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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Le Fils de Saul
de László Nemes
Hongrie, 2015, 1 h 47


L'analyse proposée sur sur cette page web et consacrée au film Le Fils de Saul de László Nemes revient plus particulièrement sur la dimension de reconstitution du film. Cette analyse est prolongée par une interview du cinéaste. Elle est également disponible au format PDF facilement imprimable.

Le film en quelques mots

En 1944, à Auschwitz-Birkenau, des groupes de détenus, les Sonderkommandos, sont chargés par les SS de brûler les cadavres des Juifs assassinés dans les chambres à gaz et de les dépouiller, puis de remettre les lieux en l'état avant l'arrivée des prochaines victimes. Parmi ces détenus (qui se savent eux-mêmes condamnés à mort à plus ou moins brève échéance), Saul croit reconnaître parmi les dernières victimes son propre fils, et il décide de soustraire son corps pour l'enterrer selon le rite juif en faisant réciter le kaddish, la prière des morts, par un rabbin. Mais cela semble totalement impossible en un tel lieu…

Cette reconstitution de la page la plus noire de la destruction des Juifs d'Europe par les nazis frappe le spectateur à la fois par le caractère insoutenable de la réalité évoquée et par l'audace de sa mise en scène: en choisissant de suivre le personnage principal en plan rapproché tout en repoussant à la périphérie du champ l'horreur des crimes commis, le jeune cinéaste hongrois László Nemes parvient à immerger le spectateur dans cet univers monstrueux sans verser dans une vision macabre et sanguinolente.

Histoire et reconstitution

Le Fils de Saul est évidemment une reconstitution et ne peut pas être considéré comme un documentaire, contrairement en particulier à Shoah de Claude Lanzmann (1985) qui ne comprend aucune image d'archive et repose essentiellement sur les interviews de plusieurs rescapés des Sonderkommandos d'Auschwitz et d'autres camps d'extermination[1]. Si le film est très largement documenté, il contient cependant une part d'invention et même de fiction: aucun détenu du nom de Saul Ausländer n'a certainement fait partie des Sonderkommandos d'Auschwitz. Mais parmi tous les événements mis en scène, quels sont alors ceux que l'on peut considérer comme authentiques, attestés par différentes sources historiques, et ceux qui relèvent de l'imagination de l'auteur, de sa «liberté créatrice»?

Répondre à cette question n'est pas facile: notre connaissance, même sommaire, du tournage d'un film, suffit à nous faire comprendre que les dialogues prononcés dans le Fils de Saul ont été dans leur très grand majorité écrits par László Nemes et Clara Royer (qui sont crédités comme scénaristes du film), mais on peut également estimer qu'il sont très largement vraisemblables, c'est-à-dire que des propos plus ou moins similaires ont pu être effectivement prononcés à Auschwitz à cette époque (même si nous n'en avons aucune trace[2]). L'authenticité d'autres événements représentés dans le film pose en revanche problème si l'on ne dispose pas d'informations historiques suffisantes sur ce qui s'est passé à Auschwitz (mais aussi ailleurs): ainsi des spectateurs peu informés pourraient se demander si le tournage a eu lieu sur les lieux mêmes des événements. Or il n'en est évidemment rien: sans même avoir de renseignements sur les conditions de tournage, il suffit de quelques informations historiques pour comprendre qu'il est aujourd'hui impossible de filmer à Auschwitz les crématoires tels qu'ils étaient en 1944[3] puisqu'ils ont été détruits avant l'évacuation du camp. Seules subsistent aujourd'hui des ruines[4].

L'on propose donc ici de considérer une série de faits ou d'événements représentés dans le film: chaque lecteur pourra d'ailleurs au préalable estimer, de manière intuitive sur base de ses propres connaissances , quelle authenticité il accorde à chacun d'entre eux.

Est-ce vrai ? vraisemblable ? improbable ? faux ?

  1. Les membres du Sonderkommando trouvent un survivant dans la chambre à gaz
  2. Saul et ses compagnons nettoient le sol dans la chambre à gaz
  3. Un prisonnier travaille comme médecin et est affecté à la morgue
  4. Saul est surpris à la morgue par des médecins et officiers nazis: ceux-ci se moquent de lui en criant «Mazel Tov», mais le laissent finalement partir
  5. Saul soustrait le cadavre de son fils à la morgue pour l'enterrer
  6. Parmi les membres du Sonderkommando, des rabbins récitent le kaddish, la prière des morts, pour les Juifs assassinés
  7. Les membres du Sonderkommando ne semblent pas affamés ou squelettiques
  8. Certains membres du Sonderkommando essaient de soustraire des bijoux ou des valeurs dans les vêtements des Juifs gazés
  9. Selon Saul, un autre membre du Sonderkommado a enterré des manuscrits aux abords du crématoire
  10. Un autre membre du Sonderkommando prend clandestinement des photos de cadavres que d'autres sont en train de brûler
  11. Un groupe de détenus rejoints par Saul est chargé de vider les cendres dans une rivière
  12. On remarque des soldats soviétiques parmi les membres du Sonderkommando
  13. Des Juifs sont emmenés en masse au milieu de la nuit et exécutés au bord de fosses enflammées
  14. Saul parvient à faire sortir de ce groupe quelqu'un qu'il pense être un rabbin
  15. Il y a un réseau de résistance parmi les détenus
  16. Des femmes à l'entrepôt surnommé le Canada fournissent des armes ou des explosifs à Saul
  17. Une révolte éclate et certains membres des Sonderkommandos ont des armes ou prennent des armes aux gardiens
  18. Au cours de la révolte, de nombreux détenus paraissent pouvoir s'échapper mais un groupe est rattrapé et exécuté
  19. Tous les événements mis en scène semblent se dérouler en à peine une ou deux journée

Quelques éléments d'information et de réflexion

On trouvera ci-dessous des informations sur les différents événements évoqués dans l'encadré ci-dessus. La numérotation de ces commentaires correspond à celle de la liste ci-dessus.

1. Survivant ?

Un tel fait est attesté par au moins deux témoins différents. Shlomo Venezia, issu de la communauté juive italienne de Salonique (en Grèce) et déporté à Auschwitz en avril 44, rapporte ainsi: «Peu de personnes ont vu et peuvent raconter cet épisode, et pourtant il est véridique. Un jour, alors que tout le monde avait commencé à travailler normalement après l'arrivée d'un convoi, l'un des hommes chargés de retirer les corps de la chambre à gaz a entendu un bruit étrange. Ce n'était pas si surprenant d'entendre des bruits bizarres, car parfois l'organisme des victimes continuait à dégager du gaz. Mais cette fois-ci, il prétendait que le bruit était différent. […] En faisant bien attention, nous avons, nous aussi, effectivement entendu ce bruit. C'était une sorte de vagissement. L'homme qui l'avait entendu le premier est allé voir d'où provenait précisément le bruit. Enjambant les corps, il a trouvé la source de ces petits cris. Il s'agissait d'une petite fille d'à peine deux mois, encore accrochée au sein de sa mère qu'elle tentait vainement de téter. Elle pleurait de ne plus sentir le lait couler. […] Impossible de la cacher ni de la faire accepter par les Allemands. En effet, dès que le garde a vu le bébé, il n'a pas eu l'air mécontent d'avoir un petit bébé à tuer. Il a tiré un coup et cette petite fille qui avait miraculeusement survécu au gaz est morte. Personne ne pouvait survivre.» (Shlomo Venezia, Sonderkommando, Paris, Le Livre de Poche, 2009, p. 145-146).

Szlama Dragon, un Juif polonais déporté à Auschwitz en 1942 a témoigné en mai 1945 devant la Commission d'enquête sur les crimes nazis commis à Auschwtiz, et a déclaré entre autres: «À cette époque-là, nous sortions les cadavres des chambres à gaz peu de temps après le gazage et il nous arrivait, une fois à l'intérieur, d'entendre encore des gémissements, surtout quand nous attrapions un corps par les bras pour le sortir dehors. Une fois, nous avons retrouvé un enfant vivant dans la chambre. Il était entièrement enveloppé dans un oreiller qui lui recouvrait aussi la tête. Après avoir défait l'oreiller, on a vu que l'enfant avait les yeux ouverts et semblait être en vie. On a apporté l'enfant avec son oreiller à Moll [=un gardien SS] en lui annonçant que l'enfant était vivant. Moll nous l'a enlevé des mains, l'a porté jusqu'au bord de la fosse, l'a posé sur le sol et avec le talon de sa chaussure a écrasé le cou de l'enfant et l'a ensuite jeté dans le feu. J'ai vu de mes propres yeux la scène entière et j'ai aperçu qu'au moment où Moll écrasait le cou de l'enfant celui-ci a bougé ses bras. Cet enfant n'a pas pleuré tout le temps, je ne peux pas le dire, car je n'ai pas vérifié s'il respirait ou pas. En tout cas, il nous a sauté aux yeux qu'il n'avait pas le même air que les autres cadavres.» (Des voix sous la cendre. Manuscrits des Sonderkommandos d'Auschwitz-Birkenau. Paris, Le Livre de Poche, 2014, p.261-262).

On peut donc considérer que cet événement mis en scène dans Le Fils de Saul est vraisemblable même s'il est évidemment exceptionnel. Les circonstances sont différentes de celles des témoignages rapportés ci-dessus et il y a donc sans aucun doute une part de transposition dans le film.

2. Nettoyer ?

Cette opération de nettoyage, particulièrement sordide, est bien attestée dans les témoignages des survivants des Sonderkommandos: du sang, des humeurs corporelles , des matières fécales s'échappaient du corps des personnes gazées. Il fallait donc remettre les lieux en état avant l'arrivée des prochaines victimes à qui l'on essayait de faire croire qu'il s'agissait d'un local de douches. Certains témoins rapportent qu'il fallait même repeindre rapidement les murs griffés et ensanglantés par les victimes prises au piège.

3. Médecin à Auschwitz ?

Parmi le personnel SS du camp, il y avait plusieurs médecins chargés en particulier de la sélection des détenus valides à l'arrivée des convois. Leur chef Joseph Mengele a également mené des expérimentations diverses sur les détenus sans considération pour leur vie ni leur santé. Par ailleurs, Miklós Nyiszli, un médecin juif hongrois déporté à Auschwitz en mai 1944, a dû servir comme assistant anatomiste de Mengele. Il était notamment chargé des dissections des corps des victimes des expérimentations de Mengele. Il a survécu à l'évacuation du camp d'Auschwitz et a rapporté son expérience dans un ouvrage publié en 1946 en hongrois (traduit en français sous le titre Médecin à Auschwitz, Paris, Julliard, 1961.)

4. « Mazel Tov »

Pour rappel, Mazel Tov est une expression hébraïque (utilisée également en yiddish) signifiant félicitations. Tout l'épisode est certainement imaginaire, mais il s'inspire de nombreux événements similaires, témoignant de deux attitudes souvent présentes chez les SS (mais également chez des soldats de la Wehrmacht). D'une part, les nazis aimaient humilier les Juifs en ridiculisant notamment leurs coutumes (par exemple en coupant les papillotes des Juifs orthodoxes) ou en profanant leurs objets sacrés (les pierres tombales de l'ancien cimetière juif de Cracovie furent ainsi utilisées comme pavés de rue). D'autre part, le pouvoir des SS à l'égard des détenus des camps de concentration était pratiquement sans limites et très largement arbitraire: des fautes vénielles (ou même une absence de faute) pouvaient être punies de mort immédiate. C'est d'ailleurs ce que l'on redoute quand Saul est surpris par les SS dans la morgue: on craint qu'il ne soit immédiatement tué, mais l'arbitraire peut également jouer dans l'autre sens, et, cette fois, Saul a la vie sauve.

5. Enterrer ?

Il n'y a pas, à première vue, de témoignage d'un tel fait[5]. La majorité des survivants rapportent les conditions d'existence souvent terribles de déportés, les stratégies mises en œuvre pour survivre, les exactions et les meurtres des gardiens: outre l'inquiétude pour leurs proches, la préoccupation principale des détenus est d'abord et avant tout la survie, exceptionnellement l'évasion ou la résistance. La volonté de Saul de soustraire le corps de son fils (ou de celui qu'il croit être son fils) à la crémation[6] apparaît donc comme tout à fait exceptionnelle, aberrante même pour ses compagnons mais également pour les spectateurs. C'est, pourrait-on dire, le «moteur» d'un récit — évidemment inventé par l'auteur du film — qui parcourt tout le film mais qui interpelle le spectateur par son caractère énigmatique: qu'est-ce qui pousse Saul dans cette quête obstinée et qui semble impossible en un tel lieu?

6. Le kaddish

Le kaddish est une récitation traditionnelle de la liturgie juive (qui a notamment influencé la prière Notre père de la religion chrétienne). Une des versions du kaddish est destinée à accompagner les enterrements. Plusieurs témoignages attestent du fait que de>s membres des Sonderkommandos, sans doute de formation rabbinique, récitaient le kaddish clandestinement pour les personnes qui venaient d'être assassinées dans les chambres à gaz.

7. Affamés ?

Il faut se méfier des photos de la libération des camps prises par les Alliés en avril et mai 45, à un moment où la famine était générale dans ces camps et où une majorité de détenus étaient fortement amaigris sinon squelettiques. Antérieurement, seule une minorité (difficile à estimer) de détenus étaient réduits à l'état de «musulmans»: la majorité était sans aucun doute affaiblie, amaigrie, épuisée par le travail mais restait capable de travailler au moins pour un temps et ne présentait pas une telle apparence squelettique. Bien entendu, l'état de beaucoup d'entre eux se dégradait rapidement jusqu'à la mort, mais l'arrivée de nouveaux détenus en «meilleure» forme permettait leur remplacement continu. Tout ceci explique que les nazis aient pu faire à plusieurs occasions des reportages de propagande montrant des prisonniers au travail et apparemment en bonne santé: il leur suffisait évidemment de ne pas photographier ceux qui n'étaient pas (encore) complètement affamés...

Pour comprendre la rapidité de la dégradation physique des déportés, l'on peut prendre l'exemple du premier convoi de déportés juifs parti de Compiègne le 27 mars 1942 à destination d'Auschwitz. Contrairement à ce qui se passera pour la majorité des convois «raciaux» ultérieurs, tous les détenus sont immatriculés à leur arrivée (aucun donc n'est gazé), mais d'avril à août 1942, en cinq mois à peine, 1008 des 1112 déportés mourront d'épuisement, de maladie ou de mauvais traitements. À l'issue de la guerre, on comptera 19 survivants de ce convoi.

En ce qui concerne plus spécifiquement les membres des Sonderkommandos, ils pouvaient récupérer la nourriture éventuellement présente dans les affaires des personnes conduites aux chambres à gaz (alors qu'ils devaient en revanche remettre tous les objets de valeur sous peine de mort). Cela explique qu'ils aient conservé, comme c'est montré dans le film, une relative bonne forme physique. D'autres Kommandos, notamment ceux de terrassement, étaient d'une extrême dureté et entraînaient une mortalité élevée.

8. Bijoux et valeurs

Les nazis voulaient récupérer un maximum des biens juifs, comme les vêtements, les biens divers, les ustensiles, les objets de valeur, les lunettes et prothèses des déportés mais aussi les dents en or ou les boucles d'oreille arrachés aux cadavres ainsi que les cheveux des femmes assassinées (utilisés notamment comme feutre ou rembourrage). Tous ces objets étaient apportés et triés dans de grands entrepôts surnommés le «Canada» avant d'être envoyés en Allemagne. Le vol de ces valeurs était en principe puni de mort pour les membres des Sonderkommandos et de peines sévères pour les gardiens allemands.

Néanmoins, comme on le voit dans le film, certains prisonniers parvenaient à subtiliser certains objets qui faisaient alors l'objet d'un trafic avec d'autres détenus ou avec certains gardiens. Un grand nombre de ceux-ci se sont en effet révélés corrompus ou ont volé directement des objets qui les intéressaient.

9. Des manuscrits sous la cendre

Plusieurs membres des Sonderkommandos ont voulu effectivement transmettre leur témoignage sur ce qui se passait à Auschwitz. Ils ont donc écrit clandestinement des textes qu'ils ont cachés dans des récipients fermés aussi hermétiquement que possible et qu'ils ont ensuite enterrés dans des endroits divers en espérant à la fois qu'ils échappent aux gardiens SS et qu'ils soient découverts après la libération du camp. Cinq de ces manuscrits ont effectivement été retrouvés entre 1945 et 1980 à Birkenau (l'un en français, trois en yiddish et l'un en grec). Ces textes de facture diverse — certains sont brefs, d'autres ont une tournure littéraire, d'autres sont malheureusement fortement abîmés et de ce fait incomplets — ont été récemment publiés, pour trois d'entre eux, en français[7]. À l'exception d'un seul, Marcel Nadsari (un Juif d'origine grecque déporté en 1943 comme résistant), leurs auteurs sont morts. À ces textes écrits, il faut ajouter un carnet de dessins d'un auteur inconnu (vraisemblablement mort), réalisé probablement en 1943 et découvert en 1947, qui montre notamment l'arrivée d'un convoi de déportés, la sélection des prisonniers, la séparation des familles, la conduite des victimes vers la chambre à gaz. Il représente également le sort des détenus affaiblis, les «musulmans», sortis de l'hôpital et conduits également aux chambres à gaz.[8]

10. Des photos

Contrairement aux autres camps de concentration abondamment photographiés par les Alliés à leur libération en avril et mai 1945, il y a peu de photographies d'Auschwitz qui avait été vidé de la plus grande partie de ses détenus lors de l'arrivée des soldats soviétiques le 27 janvier 1945. Les responsables nazis ont en particulier évité que l'on prenne des photographies de l'extermination proprement dite dans les chambres à gaz. Cependant, grâce à un appareil récupéré parmi les affaires de déportés ou fourni par la résistance polonaise, un membre du Sonderkommando a réalisé quatre photos successives dans des conditions très difficiles, sans doute très proches de celles montrées dans le film. Lorsqu'elles sont reproduites, ces photos sont généralement recadrées pour en montrer le sujet essentiel, les victimes, mais elles ont été certainement prises de l'intérieur d'un des crématoires (le numéro V) dont l'encadrement d'une porte apparaît sur le bord des photos. Les deux premières montrent des membres du Sonderkommando s'affairant autour d'un bûcher où sont brûlés des cadavres. La suivante, prise de l'autre côté du bâtiment, montre (dans le coin inférieur gauche) un groupe de femmes nues sans doute avant qu'elles ne soient conduites dans la chambre à gaz. La dernière saisit seulement la tête d'une rangée d'arbres, le photographe ayant été dérangé ou surpris. La résistance polonaise a ensuite réussi à faire sortir le film du camp.

Trois photos prises à Auschwitz par un des membres du Sonderkommando

11. Cendres

Le fait est attesté et voici ce qu'en dit par exemple Szlama Dragon, rescapé du Sonderkommando et témoin au procès de Cracovie en 1946: «Dans les cendres, nous trouvions des os, on apercevait des crânes, des genoux et des os longs. Nous enlevions les cendres avec des pelles et les mettions sur le rebord de la fosse dont s'approchaient les camions où elles étaient chargées pour être transportées dans la Sola [un affluent de la Vistule passant à l'est d'Auschwitz]. Tout cela avait lieu sous la surveillance des SS. Nous étions obligés de couvrir de bâches l'espace entre le camion et l'eau pour qu'il n'y eût aucune trace de cendres sur le sol. Les SS nous ordonnaient de jeter les cendres de manière à les faire emporter plus loin par le courant et à la empêcher de se déposer au fond. Après avoir vidé le camion, nous secouions la poudre des bâches au-dessus de l'eau et nous balayions minutieusement toute l'aire de déchargement.»[9]

12. Soldats soviétiques

Les prisonniers de guerre soviétiques ont subi un sort très différent et beaucoup plus cruel que celui des prisonniers français, belges ou britanniques qui étaient protégés par la Convention de Genève de 1929. Les autorités allemandes estimaient en effet que cette convention ne s'appliquait pas aux prisonniers soviétiques dont l'État n'avait pas ratifié cette convention. Mais surtout l'idéologie raciste des nazis considérait que la guerre à l'Est devait être une «guerre d'anéantissement», que ce soit par la violence, la famine, les privations ou les mauvais traitements. Les prisonniers de guerre en furent les premières victimes: on estime qu'entre 2,7 à 3,5 millions d'entre eux sont morts en captivité sur un total estimé de 4 à 5,7 millions! La plupart sont morts de faim, de froid ou de maladie dans des camps improvisés.

Mais beaucoup d'entre eux, réputés «communistes fanatiques», «Juifs» ou «intellectuels», ont été envoyés dans des camps de concentration notamment à Auschwitz. C'est d'ailleurs sur un groupe de prisonniers soviétiques qu'ont été expérimentés les premiers gazages. D'autres furent intégrés aux Sonderkommandos. Et plusieurs d'entre eux, notamment des officiers selon des témoignages, participèrent aux plans de la révolte qui devait éclater le 7 octobre 1944. Leur expérience militaire a sans doute favorisé leur participation active à cette action désespérée.

13. À ciel ouvert

La déportation des Juifs hongrois représente un des moments les plus terribles de l'histoire d'Auschwitz. La Hongrie était un pays allié de l'Allemagne nazie notamment dans la guerre contre l'Union Soviétique, mais son dirigeant autoritaire, l'amiral Horty, refusa pendant longtemps d'accéder aux demandes allemandes concernant la déportation des Juifs; en mars 1944, les troupes allemandes occupèrent cependant la Hongrie (qui risquait de changer de camp), et Adolf Eichmann, responsable nazi venu sur place, en profita pour diriger l'arrestation et la déportation de 437000 Juifs hongrois vers Auschwitz où la plupart furent immédiatement gazés. Ces déportations et ces assassinats eurent lieu en huit semaines à peine, du 15 mai au 8 juillet 1944, même si les opérations de déportation, cette fois vers le Reich, reprirent à moindre échelle au mois d'octobre.

L'afflux de déportés et la mise à mort de la majorité d'entre eux (seuls 10% ont été retenus pour le travail) provoquèrent des difficultés logistiques à Auschwitz-Birkenau où les fours crématoires ne suffisaient pas à brûler les corps des personnes gazées (entre 5 et 10 mille par jour…). Des fosses furent creusées aux abords des chambres à gaz et des bûchers improvisés devaient permettre de faire disparaître le surplus de cadavres[10]. Un certain nombre de personnes furent également assassinées par balles au bord des fosses ou même précipitées vivantes dans ces fosses.[11]

14. Trouver un rabbin

Cet épisode est très certainement inventé, et on peut le juger peu vraisemblable. Tout le périple de Saul qui passe d'un Kommando à l'autre, d'un endroit à l'autre, apparaît également comme difficilement possible avec le contrôle constant des gardiens SS, même si l'on constate, dans les témoignages des survivants, qu'ils pouvaient profiter de l'une ou l'autre occasion pour changer d'affectation à l'intérieur du camp[12]. Comme on le voit dans le film cependant, le contrôle sur les membres des Sonderkommandos était en fait surtout confié aux Kapos, alors que le personnel SS était souvent réduit[13]. Si la menace de mort était constante, les détenus ont donc pu de manière limitée et ponctuelle agir de manière clandestine et échapper à la surveillance des gardiens. Lors de la sélection après le débarquement des trains, certains déportés ont pu ainsi changer de file et échapper à la mort. On constate également dans les témoignages une certaine désorganisation, même si les SS pouvaient alors réagir de manière extrêmement brutale et violente. Le film rend donc bien compte de la marge de manœuvre — étroite — dont disposaient malgré tout les membres des Sonderkommandos, tout en mettant en scène un périple, celui de Saul, improbable.

15. Résistance

Après l'invasion de la Pologne, des réseaux de résistance se mirent rapidement en place et cherchèrent notamment à collecter des informations sur les crimes commis par les nazis. Ces résistants prirent ainsi rapidement connaissance des conditions d'existence terribles dans les ghettos comme celui de Varsovie, puis de la mise sur pied à partir de 1942 des camps d'extermination comme Belzec, Sobibor ou Treblinka destinés à la mise à mort des Juifs de Pologne. Ils découvrent également le camp d'Auschwitz qui n'est encore en 1940 qu'un camp de concentration. Un résistant polonais, Witold Pilecki, se fera même arrêter volontairement pour pénétrer dans ce camp en septembre 1940. Il y restera jusqu'au printemps 1943, moment où il parvient à s'évader. Il témoignera alors de l'extermination en cours (même s'il en surestime les chiffres).

Différents mouvements de résistance s'implantèrent ainsi parmi les détenus et parvinrent même à s'unifier en 1942. Mais il s'agissait essentiellement de récolter des informations, de venir en aide aux prisonniers, d'améliorer leurs conditions de vie (ou de survie) et de favoriser les évasions (même si celles-ci furent surtout le fruit d'initiatives individuelles).

Certains membres des Sonderkommandos entrèrent clandestinement en contact avec ces mouvements de résistance. Mais une divergence de vues importante surgit entre eux. Pour ces mouvements (où dominaient les prisonniers politiques), toute révolte semblait prématurée avant l'arrivée des troupes soviétiques et risquait de se terminer en bain de sang. En revanche, les Sonderkommandos constataient chaque jour que des milliers de personnes, juives pour l'essentiel[14], étaient assassinées dans les chambres à gaz. Eux-mêmes savaient qu'ils seraient exécutés dès qu'ils deviendraient inutiles. Cette divergence explique que la révolte des Sonderkommandos (voir ci-dessous) ait été isolée et sans effet sur le reste du camp.

16. Des armes, des explosifs ?

Il y avait dans l'ensemble du camp d'Auschwitz un réseau de résistance qui projetait un soulèvement général à l'approche des troupes soviétiques. Des hommes du Sonderkommando entrèrent en contact avec ce réseau qui les mit en contact avec des prisonnières juives travaillant dans une usine de munitions: «ce sont elles, qui en prenant d'énormes risques, réussirent à faire sortir de petites quantités de poudre et à les faire parvenir aux hommes du Sonderkommando à Birkenau ainsi qu'aux membres de la résistance au camp central d'Auschwitz»[15]. Après la révolte, quatre de ces détenues — Ester Wajcblum, Ella Gärtner, Regina Safirsztain et Róza Robota — furent arrêtées, torturées et finalement pendues le 6 janvier 1945 devant les autres détenus rassemblés.

17. Révolte

Préparée depuis plusieurs semaines sinon plusieurs mois, la révolte du Sonderkommando se produisit le samedi 7 octobre 1944. Il faut savoir qu'il y avait quatre grands crématoires à Birkenau (numérotés II, III, IV et V[16]), séparés par des barbelés et éloignés les uns des autres d'une centaine de mètres (les II et III au sud, les IV et V au nord). L'inquiétude au sein des membres du Sonderkommando était grande depuis le mois d'août, parce qu'ils savaient que leurs jours étaient comptés: le nombre des convois de déportés diminuait depuis l'extermination des Juifs hongrois au début de l'été, et «le 23 septembre 1944, deux cents hommes du four crématoire [IV] furent emmenés par feinte et assassinés. En août 1944, le commandant SS Otto Moll tua le chef Kapo, responsable des crématoires, Yako Kaminsky, un des organisateurs du soulèvement […] Au début du mois d'octobre 1944, l'ordre était donné de transmettre une liste de trois cents hommes du Sonderkommando pour être, soi-disant, transférés dans un autre Kommando»[17]. Alors que le réseau de résistance à l'intérieur du camp de concentration préférait encore temporiser, la révolte éclate au crématoire IV avec des armes improvisées et des grenades artisanales. Les prisonniers parviennent à tuer trois gardiens et à mettre le feu au crématoire. Plusieurs hommes réussissent à franchir les clôtures et à s'échapper. Le soulèvement gagne les autres crématoires II et V; le Kapo du crématoire III dissuade néanmoins les membres de son Kommando de participer à la révolte et les pousse à l'intérieur. La réaction des SS est rapide et ils abattent les insurgés et pourchassent les fugitifs qui sont rattrapés et exécutés. 451 prisonniers furent ainsi tués, seuls les membres du Sonderkommando du crématoire III échappant à la mort. Il restait au total 212 hommes vivants.

Cette révolte, dont on connaît l'enchaînement dans ses grandes lignes, n'a cependant pu être retracée qu'à travers les témoignages de survivants qui n'ont pas pu y participer directement. Le résultat le plus notable du soulèvement fut la destruction du crématoire IV.

(On signalera encore qu'il y eut des révoltes similaires des Sonderkommandos dans les centres d'extermination de Treblinka en août 1943 et de Sobibor en octobre 1943. Plusieurs prisonniers parvinrent à cette occasion à s'échapper et quelques-uns à survivre à la traque des nazis, apportant finalement leur témoignage sur ces camps.)

18. Évasion

Lors de la révolte, un certain nombre de détenus du Sonderkommando (les témoignages incertains parlent soit de ceux du crématoire IV, soit du crématoire II) sont parvenus à franchir les clôtures du camp. Un groupe s'éloigne même de huit kilomètres et se réfugie dans une grange aux abords d'un camp annexe d'Auschwitz à Raïsko. Mais ils sont rejoints et encerclés par des SS qui mettent le feu à la grange et exécutent les fugitifs.

19. Deux journées

Si l'on excepte le périple de Saul subtilisant un cadavre et partant à la recherche d'un rabbin parmi les déportés destinés à la mort, on constate donc que tous les autres épisodes sont attestés par des témoins directs ou indirects ou des traces historiques incontestables (comme les manuscrits enterrés et découverts après la libération du camp). Il y a eu une révolte du Sonderkommando à Auschwitz, qui s'est terminée dans le sang, il y a eu des fosses ouvertes aux abords du crématoire V pour brûler les cadavres notamment des Juifs hongrois déportés au début de l'été 44, il y a eu des manuscrits enfouis par les détenus aux abords des crématoires, et quelqu'un a pris quatre rares photos de l'extermination… Mais beaucoup de ces événements sont difficiles à dater avec précision, et l'on comprend facilement que László Nemes, réalisateur et scénariste du film, a choisi de regrouper sur un court laps de temps — une journée ou deux — des événements dispersés, qui se sont vraisemblablement déroulés sur plusieurs semaines ou plusieurs mois. Le Fils de Saul s'appuie donc sur des faits authentiques, dont il propose une reconstitution cinématographique impressionnante mais en les insérant dans le cadre général d'une fiction incarnée essentiellement par son personnage principal, Saul.

Il est évident que cette fiction n'est pas «gratuite» — il ne s'agit pas de «distraire» le spectateur — et que l'histoire imaginée par László Nemes ne pouvait avoir lieu nulle part ailleurs qu'à Auschwitz. Mais lorsqu'on considère cette histoire et les liens qu'elle entretient avec le contexte (authentique) où elle se déroule, le questionnement n'est plus celui de la vérité historique (avec toutes ses nuances) mais celui de l'interprétation cinématographique: quel sens peut-on donner au périple de Saul, à sa volonté obstinée de donner une sépulture à celui qu'il croit être son fils et de faire réciter le kaddish sur cette sépulture. On passe ainsi de l'Histoire au cinéma.


1. Shoah de Claude Lanzmann a constitué à sa sortie et constitue encore aujourd'hui un événement cinématographique mais également historique dans la mesure où il donne longuement la parole à des témoins qui sont essentiels pour comprendre le processus de destruction des Juifs d'Europe dans les chambres à gaz en particulier. Le choix de Lanzmann de renoncer à toute image d'archive — images pratiquement absentes en ce qui concerne les chambres à gaz — est un choix à la fois historique, éthique et esthétique qui a fait l'objet de nombreux commentaires. Il est certain que le réalisateur du Fils de Saul, László Nemes, connaît parfaitement le documentaire de Lanzmann et qu'il tient compte des objections que ce dernier a élevé contre toute tentative de représentation par l'image de la Shoah (notamment lors de la sortie du film de Steven Spielberg la Liste de Schindler en 1993).

2. Certains témoins ont pu rapporter des propos tenus à l'époque, mais même ces témoignages (surtout s'ils ont été faits plusieurs années après les faits) ont très généralement fait l'objet d'une transposition: on ne redit jamais exactement les mêmes choses, même si le sens général est conservé.

3. Cette date n'est pas indiquée dans le film, mais l'on sait que la déportation des Juifs hongrois a eu lieu à ce moment. Le film peut être vu avec très peu de connaissances historiques, même si l'histoire enrichit sans aucun doute sa vision.

4. On peut se reporter à l'ouvrage suivant pour une description du site d'Auschwitz dans son état actuel: Jean-François Forges et Pierre-Jérôme Biscarat, Guide historique d'Auschwitz. Paris, Autrement, 2011. Le camp d'Auschwitz s'est agrandi et profondément modifié entre mai 1940 (date de sa création) et janvier 45 (date de l'évacuation): il faut en tenir compte notamment pour comprendre les témoignages des différents rescapés.

5. Les auteurs de ce dossier n'ont pu consulter qu'une partie de la littérature concentrationnaire. Certains faits peuvent avoir échappé à leur attention.

6. Rappelons que la crémation est interdite dans les traditions religieuses juive, chrétienne et musulmane (contrairement à l'hindouisme ou au bouddhisme). Cette pratique s'est développée à partir du XIXe siècle, notamment en Allemagne, avec le développement des enterrements civils, mais elle heurtait les consciences religieuses de l'époque. Bien entendu, la mise à mort dans des chambres à gaz de personnes innocentes était un crime sans commune mesure, mais, aux yeux des Juifs et de nombreuses autres personnes, l'incinération ajoutait à l'ignominie d'un tel acte.

7. Des voix sous la cendre. Manuscrits des Sonderkommandos d'Auschwitz-Birkenau, Paris, Calmann-Lévy, 2005. Voir aussi Zalmen Gradowski, Au cœur de l'enfer, Paris, Kimé, 2001 et Ber Mark, Des Voix dans la nuit. La résistance juive à Auschwitz, Paris, Plon, 1982, p. 330.

8. Le Carnet de croquis d'Auschwitz, édité par Agnieszka Sieradzka, Musée d'Auschwitz-Birkenau, 2012.

9. Des voix sous la cendre, p. 187.

10. Philip Müller, survivant des Sonderkommandos, a notamment fourni un compte rendu détaillé de cet épisode (Trois ans dans une chambre à gaz à Auschwitz, Paris, Pygmalion, 2008, p. 176-190).

11. Op. cit., p. 191-192.

12. Schlomo Venezia affecté au Crématoire II raconte ainsi qu'il est allé quatre ou cinq fois aux Crématoires IV et V avec l'intention d'y retrouver son frère qui y travaillait, même s'il n'a pu le voir qu'une seule fois (Shlomo Venezia, Sonderkommando, Paris, Le Livre de Poche, 2015, p.113-116).

13. «Les SS n'étaient pas nombreux dans le Crématoire. En général, il y avait deux SS affectés à chaque Crématoire; un le jour et l'autre la nuit. Ils étaient plus nombreux au moment de l'arrivée d'un convoi, mais il n'y avait que deux gardes fixes.» (Shlomo Venezia, op. cit., p.118)

14. En août 1944, les nazis procédèrent à la liquidation du «camp des familles» de Tziganes et gazèrent près de 3000 d'entre eux.

15. Gideon Greif, «La tragédie des hommes du Sonderkommando» dans Des voix sous la cendre, p. 440.

16. Il s'agit de la numérotation des Allemands qui avaient commencé par utiliser un crématoire de plus petite dimension au camp souche d'Auschwitz, considéré comme le numéro I. Les membres des Sonderkommandos, ignorants de ce fait, numérotaient les quatre grands crématoires de Birkenau de 1 à 4.

17. Gideon Greif, op. cit., p. 441.

Une interview de László Nemes

Votre film est extrêmement documenté et se réfère à un grand nombre de faits authentiques comme la révolte du Sonderkommando d'Auschwitz, les photographies prises clandestinement par un prisonnier, les manuscrits enterrés aux abords des crématoires, la présence de prisonniers soviétiques, l'évacuation des cendres jetées dans la Vistule (ou la Sola). Etiez-vous obsédé par le problème de l'authenticité ? un problème qui se pose sans doute dans tout film historique mais particulièrement dans celui-ci ?

On n'a pas voulu faire un documentaire, mais, en même temps, on a essayé d'être aussi proche que possible des faits historiques. Et on a travaillé en vérifiant les détails de manière aussi exacte que possible, puisque les films « historiques » sont souvent simplificateurs ou utilisent des éléments qui n'ont pas eu lieu dans le contexte évoqué, et les choses sont alors un peu mélangées. Finalement, dans la tête des gens, c'est un peu confus. On a voulu être non seulement plausible mais aussi près des faits historiques que possible, parce que, pour moi, c'est important de parler de la réalité des camps. Pour cela, il a fallu créer un contexte de manière assez précise.

Est-ce que vous avez pris certaines libertés par rapport aux faits, par exemple par rapport à la topographie des lieux ou aux déplacements de Saul d'un endroit à l'autre, d'un Kommando à l'autre ?

On m'interroge souvent sur le passage d'un Kommando à l'autre, mais c'était tout à fait possible. Les Sonderkommandos avaient beaucoup plus de liberté de mouvement que d'autres prisonniers. Il leur était toujours possible de se déplacer, d'une manière limitée certes, entre les lieux ; il était également possible d'arranger les choses entre les Kapos, puisque les Kapos des Sonderkommandos n'avaient pas la même logique que ceux des autres parties du camp : c'étaient souvent des Kapos juifs qui aidaient leurs hommes et qui n'essayaient pas de les détruire…
En ce qui concerne la topographie, on a essayé de respecter la logique des lieux. À l'intérieur des crématoires, c'est très visible : ce que j'ai voulu, ce n'est pas reproduire les lieux au centimètre près, mais maintenir la logique de l'espace et son organicité, d'avoir - dans le crématoire - les niveaux qui sont connectés entre eux et qu'on puisse passer d'une niveau à l'autre avec la caméra.

Ce passage vertical d'un niveau à l'autre, de la chambre à gaz au crématoire proprement dit, est très marquant …

C'est par cette immersion organique dans l'univers du crématoire que le spectateur peut de manière viscérale se projeter dans cette situation et croire qu'il y est, alors que, dans les films, les espaces sont souvent très statiques et très bien exposés. Nous, on a plutôt essayé de recréer une impression viscérale du camp par l'individu.

La bande-son est très présente dans le film et participe certainement à l'immersion du spectateur dont vous parlez : comment avez-vous construit cette bande-son ?

La bande-son est là sans cesse pour dire que, si l'image est restreinte, il y a beaucoup plus que ce qu'on peut voir. Elle participe du processus de suggestion pour le spectateur puisque c'est l'intuition du spectateur qui doit marcher beaucoup plus que l'esprit d'analyse. On n'est pas dans une approche intellectuelle, on est dans l'intuition. C'est pour ça qu'il était important de créer quelque chose de vraisemblable, de contrôler les détails et de recréer l'ici et le maintenant du Sonderkommando, l'ici et maintenant de l'individu.

Il y a au moins quatre langues différentes parlées dans le film… le yiddish, l'allemand, le russe, le hongrois bien sûr…

Il y a en a huit en fait. J'imagine qu'il est très difficile pour quelqu'un qui n'est pas hongrois par exemple de faire la différence entre les langues diverses et variées, mais on a voulu recréer la Babel de langues qui existaient dans ces camps puisque des dizaines de nationalités s'y retrouvaient avec des dialectes différents. On a voulu recréer le chaos et la confusion de la communication, la difficulté de communiquer également : on sait que si un prisonnier ne parlait pas le yiddish ou l'allemand, il avait une espérance de survie bien moindre que quelqu'un qui parlait l'une de ces langues.

On a également voulu mettre l'accent sur le yiddish des camps : il y a des yiddishs différents à travers le camp puisque ce sont des gens déportés d'endroits différents d'Europe, mais le camp crée son propre yiddish. Avec Mendy Cahan qui était notre conseiller linguistique en yiddish, on a essayé que ce monde disparu apparaisse dans toutes ses nuances et ses détails.

On voit notamment que certains personnages s'adressent à l'un ou à l'autre comme traducteur pourrait-on dire…

On a voulu intégrer cette difficulté de communiquer qui fait partie de la dramaturgie.

On remarque que les différences de niveaux sont très marqués dans la bande-son. On passe par exemple d'un niveau sonore très élevé à un silence brutal.

C'est une intuition que j'ai eue sur les camps où les choses se mélangent, et j'ai voulu recréer une perception très subjective. Donc le traumatisme fait partie du processus, et ce genre de changement relève du traumatisme.

Un autre aspect très marquant du film, qui participe à l'immersion du spectateur, c'est cette manière de filmer le personnage principal… Comment avez-vous inventé cette manière de filmer ?

J'ai réfléchi à la manière dont il était possible de raconter des histoires dans un cadre [celui du camp] dont la description frontale serait simplificatrice, réductrice : comment mettre des personnages dans le cœur d'une machine dont on ne peut pas voir les vraies dimensions, ni les différentes couches ? Quelque part, c'est la machine exterminatrice qui maintient son mystère… Je voulais faire un portrait d'homme, le portrait d'un individu : avoir un individu dans le cadre donne toute la mesure de ce qui n'est pas imaginable, de ce qui n'est pas montrable et de ce qui ne peut qu'être imaginé par le spectateur. Et c'est pourquoi j'ai trouvé cette manière de restreindre le cadre et finalement de faire le portrait d'un homme.

Vous avez également privilégié des plans-séquence ou du moins des plans longs. Pourquoi avoir choisi cette manière de faire ?

Ça fait partie de notre stratégie d'immerger le spectateur dans la réalité des camps. C'est uniquement dans l'ici et maintenant qu'on peut comprendre quelque chose de la limitation de l'être humain dans une telle situation. Les plans développés peuvent donner l'impression d'être dans un espace et un temps donnés qui sont ceux du camp.

On ressent une grande tension dans le film, due en particulier à la contradiction de plus en plus forte entre la résistance collective, menée par Abraham et qui aboutira à la révolte du Sonderkommando, et le projet individuel de Saul d'enterrer son fils et de faire réciter le kaddish ? Pourquoi avoir mis une telle contradiction au centre de votre film ?

Parce que je crois qu'il est important de parler de ce qui reste, de ce qui peut rester comme élément humain alors qu'il n'y a plus d'espoir au cœur de l'enfer humain. Comment est-ce qu'on peut parler de ce qui reste à la fin du monde : est-ce qu'il y a encore de l'humain qui reste ? C'est pour cela que j'ai voulu mettre en conflit la voix d'un homme - et qui est une voix intérieure - et toute autre forme de résistance. Et c'est au spectateur de décider si ça a un sens pour lui de suivre cet homme et sa quête. C'est la quête du spectateur. C'est quelque part la quête du spectateur pour savoir si la mission de Saul a un sens pour lui, spectateur, d'une manière personnelle.

Par rapport à cette quête du personnage principal, comment se situe la première séquence, la séquence d'ouverture du film qui est particulièrement forte ? Comment l'avez-vous conçue ?

Comme les autres… Il fallait montrer tout de suite ce que faisait un Sonderkommando. La première séquence était une manière de donner directement la mesure de ce qui était en train de se passer dans ce monde. Et comment le faire de manière plus simple que de montrer l'arrivée d'un convoi ?

Est-ce qu'on pourrait dire que cette séquence est le documentaire qui n'a jamais pu être fait sur Auschwitz ?

Je ne commenterais pas cela, mais il y a quelque chose de cet ordre-là.

La question de la représentation de la Shoah fait débat notamment depuis les interventions de Claude Lanzmann : comment vous situez-vous par rapport à ce débat ?

J'ai fait ce film. Je ne me situe pas dans des débats. Je crois que ce que Lanzmann a dit, c'est que quand on fait un film de fiction, on ne doit pas prendre la Shoah pour sa valeur dramatique, pour augmenter l'intensité du conflit et des enjeux : si on parle de la Shoah, on doit parler de la nature de la Shoah. Et cela, on ne peut pas le faire comme si on filmait un match de football, parce que chaque image a un sens : par exemple, si on filme un plan d'ensemble sur un camp, à quoi correspond ce plan d'ensemble ? qui est-ce qui peut voir ce plan ? C'est le point de vue de qui ? C'est le point de vue d'un garde… je ne vois pas d'autre possibilité que le point de vue du garde. L'être humain baisse les yeux et ne regarde pas.

Vous montrez effectivement ce geste des prisonniers qui doivent très rapidement retirer leur casquette devant un SS qui passe et baisser les yeux…

Exactement. Et encore, ce sont des Sonderkommandos : ils sont mieux traités que les autres.

Il a beaucoup de détails significatifs comme celui-là dans votre film…

Oui, ce sont de petits éléments, mais qui sont là et qui reflètent beaucoup de choses sur la hiérarchie des camps, la structure, l'organisation des crématoires, sur la manière dont fonctionnent les camps. Mais ce n'était pas notre but de faire un documentaire sur un Sonderkommando, même si on a voulu être aussi proche que possible des faits historiques.

Ce qui vous importait c'était la quête de Saul ? Et c'est par rapport à cette quête que le spectateur doit se positionner ?

Oui exactement. Et la position du spectateur est une position morale. C'est le spectateur qui aura une position morale dans ce film.

Parmi les spectateurs, notamment les jeunes, certains spectateurs peuvent être sensibles aux arguments des négationnistes de la Shoah : comment votre film peut-il être reçu par ces spectateurs ?

Si ce film est vu par qui que ce soit, je crois que cette personne aura du mal à remettre en question l'extermination des Juifs en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. C'est sûr que, moi, je suis aussi en colère quand j'entends ce type de propos négationnistes que quand je pense à la manière dont mes grands-parents ou mes arrière-grands-parents ont été tués. En Hongrie, les néo-nazis disent : « il n'y a pas eu d'Holocauste, il y en aura un ! ». Les deux phénomènes sont liés : celui qui nie, c'est celui qui veut tuer. Les nazis étaient non seulement des tueurs mais aussi des voleurs et des menteurs : le mensonge et le meurtre se mélangent. On retrouve cela chez les nazis d'aujourd'hui comme chez ceux d'hier.

Vous êtes Hongrois : comment le film va-t-il être accueilli en Hongrie ?

Il a déjà été accueilli puisque le film est sorti en juin [2015], et ça s'est très bien passé. En même temps, je ne me fais pas d'illusion : la Hongrie n'a jamais pris la mesure de la destruction de 500 000 Juifs en quelques semaines avec l'aide de la population et des autorités hongroises. Mais l'Europe, ce n'est pas beaucoup mieux… La Shoah est une coproduction européenne, et elle a plutôt bien marché ! La civilisation juive européenne a été anéantie. Les Juifs des campagnes ont été complètement éradiqués. Les communautés juives dans la plupart des pays ont été rassemblées puis envoyées dans les chambres à gaz. C'est une idée de l'Europe qui, quelque part, a été tuée dans les camps.

Par rapport à cette volonté de nier ou d'effacer le crime…

Chez les nazis, la volonté d'effacer le crime et le crime lui-même sont liés.

Vous montrez en effet comment ils obligent les prisonniers à disperser les cendres dans le fleuve et donc les traces de leur crime. Mais vous évoquez également le fait qu'un membre du Sonderkommando a pris trois photos de l'extermination en cours…

Je n'avais pas la prétention de reproduire cet épisode-là précisément, mais seulement mettre en scène un épisode semblable à celui-là, avec cette possibilité de prendre des photos à ce moment-là : ça renvoie à la résistance des Sonderkommandos qui apparaît dans les textes. Ils sont les témoins impuissants du massacre de leur peuple, et ils se demandent - et c'est la plus grande question qui leur reste - si, quand tous les Juifs sont morts, il restera une trace de leur mise à mort.

Il y a la trace que constituent ces photos, il y a également les manuscrits sous la cendre…

Oui. Des manuscrits enterrés par des membres des Sonderkommandos et écrits de manière secrète. C'était aussi une manière pour eux de laisser une trace alors qu'on considère que la plus grande partie de ces textes n'ont pas été retrouvés et qu'ils se trouvent sans doute encore enfouis dans les terres aux abords des crématoires.

Vous évoquez ces manuscrits dans le film à plusieurs reprises, notamment lorsque Saul creuse pour enterrer son fils aux abords du crématorium et qu'un autre détenu lui dit qu'il ne peut pas creuser à cet endroit…

Oui. Je voulais intégrer le fait que, dans cette histoire, à côté de la résistance et de la révolte de Saul, il y avait la révolte des autres Sonderkommandos. Il fallait que ça fasse partie du film.

Est-ce qu'on peut dire que votre film prolonge d'une certaine manière que ce soit ces photographies ou ces manuscrits enfouis, et la mémoire qu'ils représentent ?

Disons que ce film nous ramène tout d'un coup le présent de la Shoah alors qu'on est en phase de l'oublier.

L'équipe des Grignoux remercie chaleureusement László Nemes pour l'entretien qu'il a bien voulu lui accorder.

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