumbura où vivent les Hutu et, pour Gaby, de découvrir la pauvreté et de mesurer l'écart de richesses qui existe effectivement entre cette communauté manifestement discriminée et celle, privilégiée, à laquelle il appartient. Lorsque Innocent s'empare du vélo enfin retrouvé, Gaby reste insensible à la détresse de la femme qui l'avait acheté pour son fils avec ses maigres économies. Malgré les arguments de Prothe, il refuse d'abandonner son bien, mais l'événement agira comme un révélateur : « Je ne toucherai plus jamais à ce vélo… », l'entend-on dire en voix off une fois de retour chez lui.

Le jour des élections, Gaby aide un vieil aveugle à remplir son bulletin de vote. Alors que le vieillard lui demande de cocher la case de FRODEBU, Gino glisse un mot sous le rideau de l'isoloir pour inciter Gaby à trafiquer le vote en faveur de l'UPRONA, parti à majorité tutsie au pouvoir depuis toujours. Profondément loyal, Gaby ne répond pas à cette sollicitation. L'événement fera ensuite l'objet d'un débat entre les enfants de la bande. Redoutant une victoire de FRODEBU, ses camarades lui reprochent de ne pas avoir changé le vote du vieil homme, à quoi Gaby répond : « Si FRODEBU remporte la victoire, où est le problème ? C'est le principe des élections libres, non ? ». Cet épisode est l'occasion pour Gaby de se rendre compte que ses camarades, en se faisant les défenseurs acharnés de la cause tutsie au détriment de toute objectivité, s'engagent sur le chemin de la radicalisation.

Hanté par la tournure que prennent les événements, Gaby demande à son père de lui expliquer la différence entre les Hutu et les Tutsi. La réponse de Michel, qui renvoie indirectement à la dispute qui avait suivi la projection de Cyrano de Bergerac à l'école, confirme que la seule différence relève de l'aspect physique : les Tutsi ont le nez long et on ne sait jamais ce qu'ils pensent… À part ces caractéristiques physionomiques, les deux populations partagent le même territoire, la même religion, la même langue… Pensant que son père le charrie, Gaby exprime une réaction incrédule qui permet de faire ressortir encore une fois l'absurdité d'une telle classification et les proportions démesurées des événements auxquels elle donne lieu : une guerre sanglante pour une question de nez…

Sur la plage du lac Tanganyika, Gaby et ses copains font une partie de foot lorsque Francis, un adolescent un peu plus âgé qu'eux, s'empare agressivement de leur ballon. Une bagarre s'ensuit, portant Michel à intervenir. « Crétin de Blanc ! », lui lance l'adolescent. Gaby découvre à ce moment-là qu'il existe non seulement un conflit entre Hutu et Tutsi, mais aussi entre les Noirs et les Blancs, autrement dit entre les Burundais et les Européens qui les ont asservis pendant plusieurs décennies. Porteur d'une identité particulièrement complexe - il est à la fois Blanc, Noir, Burundais, Rwandais et Tutsi -, le jeune Gabriel a de plus en plus de mal à se situer au sein de tous ces conflits qu'il ne comprend pas.

Enfin, au tout début de la guerre civile, deux événements avant-coureurs vont permettre à Gaby de mesurer la haine et d'anticiper la barbarie qui s'annonce tant au Burundi qu'au Rwanda. Innocent, le chauffeur tutsi de Michel, qui cohabitait jusque-là en bonne entente avec Prothe, son collègue hutu cuisinier de la famille, s'en prend violemment à cet homme en le rouant de coups jusqu'à ce que, finalement, Michel intervienne et le renvoie.

Quelques semaines plus tard, c'est au Rwanda, où il se rend avec sa mère et sa sœur pour assister au mariage de Pacifique, que Gaby découvre la violence des miliciens de l'Interhamwe (Hutu), lorsque la voiture qui les transporte est arrêtée à un barrage. Ricanant à propos de son nez tutsi, l'un des miliciens demande ses papiers à Yvonne, qui lui tend son passeport. Il fait alors descendre « la Française » du véhicule sous prétexte de la fouiller et en profite pour la peloter sous les yeux de ses enfants, tout en lui faisant remarquer qu'elle a de la chance que les Français soient leurs amis.

C'est donc à travers ces trois derniers événements porteurs de haine - l'attitude de Francis à l'égard de son père, les coups qu'Innocent porte à Prothe, le comportement des miliciens à l'égard de sa mère - que Gaby réalise combien le seul critère raciste est déterminant dans la guerre qui se déclare dans les deux pays.

Une mise en scène lyrique

Le film d'Eric Barbier retrace environ deux années de l'enfance de Gaël Faye d'après le récit que ce dernier en a livré une fois devenu adulte, sous forme d'un roman inspiré de son vécu. Cette forme romanesque lui a permis, entre autres, de libérer l'histoire du carcan étroit de l'authenticité autobiographique pour en donner une version axée sur les émotions ressenties et sensations éprouvées au fil des événements traversés. Cette dimension subjective, exprimée dans le livre par une écriture empreinte d'une grande poésie, se retrouve dans le film d'Eric Barbier à travers ses choix de mise en scène cinématographique : couleurs, lumière, bande-son… tout concourt dans le film à rendre les diverses tonalités des moments vécus par Gaby.

Le jardin d'Eden

Au Burundi, les années 1980 qui voient la naissance de Gaby est une période de conflits latents entre Tutsi et Hutu, marquée entre autres par le coup d'État militaire qui voit le renversement du colonel Bagaza au profit de Pierre Buyoya. Or ce que l'enfant devenu adulte retient de cette période prend la forme dans le film d'une sorte de parenthèse enchantée. Protégé de l'extérieur par l'impasse où il vit confortablement avec ses parents, il fréquente l'École française où il côtoie les enfants de personnalités haut placées dans l'administration ou issus d'unions mixtes entre locaux et expatriés. Les copains de sa bande, dont Gino et Armand, appartiennent à un même milieu aisé et sont tous de père et/ou de mère Tutsi.

Image du filmCoupés de la réalité sociale du pays, ils s'épanouissent librement dans la campagne avoisinante aux allures d'éden : végétation luxuriante et bruissante de chants d'oiseaux, fruits à profusion, comme ces mangues qu'ils maraudent pour les revendre, en faire des projectiles qui s'éclatent au milieu des rires, ou encore les déguster à l'abri du vieux combi VW qui leur sert de QG… C'est un même paradis terrestre que l'on retrouve encore à Bukavu, au Zaïre, lorsque la famille rend visite à Jacques, un ami de Michel, et que les enfants se baignent dans un coin du lac Kivu surplombé par une végétation enveloppante, et dont une petite cascade toute proche fait bouillonner les eaux tièdes. Mais au fil des événements, ces visions respirant la sérénité et le bonheur de vivre laissent progressivement la place à un monde moins parfait et beaucoup plus complexe, plus sombre : les couleurs chatoyantes, la lumière forte et chaude qui les avive, les bruits apaisés et apaisants de la nature, la musique locale aux mille sonorités et aux accents joyeux disparaissent ainsi progressivement au fur et à mesure que Gaby découvre la réalité du conflit entre Tutsi et Hutu.

Seules quelques bulles de bonheur éclateront encore dans ce paysage assombri par la séparation de ses parents puis par la guerre : la fête de Noël 92, avec le vélo BMX reçu sous le sapin, est l'occasion d'une joyeuse escapade avec Gino et d'une danse exécutée face caméra ; son anniversaire donne lieu à une grande fête au cours de laquelle il filme ses parents, réunis pour la circonstance, avec la caméra qu'il a reçue en cadeau ; enfin, à l'heure où la guerre civile bat son plein au Burundi et où le génocide vient de commencer au Rwanda, Yvonne revient s'installer à la maison pour le plus grand bonheur de ses enfants, qui explosent littéralement de joie dans le jardin, un moment intense filmé au ralenti et sur un fond musical mélancolique, comme pour rappeler le contexte noir qui entoure cette parenthèse heureuse.

Des épisodes traumatiques

Une nuit d'enfer

Le début de la guerre civile reste gravé dans la mémoire de Gaby comme un événement inattendu et extrêmement marquant. Dans la nuit du 21 octobre, des bruits de tirs et d'explosion retentissent tout à coup alors qu'il se trouve seul avec sa petite sœur Ana. Ne comprenant pas ce qui arrive, il se précipite à l'extérieur à la recherche des domestiques, qui ne sont plus là. Nous spectateurs du film, partageons la terreur et le stress que l'enfant ressent à ce moment-là grâce à une mise en scène particulièrement efficace : il fait très noir ; pour la première fois dans le film, il pleut à seaux ; les bruits sont amplifiés, atteignant leur paroxysme lorsque l'énorme silhouette noire d'un hélicoptère volant à très basse altitude vient raser le toit de la maison, occupant avec violence et agressivité l'entièreté du champ visuel et sonore.

Opération « Ville morte »

La scène qui montre Michel forcer le barrage gardé par de jeunes Tutsi pour se rendre à l'hôpital avec son fils et sa fille blessée s'inscrit dans un climat de grande violence psychologique. Yvonne, en état de choc suite à la découverte du génocide des Tutsi à Kigali, a basculé dans la folie. Mutique et repliée sur elle-même, elle sort soudain de son état de prostration une première fois, la nuit, pour raconter à sa fille dans quel état elle a retrouvé les cadavres de ses neveu et nièces après trois mois de décomposition et comment elle a frotté les taches de sang incrustées dans le ciment. Image du filmTraumatisé, Gaby observe la scène sans mot dire puis accueille sa petite sœur, terrifiée, dans son lit pour terminer la nuit. Le lendemain, Ana n'ose pas aller embrasser sa mère avant de se coucher, ce qui déclenche une nouvelle réaction d'Yvonne, qui l'oblige à psalmodier un chant funèbre en kinyarwanda, une langue qu'elle ne connaît pas. Plus la fillette pleure en tentant de chanter, et plus s'abattent sur elle les reproches d'Yvonne, qui lui demande en hurlant si elle n'a pas honte de ne pas parler le kinyarwanda. « Tu es comme ton père, un sale Français qui nous a laissé crever ! », lance-t-elle à Gaby, qui tente de s'interposer, avant de lancer brutalement un verre au visage d'Ana.

C'est après avoir vécu ce violent rejet de la part de leur propre mère que les enfants font route vers l'hôpital avec Michel, malgré l'opération « Ville morte » qui paralyse le quartier. Des cadavres jonchent les rues désertes, le feu a été bouté à des matériaux de fortune… Ce paysage aux proportions apocalyptiques défile sur un fond musical porteur de la profonde angoisse qu'il suscite, jusqu'à l'arrivée au barrage qui doit arrêter leur course vers l'hôpital. Finalement, c'est dans un chaos infernal, amplifié par la bande-son du film, que le véhicule, plongé dans l'épaisse fumée noire que dégagent les brûlots et sous le feu des mitraillettes d'une horde de jeunes miliciens ivres de colère, parvient à forcer le barrage.

Danse macabre sur la plage

Cette dernière scène avant l'épilogue du film montre le sort réservé au présumé coupable de l'assassin du père d'Armand et le climat d'ivresse haineuse qui entoure son exécution. Entraîné par Gino et Francis, Gaby part avec eux sur les traces du fuyard dans un vieux taxi déglingué lancé à pleine vitesse sur fond de musique rap. Arrivé sur la plage où un groupe de jeunes rouent de coups l'adolescent qu'ils tiennent pour responsable, Gaby reconnaît le jeune Hutu qu'il avait accueilli un peu plus tôt chez lui pour le protéger de ses poursuivants. Tétanisé par les représailles qui lui sont infligées - la séquence, extrêmement violente, est alors tournée au ralenti -, il observe la scène sans réagir jusqu'au moment où Innocent, à la tête du gang des « Sans Défaite », débarque à son tour pour régler définitivement le sort de l'assassin présumé. Le jeune homme est ainsi attaché dans la carcasse du vieux taxi arrosé d'essence et c'est précisément à Gaby qu'Innocent demande de poser le geste final en jetant un briquet allumé à l'intérieur du véhicule, histoire de prouver au groupe qu'il est bien un vrai Tutsi.

Traumatisé par le choix qu'il a à faire et le crime horrible que l'homme lui demande de commettre, Gaby hésite un long moment avant de déclencher l'incendie fatal. Saluée par des salves de mitraillettes tirées en l'air, l'exécution effroyable du jeune Hutu donne lieu à une véritable scène de transe collective : les flammes, la fumée, le bruit des tirs, les hurlements sauvages et les silhouettes noires des miliciens dansant autour de la carcasse du taxi en feu, composent en effet à ce moment-là un tableau dantesque à la mesure de la perception infernale qu'en a alors Gaby, en larmes et effondré au sol. La caméra, comme hypnotisée par la scène, finit par s'en extraire pour filmer le ciel envahi d'oiseaux, entaché lui aussi par des volutes de fumée noire qui rappellent le drame.

Affiche du film

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