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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Dark Waters
de Todd Haynes
États-Unis, 2019, 2h08
avec Mark Ruffalo, Anne Hathaway, Tim Robbins

Analyse au format pdfL'analyse proposée ici souhaite d'abord expliciter le propos du film Dark Waters de Todd Haynes puis prolonger le questionneemnt qu'il suscitera naturellement chez les spectateurspar une réflexion plus générale sur le phénomène des pollutions industrielles et leurs conséquences.

Cette analyse est également disponible gratuitement au format pdf.

Dark Waters : cinéma et écologie

Présentation

Dans Dark Waters, le cinéaste Todd Haynes porte à l’écran l’histoire vraie de Robert Bilott, incarné par Mark Ruffalo. Cet avocat s’est battu avec pugnacité pendant vingt ans pour faire reconnaître l’implication de la firme DuPont dans la pollution de l’eau potable par le PFOA, composé chimique utilisé dans la production de Téflon. L’exposition répétée à ce composant a entraîné des maladies au sein des travailleurs et des populations voisines de l’usine en Virginie. Afin de faire éclater la vérité, Bilott va risquer sa carrière, sa réputation et sa vie de famille.

Ce film ouvre de nombreuses perspectives de discussions et de prolongements dans le cadre de l’éducation permanente. Le film suscite de multiples réflexions sur la question de l’impact des polluants persistants sur la santé. Le film permet de sensibiliser les spectateurs, quel que soit leur âge, à un scandale de santé publique.

Le film dans le cadre de l’éducation permanente

Le film suscite de multiples réflexions sur la question de l’impact des polluants persistants sur la santé et l’environnement, une thématique largement présente dans l’actualité plus ou moins récente, marquée par des affaires retentissantes comme celles de l’amiante (utilisé notamment pour l’isolation des bâtiments ou la fabrication de tuiles, substance dont les effets néfastes sur la santé des travailleurs ont été rapidement connus dès les années 1970 mais ont été étouffés), ou du Médiator (un médicament détourné de son usage et ayant entraîné de graves effets secondaires), etc. Ce film peut être considéré comme un film d’«utilité publique», nous rappelant que le cinéma est une voie/voix médiatique pour donner écho à des scandales, souvent étouffés ou difficilement accessibles au public en raison de leur complexité juridique et scientifique. Il sensibilise les spectateurs aux effets néfastes de certaines substances sur la santé et les alerte notamment sur les effets de leurs diverses consommations d’objets en apparence anodins. Le film ouvre la voie à une conscientisation et permettra aux spectateurs de devenir critiques face à leur consommation et aux modes de communication de certaines entreprises.

Un film-dossier basé sur des faits réels

Inspiré d’une enquête publiée en 2016 dans le New York Times, ce film raconte le combat d’un avocat contre la contamination de l’eau par la firme chimique DuPont[1]. Le format résolument documentaire de ce film découle de l’article : une recherche largement fouillée et documentée de l’affaire DuPont. Le réalisateur et l’acteur principal, Mark Ruffalo, ont également travaillé en étroite collaboration avec Robert Bilott, l’avocat à l’origine du procès.

Image du filmL’apparition, parmi les acteurs du film, de vrais protagonistes ancre l’histoire dans le réel et efface quelque peu les limites entre la reconstitution, la fiction et la vérité proprement documentaire. La présence de «vraies» personnes pourrait également être entendue comme un assentiment de leur part au propos du film; c’est d’autant plus vrai pour Sarah et Robert Bilott qui apparaissent dans la scène du gala. La présence la plus forte et marquante est certainement celle de Bucky Riley, dont la mère travaillait chez DuPont et qui est né avec des malformations. Son apparition «humanise» et rend tangible les effets du C8 sur les êtres humains[2].

Pourtant, le réalisateur ne semble pas vouloir étiqueter son film de «documentaire». Il utilise les codes de la fiction, principalement la présence de procédures de narration (notamment, les jeux d’opposition, la représentation du temps comme l’appel au passé par la lecture des documents ou souvenirs des personnages…) et de structures du récit. Il ajoute également certaines scènes proprement cinématographiques, empruntant au cinéma d’action voire d’horreur. Le prologue énigmatique du film, montrant des jeunes venus se baigner dans des eaux troubles, donne la tonalité et les codes du film. La scène du parking, qui marque les esprits, est inventée mais elle met en lumière les relations tendues entre les protagonistes, la paranoïa et la psychose dans lesquelles se trouve Bilott ainsi que les jeux de pouvoir entre l’entreprise et ses détracteurs.

Ce thriller judiciaire s’inscrit dans le registre de l’écologie, ce qui en fait une œuvre contemporaine et résolument tournée vers l’avenir. Il est ancré dans notre contemporain : il s’agit d’une affaire qui est encore en cours et qui remet en question nombre de nos objets du quotidien. Il résonne particulièrement avec l’actualité. Ces dernières années, de vastes procès similaires se sont multipliés, à l’instar des poursuites contre Monsanto-Bayer, de part et d’autre de l’Atlantique

.

Récemment, le thème d’un héros seul, un lanceur l’alerte, se battant ou s’opposant à un groupe puissant a été mis en scène dans plusieurs films. Ainsi, dans La fille de Brest (E. Bercot, 2016), l’héroïne s’oppose à des laboratoires pharmaceutiques (l’affaire du Médiator). Spotlight (T. McCarthy, 2015) dévoile un scandale impliquant des prêtres pédophiles couverts par l’Eglise catholique. Révélations (M. Mann, 1999) dénonce les pratiques des géants de la cigarette. Le film Erin Brokovitch (S. Soderbergh, 2000) relate, comme Dark Waters, une affaire de pollution des eaux potables en Californie, à l’origine de maladies dans la population. Promised Land (G. Van Sant, 2012) dénonce l’industrie de gaz de schiste.

Basées sur des faits réels, ces histoires permettent des ressorts scénaristiques qui mènent le spectateur dans une histoire jalonnée de péripéties, de revers, de (petites) victoires. Ces histoires permettent également de susciter l’empathie, voire l’identification des spectateurs à certains traits de ces personnages. Et en même temps, ce sont souvent des personnages usés, au bord de la rupture qui se battent seuls, souvent au péril de leur confort, voire de leur vie, contre de grosses structures, gouvernementales ou industrielles.

Un film nécessaire pour réveiller les consciences

Bien informés, les hommes sont des citoyens;
mal informés, ils deviennent des sujets

Alfred Sauvy

Avec Dark Waters, nous ne sommes pas dans le registre du spectaculaire dont le cinéma hollywoodien raffole. Nulle question ici de films comme Le jour d’après (R. Emmerich, 2004), de Phénomènes (M. Night Shyamalan, 2008) ou encore Deepwater Horizon (R. R. Waugh, 2016). Nous sommes en présence d’un film qui appelle à une prise de conscience. Le film est construit de manière didactique, avec une rigueur journalistique et documentaire, tout en respectant une puissance narrative à même de tenir les spectateurs en haleine. Le film est présenté sous la forme d’un film-enquête et apporte une grande quantité d’informations. La force du réalisateur a été d’induire un rythme soutenu et une tension palpable, rendant le film haletant et passionnant. En combinant suspens et pédagogie, le réalisateur a réussi à rendre accessible une histoire complexe et pleine de ressorts au plus grand nombre.

Image du filmCertes ce film ne révolutionne pas dans sa mise en scène – néanmoins soignée – mais il a l’attrait des films qui dérangent, qui font réfléchir, qui retournent, qui questionnent.

Qui achètera encore des poêles sans regarder leur composition ? Va-t-on encore oser vanter les mérites des poêles «qui ne collent pas», après une remise en question aussi profonde des modes de fabrication, des dangers des composants pour la santé et l’environnement. Il n’est pas question d’une erreur, due à une méconnaissance, mais d’une mise en danger publique, en particulier pour la santé des hommes et des animaux, sciemment occultée par une firme dont les intérêts financiers ont primé sur le bien être collectif. Dark Waters est une œuvre essentielle, qui remue les consciences, qui démonte les discours publicitaires et industriels, qui arme la critique de faits et de données.

Les objectifs du réalisateur Todd Haynes et de l’acteur principal Mark Ruffalo étaient d’informer les gens, de laisser les spectateurs s’emparer du sujet et de «les éduquer» pour qu’ils s’opposent eux-mêmes à ces substances toxiques : «En ce moment, des gens sont empoisonnés, et ils ne sont même pas au courant», a déclaré Mark Ruffalo lors d’un discours tenu au Parlement européen où il plaidait auprès des autorités en faveur d’un renforcement de la réglementation de ces substances.

Il a lancé une campagne «Fight forever chemicals». Lors de cette conférence de presse, Mark Ruffalo, accompagné de Todd Haynes et de Robert Bilott, a estimé que les choses bougeaient finalement sur ces questions après quatre décennies d’inaction.

Ce film apparaît, dès lors, comme une injonction à l’action, même si – comme le montre le film, sans ménagement – les ressorts nécessaires à faire bouger les choses sont difficiles, parfois insurmontables.

Un happy end ?

Quelques questions peuvent alimenter le débat :

  • Les spectateurs se souviennent-ils des dernières informations données, sous forme de texte ?
  • Ont-ils l’impression que Bilott en sort vainqueur ?
  • En quoi ce film permet-il d’ouvrir les yeux sur les retombées pour la santé et pour l’environnement de certains produits chimiques ? Les spectateurs se sentent-ils concernés ? Le film leur a-t-il éventuellement donné l’envie d’agir ?

Le film se conclut sur cette information : l’on trouve du PFOA dans les organismes de tous les êtres vivants de la planète. Des groupes militent aujourd’hui pour bannir le PFOA et tous les autres Forever Chemicals, qui sont pratiquement tous non-régulés.

Image du filmAu contraire d’Erin Brockovitch (Steven Soderbergh, 2000) qui traitait d’un sujet similaire, Dark Waters ne se conclut pas sur une forme de soulagement pour les spectateurs. Certes, Bilott obtient la reconnaissance du préjudice des victimes (du moins, ceux encore en vie) et leur indemnisation partielle, mais le combat mené et son dénouement, même «victorieux», ont un goût de défaite. Le système de corruption complexe mis à jour n’est pas réglé : c’est toujours l’industriel qui tire les ficelles (la question du procès qui se pourrait se clôturer en 2890 si tout se passe bien, des éléments de substitution dont on ne connaît pas les effets à long-terme, etc). Le rythme tendu du film nous a accoutumé à ne jamais crier victoire trop tôt (souvenons-nous de cette scène au restaurant où Bilott célèbre la «victoire» avec sa famille… pour finalement apprendre que DuPont rejette l’arrangement). DuPont continue à produire du Téflon. En 2019, DuPont figure à la première place du top 100 des pollueurs aquatiques américains publié par l’Université de Massachussetts[3]. En mai 2019, le groupe est cité parmi les 654 entreprises qui ne respectent pas la réglementation sur les substances chimiques en Europe[4]. Beaucoup d’autres industriels utilisent des Forever Chemicals qui affectent notre santé et l’environnement. Le film met également en lumière les accointances entre les industriels et certains niveaux de pouvoir – notamment par la nomination de certains responsables de DuPont à l’EPA (Environmental Protection Agency). Le film dénonce les agissements des industriels dans l’espoir de convaincre les spectateurs d’agir en conséquence. C’est dans cet espoir de faire changer les choses que Mark Ruffalo a exhorté, devant le Parlement européen, le peuple à «devenirdes héros» du changement.

Le développement de l’industrie chimique

Au lendemain de la seconde Guerre Mondiale, la carbochimie et la pétrochimie se développent, en lien avec cette société de consommation qui s’épanouit. DuPont fait partie de ces géants de l’industrie qui ont développé la chimie et transformé en profondeur les fondements matériels de la vie. Le mode de vie consumériste se massifie. Les outils mercantiles se développent et se professionnalisent dès les années 1930 aux USA (American Way of Life), puis en Europe et dans les zones prospères du monde de l’après-guerre. Cette consommation de masse frénétique, portée par le sentiment d’émancipation par les objets, est une source majeure de pollutions car les modes de vie deviennent de plus en plus consommateurs en énergie, en matières premières et en produits toxiques. Ils génèrent également une grande quantité de déchets. Le rapport aux objets se transforme en profondeur, favorisant une consommation éphémère et même l’obsolescence programmée[5].

La possibilité de fabrication de nouvelles substances chimiques, dont les PFAS font partie, n’a jamais été si importante et constitue de nouveaux facteurs de risque pour la santé[6]. Les composants chimiques sont souvent non-réglementés, et leurs effets sont peu – voire pas – connus. Un système où le principe de précaution prime sur l’économie devrait être exigé.

Depuis la deuxième moitié du XXe siècle, il a été d’usage de mettre à distance les nuisances, les incommodités et les risques que produit la profusion croissante de biens matériels[7]. Pourtant, dans chaque produit se cachent des pollutions liées à sa fabrication, de l’extraction à la consommation finale. La fabrication d’objets implique de plus en plus de produits composites qui affectent l’environnement et la santé humaine, profondément et parfois de manière irréversible. Aujourd’hui le domaine de la santé environnementale se développe afin de répondre spécifiquement aux risques des pollutions sur la santé humaine et de comprendre les effets de produits toxiques présents dans l’environnement à court, moyen et long termes[8].

Le PFOA, une bombe à retardement ?

Quelques questions peuvent alimenter le débat :

  • Quels sont les éléments dont vous vous souvenez à propos du PFOA ?
  • Quels sont ses effets sur la santé humaine ?
  • Dans quels produits quotidiens se trouve-t-il ?
  • Bilott trouve-t-il facilement des informations sur ce PFOA ?
  • Pourquoi Bilott utilise-t-il l’expression «bombe à retardement» ?
  • Quels sont les effets du PFOA sur la santé des travailleurs ?
  • Par quel biais cette substance chimique agit-elle sur la santé des riverains ?

Au cours du XXe siècle, ce sont plus de 100 000 molécules chimiques qui ont été produites par l’industrie dont moins d’un tiers ont fait l’objet d’une étude d’impact sérieuse sur l’environnement et la santé humaine[9]. Le Téflon, et ses composants, font partie de cette histoire. On trouvera facilement des réponses à ces questions sur différents sites d’information.

Image du filmDécouvert accidentellement par un chimiste de l’entreprise DuPont, le Téflon (PTFE) a été utilisé pour la première fois par l’armée américaine dans le cadre du projet Manhattan. Afin de mettre à profit cette invention, la société DuPont décide d’utiliser ce composant pour des ustensiles de cuisine. La transformation d’une technologie militaire en un usage civil est une constante dans l’histoire chimique : elle permet la reconversion d’un outil de production, devenu obsolète, une fois la paix revenue[10]. N’est-il pas plaisant de cuisiner ses crêpes dans une poêle qui n’attache pas ? Quel bonheur de pouvoir disposer de vêtements à la fois respirants et étanches! Ces caractéristiques hydrophobes sont possibles par la présence, dans le revêtement, d’une molécule d’acide perfluorooctanoïque, ou PFOA.

Mais le PFOA a la particularité de se fixer aux protéines de plasma dans le sang, se répandant dans l’ensemble des organes. L’affaire DuPont a clairement montré sa toxicité au-dessus d’un certain seuil, mais l’on soupçonne également le PFOA d’être un perturbateur endocrinien : une substance qui, même à faible dose, a des répercussions sur les fonctions biologiques de l’être humain en perturbant son système hormonal[11].

Le film met d’abord en scène les effets les plus visibles et les plus directs : les vaches de Tennant, puis les employés de DuPont. La présence dans le film de certaines personnes jouant leur propre rôle et réellement impactées par le PFOA – citons la présence marquante de Bucky Bailey, victime d’une malformation congénitale due à l’exposition au PFOA — permet de frapper les esprits plus vigoureusement.

Le film le montre : des études sont menées, dès les années 1960, sur des animaux de laboratoire et des employés pour mettre en lumière les effets du PFOA sur les organismes. Ces recherches et leurs résultats sont maintenus secret. D’ailleurs, Bilott a beaucoup de mal à obtenir des informations sur ce produit, qui n’est pas régulé.

Dans le film, Bilott démontre que les rejets toxiques de C8 (le code désignant le PFOA) par DuPont, qui ont pollué l’Ohio, l’air et les nappes phréatiques (à cause de décharges non-étanches) pendant des décennies ont aussi un impact sur la santé des riverains. La découverte prend l’apparence d’une révélation : alors que Bilott est avec son fils un dimanche matin, complètement absorbé par ses pensées, il a un flash et revoit cette gamine à vélo qui lui sourit, les dents noires.

Il appelle Gillespie pour établir le lien entre le fluor présent dans le C8 et les dommages sur les dents. Une enquête épidémiologique, la plus vaste de l’histoire, a révélé alors les liens entre le PFOA et 6 maladies graves : l’hypercholestérolémie, la colite ulcéreuse, l’hypertension artérielle, l’hypertension induite par la grossesse et les maladies thyroïdiennes et plusieurs cancers (rein, testicules, en particulier). Ces maladies se déclarent plusieurs années après l’exposition au composant.

Une pollution insidieuse

Le film Dark Waters nous signale ainsi que les catastrophes écologiques et sanitaires peuvent être diffuses et dissimulées dans l’eau que nous consommons tous les jours ou tapies dans les objets usuels, à première vue inoffensifs. Il s’agit d’une pollution latente, large et peu perceptible[12]. Suivant l’ampleur de l’exposition, l’interaction avec d’autres substances et les prédispositions médicales, les gens sont touchés plus ou moins vite et plus ou moins durement.

Il faut également savoir que le PFOA appartient à la famille des PFAS, des composés fluorés hydrophobes présents dans des produits utilisés quotidiennement. Les PFAS constituent un groupe de 4000 molécules chimiques. Ce sont des produits persistants dans l’environnement en raison de leurs liaisons chimiques très stables entre le carbone et le fluor. Ils se répandent dans l’environnement. En contaminant l’eau, ils se retrouvent dans toute la chaîne alimentaire. Ces substances s’accumulent dans les organismes des animaux et des humains. Ils ont la capacité d’être transportés à longue distance, loin des points d’émission.

Une contamination demeurée largement méconnue

Bien que documentés, certains scandales, qu’ils soient écologiques, environnementaux, politiques ou sanitaires, n’éclatent pas au grand jour. Connus par des scientifiques, des avocats, des journalistes ou des militants, ces événements ne déchaînent pas l’indignation collective et citoyenne qu’ils devraient lever. Le scandale du Téflon est de ceux-là.

Il s’agit d’une affaire complexe et de longue haleine. Elle parle d’exposition chronique à un composant chimique; au fait de boire pendant des années, voire des décennies, de l’eau polluée.

Une des raisons de l’immobilisme est l’ampleur d’un tel scandale : les rebondissements, la somme de connaissance nécessaire et les ressorts juridiques sont tels qu’il est difficile de s’en emparer. Le film le montre bien : l’affaire est hermétique. Un mur de complexité se dresse entre les protagonistes et les citoyens. Même pour des initiés – en l’occurrence un avocat brillant – l’affaire est complexe, insaisissable et infinie. Les dangers et les responsabilités dépassent l’entendement.

En outre, la menace est telle que la plupart d’entre nous ont un sentiment d’impuissance, qui mène la plupart d’entre nous à l’attentisme, voire l’immobilisme. C’est sur la méconnaissance, la peur et l’hermétisme que comptent des groupes comme DuPont pour annihiler toute menace de rébellion collective, qui mettrait en danger les énormes enjeux financiers de ces groupes industriels. Et c’est évidemment tout le mérite d’un film comme Dark Waters de donner un large écho à ce scandale soigneusement étouffé.

Quelle régulation en Europe ?

Quelques questions peuvent alimenter le débat :

  • Pensez-vous que nous sommes protégés en Europe de tels scandales ?
  • Quels sont les règlements suivis en Europe ?
  • Comment est classé le PFOA ?

Aux États-Unis, la question de l’environnement dépend de chaque État. Et les normes de pollution ne sont pas les mêmes d’un État à l’autre. L’E.P.A. (Environmental Protection Agency) ne s’attaque donc pas directement aux affaires de pollution des sols ou de l’eau – ça se joue à un niveau local. Elle va plutôt agir pour réguler certains éléments chimiques.

Image du filmEn Europe, les États ont mis en places des régulations sanitaires et environnementales et ont défini des seuils de concentration «acceptable» et des normes de qualité de l’air ou de l’eau. Mais cette régulation publique laisse de côté la question de l’exposition à long terme. Pour ce faire, l’Europe s’est dotée d’un règlement appelé «REACH» (Registration, Evaluation, Authorisation and Restriction of Chemicals) en 2007 qui vise à protéger la santé humaine des risques que posent les produits chimiques. Reach s’applique à toutes les substances chimiques, celles utilisées dans les processus industriels mais que l’on retrouve également dans notre vie quotidienne (produits de nettoyage, peintures, vêtements, meubles, appareils électriques).

Reach impose la charge de preuve aux entreprises. Pour se conformer à la réglementation, les entreprises doivent identifier et gérer les risques liés aux substances qu’elles fabriquent et commercialisent en Europe. Elles doivent démontrer à l’ECHA (agence européenne des produits chimiques, établie à Helsinki en Finlande) comment la substance peut être utilisée en toute sécurité et elles doivent communiquer les mesures de gestion des risques aux utilisateurs[13]. Les autorités peuvent restreindre l’utilisation des substances si les risques ne peuvent être gérés ou soumettre leur utilisation à une autorisation préalable. À long terme, les substances les plus dangereuses devraient être remplacées par des substances moins dangereuses.

La diffusion du film Dark Waters arrive à point nommé puisque la Commission européenne a annoncé la publication avant l’été 2020 de sa nouvelle stratégie sur les substances chimiques dans le cadre du Green Deal européen.

Proposition d’activité

L’on peut inviter les personnes intéressées par ces questions à regarder le reportage «Pays-Bas : les damnés du Téflon», proposé par Arte. L’on y voit une situation tout à fait comparable à celle présentée dans Dark Waters, mais cette fois dans une ville européenne. Le propos de ce reportage est centré sur la santé des travailleurs et des voisins de l’usine DuPont, accusée là aussi de déverser un poison invisible.


1. Rich Nathaniel, «The Lawyer Who Became DuPont’s Worst Nightmare», in The New York Times Magazine, 6 janvier 2016 [page consultée le 21 mars 2020].

2. Son apparition, presque irréelle, à la station service, à un moment de découragement de Bilott est très forte. Elle fait écho à l’utilisation, par l’avocat, lors de la déposition par Charles O Holliday Jr, d’une photo de Bucky Bailey pour donner un visage (déformé) à ce que la lettre-archive datée des années 1970 de DuPont appelle “son récepteur”.

3. Publication en ligne de l’Université du Massachussets. En 2016, il se trouvait à la deuxième place des plus grands pollueurs atmosphériques, il occupe en 2019 (à partir des chiffres de 2017) la quatrième place .

4. MANDARD Stéphane, « Au moins 654 entreprises ne respectent pas la réglementation sur les substances chimiques », dans Le Monde, 21 mai 2019 [page consultée le 3 mai 2020].

5. Plusieurs produits ont en effet vu leur composition ou leur formule revues pour contraindre les consommateurs à acheter plus souvent. Parmi ceux-ci, citons le bas nylon, produit de synthèse mis au point par l’entreprise de chimie DuPont dans les années 1940. Il rencontre un vif succès mais sa solidité provoque une stagnation des ventes. La formule est alors revue et les produits protecteurs diminués pour réduire sa qualité.

6. À ce propos, voir DAB William, Santé et environnement, Paris, 2020, pp. 54-57.

7. JARRIGE François et LE ROUX Thomas, La contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel, Lonrai, 2017, pp. 261ss.

8. L’OMS a élargi sa définition, d’abord restrictive de la santé, en intégrant des facteurs de risque liés à la dégradation de l’environnement.

9. PHILIPPOT Vital (dir.), Dossier pédagogique. Dark Waters, s.l., s.d., p. 8 [page consultée le 21 mars 2020].

10. JARRIGE François et LE ROUX Thomas, Op. cit., en particulier, le chapitre « Guerres industrielles et pollutions », pp. 209-230.

11. XHONNEUX Valérie, HOLLANDER Véronique et COURBE Pierre, Pour un environnement sain. Susciter le changement pour diminuer l’exposition à la pollution de l’air et aux perturbateurs endocriniens, Namur, 2016, pp. 29-38 [page consultée le 4 avril 2020].

12. Une carte publiée par l’EWG reprend la contamination par les PFAS, dont fait partie le PFOA, des eaux potables aux USA. [page consultée le 2 mai 2020].

13. PHILIPPOT Vital (dir.), Op. Cit. Dans son interview, Stéphane Frioux (maître de conférences d'histoire contemporaine, Université Lumière Lyon 2) déclare : « Pour le glyphosate, les industriels ont par exemple indiqué que ces produits n’étaient pas dangereux s’ils étaient utilisés avec des gants, des combinaisons… reportant ainsi la responsabilité sur les usagers. »

Image du film

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