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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
El Reino
de Rodrigo Sorogoyen
Espagne, 2018, 2h02

Analyse  au format pdfLes réflexions proposées ci-dessous s'adressent notamment aux animateurs en éducation permanente qui souhaitent aborder l'analyse du film El Reino avec un large public.

Cette analyse est également disponible gratuitement au format pdf.

Le film en quelques mots

Manuel López Vidal est un homme politique local en pleine ascension dans sa région d'Espagne. Il est vraisemblablement appelé à succéder à un potentat de la région, mais cette ascension va être stoppée par la révélation dans la presse d'une affaire de corruption mettant en cause le fringant Manuel. Le scandale prend rapidement de l'ampleur, et le Parti dont on ne connaîtra ni le nom ni l'obédience voudra rapidement couper les branches pourries. Manuel pris au piège compte sur la solidarité sinon la complicité de ses compagnons de parti, mais il se retrouve bientôt seul, cherchant à se protéger par la menace de révéler l'ensemble des scandales où le parti est impliqué…

El Reino est un thriller politique qui entend dénoncer la corruption qui gangrène le monde politique tout en montrant sur le vif comment elle se développe presque naturellement parmi des hommes et des femmes persuadés qu'il ne s'agit là que de comportements tout à fait normaux… Et l'acteur Antonio de la Torre incarne magistralement cet homme qui refuse désespérément de payer le prix de sa propre corruption.

Le travail de mise en scène

L'on devine facilement que le film El Reino s'inspire de scandales récents qui ont éclaboussé le monde politique espagnol ces dernières années. La presse ibérique a en particulier révélé l'affaire dite Gürtel qui a éclaté en 2009 et qui a débouché sur de lourdes condamnations pour plusieurs hommes politiques corrompus en mai 2018. Photo du filmLes spectateurs espagnols reconnaîtront facilement dans le film certains détails de cette affaire comme la tenue d'une comptabilité secrète écrite à la main dans de petits carnets noirs ou encore le transfert de l'argent de la corruption vers des comptes en Suisse.

Néanmoins, le film ne se prétend pas une reconstitution de cette affaire et se présente bien comme une fiction dont le propos est sans doute plus large. On remarque en particulier que le scénario met au centre de l'histoire un personnage, Manuel, que l'on peut considérer comme un second couteau. Même s'il est en pleine ascension, il fait partie d'un système plus large dont il n'est qu'un rouage et qu'il ne maîtrise pas. C'est d'ailleurs le lâchage de son Parti qui provoque sa réaction qui tourne progressivement à la vengeance. Il ne veut pas « tomber » seul, il ne veut pas être le fusible qui saute pour protéger le système.

Cette manière de faire induit presque insidieusement une empathie de plus en plus forte à l'égard du personnage. Certes il est riche, ambitieux, arrogant et corrompu, mais il se transforme progressivement en une espèce de rat pris au piège. Et puis surtout, il y a plus corrompu que lui ! Il y a un autre scandale désigné comme l'affaire Persika, bien plus importante que celle où il est compromis, et dans laquelle l'on devine que de hauts responsables sont impliqués. C'est d'ailleurs sa ligne de défense à la fois politique et morale (ou immorale…) : tout le monde est corrompu, pourquoi serais-je le seul à payer ?

Et d'une certaine manière, nous plongeons avec lui. Nous souhaiterions que toute l'affaire éclate. Plusieurs procédés concourent à cette identification de plus en plus forte au personnage. Il y a d'abord un montage très rythmé qui suit un Manuel toujours en mouvement. Jamais il ne s'attarde, passant d'un lieu à un autre, circulant à pied (souvent en courant!), se déplaçant en auto (même s'il devra bientôt abandonner sa voiture avec chauffeur pour un simple taxi), voyageant d'un coin à l'autre de l'Espagne (avec un passage dramatique dans principauté d'Andorre). La musique techno au rythme binaire d'Olivier Arson accentue aux moments critiques ce stress en nous donnant l'impression d'entendre l'accélération du rythme cardiaque de Manuel. En outre, le scénario est construit sur une évidente progression dramatique avec des enjeux de plus en plus importants - la vie de Manuel est-elle menacée ? - et un climax très marqué qui ne se confond cependant pas avec le final inattendu.

Photo du filmOn retrouve ainsi dans le film de nombreuses figures du thriller classique et même des références presque explicites à des scènes célèbres : l'entrée en scène de Manuel qui quitte la plage, traverse les cuisines du restaurant tout proche, saisit un plateau d'écrevisses et s'en va s'asseoir à la table de ses complices rappellera aux cinéphiles une scène similaire filmée à la caméra sur steadicam® par Martin Scorsese dans les Affranchis avec en particulier ce même passage par les cuisines. Mais le réalisateur espagnol déjoue habilement à plusieurs reprises les attentes que suscitent ces procédés codifiés du thriller. Si Manuel dans cette scène d'ouverture donne l'impression d'une incroyable aisance de mouvement, on peut dire que, par la suite, quand le scandale éclate, il ne cessera de trébucher ou de buter sur des obstacles inattendus. Pris au piège de forces qui le dépassent, il essaie de reprendre l'initiative mais chacune d'entre elles échoue parfois piteusement. Ainsi, quand il fait des copies sur deux clés USB du dossier Persika, la première est saisie par la police lors d'une perquisition, mais la seconde qu'il tentait de cacher dans sa chaussure est également découverte. Il perd alors son seul atout, qu'il essaie de regagner en enregistrant subrepticement un entrepreneur complice. Mais là aussi, il tombe nez-à-nez avec un de ses anciens complices politiques qui le fouille pour découvrir l'enregistreur. Il ne lui reste plus qu'à trouver les fameux cahiers manuscrits, mais lorsqu'il déboule nuitamment dans la villa où ils sont cachés, il se trouve confronté à une porte fermée à clé qui lui résiste jusqu'à ce qu'il la démolisse.

Néanmoins, l'action et le suspens qui l'accompagne ne cessent d'augmenter, et l'on croit que Manuel va finalement parvenir à ses fins en révélant à la télévision l'ensemble des scandales financiers dans lesquels son parti est impliqué, à moins bien sûr d'un retournement spectaculaire final. Mais là aussi, le scénario tend un piège aussi bien à son personnage qu'au spectateur ! À la place des révélations, l'on a droit à une véritable leçon de morale politique de la part de la présentatrice de télévision. Tout le thriller n'était d'une certaine manière qu'une fausse piste, et nous sommes mis en face du véritable enjeu du film : comment une telle corruption a-t-elle été possible ? Comment Manuel a-t-il pu agir de façon aussi immorale, face en particulier à sa famille ?

Une leçon de morale politique

L'on ne connaîtra donc jamais de façon précise le dessous des cartes. Et c'est ce qui explique le recours à la fiction puisque El Reino n'est pas un documentaire mais évidemment une fiction dont le propos est plus général.

Photo du filmLa réflexion peut ici s'appuyer sur une particularité de la fiction qui peut paraître secondaire mais qui est très significative. Il est vraisemblable en effet que la plupart des spectateurs ne retiennent pas le nom ou le prénom des différents personnages. L'on se souvient certainement de Manuel, le personnage principal, et sans doute de Paco qui est cité à plusieurs reprises, mais la plupart des autres noms sont en fait rapidement oubliés au cours de la projection. L'on voit tout de suite la différence avec un reportage sur une affaire de corruption où les personnes impliquées seraient évidemment désignées de façon précise et répétée. El Reino procède quant à lui de façon beaucoup plus elliptique, beaucoup plus allusive, et nous n'avons pas besoin d'identifier exactement chaque protagoniste ni de comprendre chaque rouage de l'affaire. Le rythme du thriller est ici plus important que le détail des événements.

Mais comment pouvons-nous alors comprendre l'histoire mise en scène ? L'apparence physique des personnages, notamment leurs visages, nous permet sans doute de reconnaître la plupart d'entre eux, même si la brièveté de certaines apparitions rend parfois cette identification difficile. Néanmoins, ce sont leurs échanges verbaux qui nous permet de comprendre qui ils sont et surtout quel rôle ils jouent. Le nom des personnages nous importe en fait assez peu, et seule leur fonction dans l'histoire est réellement significative. Et il faut évidemment un minimum de connaissances sociales pour comprendre la répartition des rôles.

Il y a visiblement des hommes politiques corrompus, mais le film distingue immédiatement deux niveaux de pouvoir, local et national. Alors qu'on croirait d'abord que seuls des politiciens locaux sont concernés et que la direction nationale entend se débarrasser de corrompus, l'on comprend bientôt que cette corruption s'étend à tous les niveaux. Au moins, une figure du Parti prétend rester intègre, mais Manuel parvient néanmoins à avoir un entretien personnel avec lui. Ce personnage - le grand et maigre Alvarado - se serait-il laissé finalement corrompre ? Le film ne répond pas à la question mais laisse ainsi planer le doute sur l'étendue et surtout la force de la corruption pour ces hommes et ces femmes qui n'aspirent qu'à une seule chose : le pouvoir. Le film ne répond pas non plus à la question : jusqu'où sont-ils prêts à aller pour éviter la chute ? Même si l'on est clairement dans la fiction, on peut penser qu'à un moment donné, la vie de Manuel est en danger.

De l'autre côté se trouve le pôle des corrupteurs. Il s'agit en l'occurrence d'entrepreneurs du bâtiment qui souhaitaient construire sur des terrains à vocation agricole mais idéalement implantés et qui ont été indument redéfinis comme constructibles. On remarque que ces entrepreneurs sont en position subordonnée, comme lors de l'entretien de l'un d'entre eux avec Manuel sur un balcon. Cela peut sembler évident, mais clairement dans le film, l'argent ne donne pas le pouvoir, et ce sont bien les hommes et les femmes politiques qui le détiennent effectivement.

À ces deux pôles s'ajoute rapidement une troisième instance, la presse dont le rôle est au départ assez flou puisque la journaliste croisée par Manuel semble fort proche de ces hommes politiques corrompus. On se souviendra également que celui-ci l'invitera à Madrid dans sa chambre d'hôtel pour une rencontre dont on ne devine pas immédiatement le sens. Et lorsque les premières révélations apparaissent dans la presse, Manuel, averti par un journaliste complice, se rend immédiatement à la rédaction du journal local pour empêcher ou du moins retarder de nouvelles révélations. Mais celles-ci sont en marche et rien ne les arrêtera…

Derrière les formules générales - «  le pouvoir protège le pouvoir » -, on constate donc que les médias et la presse conservent leur indépendance et jouent le rôle de « quatrième pouvoir » ou de contre-pouvoir. Et bien entendu, la Justice intervient de manière décisive pour mettre en cause tout ce système de corruption.

Photo du filmLe dernier mot revient cependant à Amaia, la journaliste qui refuse de jouer le jeu de Manuel persuadé de faire éclater le scandale qui éclaboussera l'ensemble du parti. C'est dans ce final que le véritable propos du film apparaît sans doute le plus clairement. Il ne s'agit pas pour le cinéaste de mettre en scène une histoire particulière de corruption mais de mener une réflexion éthique sur ce phénomène : comment Manuel a-t-il pu humainement participer à un tel système pendant près de quinze ans ? Comment a-t-il pu justifier à ses propres yeux et aux yeux de sa famille de profiter de cet argent « sale » ?

Fiction et réalité

Nous n'avons donc pas besoin de comprendre tous les détails de l'intrigue d'El Reino, et la fiction cinématographique préfère au contraire jouer sur une ambiance plus générale, plus diffuse de complot, de secret et de manigance. Ce sentiment diffus peut sans doute contribuer à une forme de « complotisme » ou de rejet global des responsables politiques considérés comme « tous pourris ».

Ce n'est sans doute pas là le propos du film. Au contraire. En suivant le personnage de Manuel, il nous fait partager son point de vue, celui d'un politicien local qui ne fréquente que des hommes comme lui, corrompus ou corrupteurs, et qui en vient à considérer que ce sont des pratiques « normales », générales, évidentes. Mais l'intervention de la journaliste Amaia a précisément pour effet de renverser cette perspective et d'en souligner le caractère à la fois anormal et immoral.

Quelques questions pour aller plus loin

  • Il est intéressant de partager les réflexions entre spectateurs notamment pour préciser les éléments de l'intrigue qui peuvent paraître obscurs ou qui donnent lieu à des interprétations différentes. Pourquoi le film procède-t-il de cette manière elliptique ?
  • Qui porte la responsabilité principale dans le système de corruption mis en scène dans El Reino ? Les entrepreneurs ? les hommes ou femmes politiques ? les politiciens locaux ou bien nationaux ? D'autres personnes ?
  • Peut-on préciser les propos de la journaliste Amaia dans la scène finale ? Que demande-t-elle exactement à Manuel ? Et peut-on douter éventuellement de sa propre honnêteté ?

Cette analyse est également disponible gratuitement au format pdflogo pdf en français, ainsi que dans les différentes langues européennes. On trouvera ici les versions :
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Affiche du film

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