Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée à
Dark Waters
un film de Todd Haynes
États-Unis, 2019, 2h08
avec Mark Ruffalo, Anne Hathaway, Tim Robbins.
L'analyse proposée ici souhaite aborder la dimension sociale du procès mis en scène dans Dark Waters et qui a opposé aux États-Unis la firme DuPont aux riverains d'une de ses usines, gravement affectés par la pollution chimique. Le film souligne notamment l'inégalité de moyens et de ressources entre les protagonistes de cette affaire.
Cette analyse est également disponible gratuitement au format pdf.
Dans Dark Waters, le cinéaste Todd Haynes porte à l’écran l’histoire vraie de Robert Bilott, incarné par Mark Ruffalo. Cet avocat s’est battu avec pugnacité pendant vingt ans pour faire reconnaître l’implication de la firme DuPont dans la pollution de l’eau potable par le PFOA, un composé chimique utilisé dans la production de Téflon®. L’exposition répétée à ce composant a entraîné des maladies au sein des travailleurs et des populations voisines de l’usine. Afin de faire éclater la vérité, Bilott va risquer sa carrière, sa réputation, sa famille et sa vie de famille.
Ce film ouvre de nombreuses perspectives de discussions et de prolongements dans le cadre de l’éducation permanente. Il met également admirablement en lumière les antagonismes et asymétries entre les protagonistes : ceux-ci occupent en effet des positions sociales inégales que l’on retrouve dans des situations similaires de pollution industrielle. La présente analyse se propose de les mettre en lumière. C’est l’occasion de s’interroger sur les motivations des auteurs et des personnages, sur la confrontation de mondes opposés et sur les moyens mis en œuvre par les protagonistes pour arriver à leurs fins.
L’ampleur des informations est telle qu’il est difficile de se remémorer les différentes étapes du combat de Bilott contre DuPont. En outre, plusieurs phases du procès se chevauchent. Dans le cadre d’une animation, il pourrait être intéressant de lancer une discussion pour que le groupe reconstitue les différentes étapes. Ce qui est intéressant de noter ce sont les ressorts juridiques utilisés par Bilott pour arriver à « coincer » DuPont, mais également le passage d’une plainte individuelle (celle de Tennant) au recours collectif de plus de 70 000 riverains. La discussion peut également faire ressortir les enjeux : de l’action collective déboutée aux actions individuelles. Si l’on travaille avec un groupe qui se destine à des fonctions juridiques et qui a une bonne connaissance de l’anglais, on peut les inviter à lire l’article du Times, qui reprend clairement et de manière plus détaillée les différentes étapes du procès[1].
Sur la base des plaintes de Tennant et des vidéos de l’état de son bétail, Bilott entame des recherches. Il poursuit DuPont qui est obligé de fournir des documents. Grâce à Gillespie, il obtient quelques informations sur le C8. Il découvre que DuPont était au courant et que la santé des travailleurs avait fait l’objet d’expérimentations en interne. La substance n’est pas réglementée (car non enregistrée par DuPont) auprès de l’EPA. Il fait état de ces découvertes à Phil Donnelly, de chez Dupont, puis à Wilbur Tennant. Tennant ne souhaite pas d’argent, mais veut que tout le monde soit informé, et que DuPont soit « amené à la barre et envoyé en prison ». Bilott explique que c’est une affaire civile, qu’il peut seulement demander des dommages et intérêts, mais qu’il n’est pas possible de les poursuivre, car il faudrait démontrer lors du procès que le C8 a tué ses vaches. Or tous les scientifiques qui pourraient témoigner contre le C8, parce qu’ils savent ce que c’est, travaillent déjà pour DuPont. Bilott est désespéré, car soit Tennant meurt sans un sou, soit il laisse DuPont continuer à saccager sa communauté.
Bilott rédige un rapport à l’EPA pour signaler le risque pour la santé publique de ce composant, non régulé. Malgré les pressions de DuPont, Bilott témoigne à Washington et présente les preuves des dangers du PFOA pour la santé humaine. Nous apprenons plus tard dans le film qu’en 2003 l’EPA ouvre un procès contre l’industriel et conclut que DuPont n’a pas signalé les dangers sur la santé du C8. La firme devra donc payer 16,5 millions de dollars à l’EPA.
La rencontre avec Joe et Darlene Kiger incarne le « deuxième acte » du combat contre DuPont. Avec l’aide de Bilott, les Kiger portent plainte au nom des 70.000 riverains de Parkersburg qui consomment depuis des décennies de l’eau contaminée au PFOA, ouvrant la voie d’un recours collectif (class action) contre l’industriel. Bilott veut utiliser le contrôle médical (medical monitoring), permis dans les cours de Virginie. Ce dispositif impose à une compagnie qui expose une communauté à un composant toxique de contrôler la santé des riverains de façon continue et ce, sans limite dans le temps.
Ce recours change l’échelle des poursuites qui passent au niveau national. Bilott s’oppose à une lettre envoyée aux habitants les informant d’une contamination de l’eau. DuPont n’a pas respecté ses propres normes pour la teneur en eau d’une substance chimique. Au procès, DuPont fait témoigner la Docteure Kimball qui annonce que, selon l’EPA, la norme est de 150 parts par million, soit 150 fois plus que les normes internes de DuPont. L’avocat de Virginie l’indique : cette norme est contraire à toutes les recherches scientifiques menées pendant des décennies.
Au terme de ce procès (2003), DuPont doit verser des intérêts à la collectivité (une somme énorme, mais qui correspond seulement à trois jours de profit pour DuPont, souligne Bilott, amer). L’entreprise doit aussi mettre en place un système pour filtrer l’eau des 6 districts et financer le contrôle médical. Un panel de trois scientifiques indépendants doit déterminer si l’exposition au C8 a une incidence sur la santé. Si ces scientifiques établissent ce lien, alors tous les gens auront droit à un suivi médical et pourront poursuivre DuPont pour les dommages. Si ce n’est pas le cas, toutes les poursuites devront être annulées.
Pour inciter les gens à se faire dépister, Bilott propose que les intérêts payés par DuPont soient seulement versés à la population lorsqu’ils se rendent à la campagne de dépistage. 69.000 habitants se déplacent. Il s’agit de la plus large étude épidémiologique de l’histoire. En 2012, le verdict tombe : le lien entre l’exposition au C8 et 6 maladies sérieuses est montré de façon irréfutable. 3.535 ont déjà développé ces maladies et peuvent dès lors demander des dommages. Les autres seront médicalement suivis et s’ils tombent malades, ils pourront demander réparation à DuPont.
DuPont rejette l’accord et décide d’attaquer les plaignants un à un. Cette astuce permet de faire traîner les procès (le dernier se terminerait en 2890 !). Après s’être opposé à trois plaignants, DuPont décide cependant d’indemniser les plaignants pour un total de 670 millions de dollars.
Le film s’ouvre par une scène que d’aucuns considèrent comme énigmatique. Cette scène a lieu en 1975 à Parkersburg. L’on y voit des jeunes braver l’interdit en allant se baigner pendant la nuit dans un lac ceinturé d’une clôture métallique. Deux hommes en combinaison, sur un bateau, les contraignent à quitter les lieux. Ces hommes pulvérisent, jusqu’au lever du jour, ces eaux troubles. Comment lier cette scène à la suite du film ? Quel sens peut-on lui donner ?
Cette scène, montrant des eaux troubles, justifie le choix du titre. La pollution de l’eau potable, responsable des maladies au sein de la population, est au contraire invisible.
Cette scène, qui a lieu en 1975, soit 23 ans avant la rencontre de Robert Bilott et Wilbur Tennant, montre les racines profondes de la pollution. Elle permet de démontrer les effets à long terme de cette pollution sur la santé. Les découvertes faites par Bilott montrent la conscientisation de DuPont aux dangers de C8 dès les années 1960.
Cette scène donne le ton chromatique et définit l’ambiance du film : les couleurs sont sombres, déclinant principalement dans les gris-bleu. Tout au long du film, une chape de brouillard semble s’être abattue sur la campagne.
Cette scène oppose les jeunes, désinvoltes, aux deux hommes. L’on retrouve cette insouciance ou cet aveuglement au sein de la population et des travailleurs tout au long du film qui, jusqu’à la fin, croient en DuPont.
Le film est construit sur des antagonismes et des oppositions que nous proposons d’interroger dans le cadre de cette analyse.
Parmi les procédures de narration utilisées par le réalisateur, nous pourrions citer l’utilisation d’antagonismes, voire d’asymétries dans la construction des personnages et des rapports qu’ils entretiennent. Cette opposition provient des rapports de force entre les protagonistes. La confrontation entre les plaignants et l’industrie industrielle, c’est David contre Goliath ; c’est le pot de terre contre le pot de fer.
Le scénario et la mise en scène renforcent ce déséquilibre. Bilott est un personnage passionnant, car il cristallise souvent ces antagonismes.
La séquence peut commencer par cette question : pouvez-vous répertorier les antagonismes (dans l’histoire, dans les personnages, dans l’esthétique) du film ?
On trouvera ci-dessous un exemple de tableau synthétisant ce système d’oppositions.
La confrontation de deux mondes |
La région de Parkersburg, un des endroits les plus pauvres et pollués des États-Unis, que représente Tennant avec ses chemises à carreaux, sa casquette et son fort accent appalachien |
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L’univers aseptisé, luxueux et standardisé du cabinet d’avocats d’affaires Taft qui prend place à Cincinnati |
Bilott, par son histoire, est capable de passer d’un monde à l’autre |
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Les moyens des protagonistes |
Les moyens dérisoires de Tennant pour faire reconnaître l’implication de Dupont |
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Les moyens financiers, humains, législatifs de Dupont, conjugués aux pressions et manipulations qu’ils exercent. |
La manipulation par les mots Une entreprise aux multiples visages |
Le slogan de DuPont «Better living through chemistry» (l’ADN de l’entreprise, dit Phil Donnelly) et les publicités pour le Téflon |
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Les agissements des dirigeants de l’entreprise qui mettent consciemment la santé des travailleurs et des riverains en péril |
Les motivations des protagonistes |
Bilott et Tennant qui œuvrent pour que «le monde entier sache ce qu’ils font» |
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Les industriels qui cherchent un profit maximum (le chiffre revient à plusieurs reprises: 1 milliard de profit par an, seulement pour le Téflon®) |
L’évolution du lieu |
Les souvenirs heureux de Bilott (montrés sur les photos) / les évocations de Tennant sur comment était sa vie d’éleveur avant que DuPont n’utilise le terrain de sn frère comme terrain d’enfouissement |
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Les terrains salis par les déchets de DuPont et le bétail contaminé |
Connaissance des différentes parties |
Les connaissances de DuPont. Lors d’une conversation avec Tennant, Bilott lui indique «Tous les scientifiques qui savent quelque chose sur le PFOA travaillent pour DuPont. Ce n’est pas un hasard». |
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Le peu de connaissance de l’EPA sur les matières toxiques. L’État est toujours en retard d’une législation. Cette réalité est soulignée à plusieurs reprises dans le film. Notamment lors d’une conversation entre Bilott et un de ses collègues (après que Bilott ait cherché des informations sur le PFOA dans les catalogues de référence, en vain). Pour qu’une matière soit régulée, l’EPA doit être informé par l’entreprise. Le collègue de Bilott dit «Tout le monde en sait plus que l’EPA». L’ignorance des travailleurs et de la population sur les dangers du C8 |
Des sommes différenciées |
Les compensations minimes que DuPont verse aux plaignants (les critiques sur ce point sont mises en lumière à plusieurs reprises. Lors de la remise du jugement, DuPont est tenu de verser l’équivalent de 3 jours de profit généré par la production de téflon) |
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Les profits générés par le Téflon (1 milliard de profit par an, seulement pour le Téflon) |
L’humanité |
L’humanité et l’honnêteté de Tennant. Lorsqu’il abat sa vache, on le sent réellement triste. Bilott est également présenté comme quelqu’un d’intègre. Il ne fait pas les choses par intérêt personnel, mais parce qu’il sent que c’est juste. |
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La malhonnêteté et les faux-semblants des représentants de DuPont. On le voit notamment lorsque Bilott présente, lors de la déposition de Charles O. Holliday Jr, la photo de Bucky. Les dirigeants ne semblent pas émus et ne se sentent pas responsables. |
Temporalité |
Les réalités et la temporalité courtes du quotidien des gens (chômage, difficultés financières, décès, maladies, etc.) |
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La longueur de la procédure |
Quelques questions pour entamer la discussion :
Vous souvenez-vous de cette rencontre entre Tennant et Bilott, dans les bureaux de Taft ? En réalité, Tennant ne s’est pas rendu en personne à Cincinnati. Le premier contact entre les deux hommes s’est fait par téléphone[2]. Todd Haynes a ajouté cette scène à dessein pour jouer sur la dissonance entre les deux mondes : ce fermier, avec ses chemises à carreaux, sa casquette de base-ball défraîchie et son fort accent appalachien contraste avec l’univers aseptisé et standardisé du cabinet d’avocats d’affaires Taft, Stettinius & Hollister, fondé en 1885. Lorsque Tennant pénètre dans le cabinet d’avocats, la secrétaire passe justement un appel du Gouverneur à un collaborateur. Les vues sont savamment étudiées : la peinture du créateur de Taft, les fauteuils en cuir s’opposent en tous points à Tennant, bourru qui amène des cassettes vidéos dans des caisses en carton défraîchies.
De manière générale, le film prend place dans des paysages opposés : la ville, avec ses hauts immeubles où les lignes géométriques priment, et la campagne, avec ses espaces ouverts et son perpétuel brouillard.
L’affaire commence dans la ferme bovine de Wilbur Tennant, située dans la région de Parkersburg, en Virginie Occidentale. Ce terroir appalachien est un ancien État minier, devenu un des endroits les plus pauvres et pollués des États-Unis. Le film rend bien la rudesse de la vie : les fermiers et les habitants de Virginie occidentale se meuvent dans des endroits poisseux, minés par la pauvreté, oubliés des autorités. La région est difficile à vivre et désolée : elle subit les conséquences environnementales et économiques de l’industrie charbonnière (et de ses fermetures) ; les extractions à ciel ouvert dans les montagnes oblitèrent le paysage ; l’industrie a souillé les sols, l’air et l’eau. Les rednecks qui habitent la région souffrent de stéréotypes et d’une exclusion importante du reste des États-Unis[3]. Ils vivent le déclassement social et sont délaissés par les élites et le gouvernement qui, au mieux les oublient, au pire les méprisent. Ils sont marginalisés et discriminés socialement[4]. La présence de vrais protagonistes de l’histoire (Joe Kiger, Jim Tennant et «Bucky» Bailey) rend cette réalité tangible. La campagne crasseuse s’oppose à la « pureté » du cabinet d’avocats et des locaux des dirigeants de DuPont.
Juridiquement, l’histoire se déroule à Cincinnati, dans l’Ohio, où est placé le luxueux cabinet Taft, qui défend les intérêts des grands groupes industriels.
Plus encore, le somptueux gala, vitrine de la grandeur industrielle américaine, où les politesses et les faux-semblants sont la règle, rentre en contradiction complète avec la vie rude de ces fermiers et travailleurs qui subissent les retombées toxiques des usines. C’est dans la confrontation des deux mondes (et des moyens dont ils disposent) que le film est fort. Bilott, par son passé, est capable de passer d’un monde à l’autre ; il semble à cheval sur les deux réalités. Son père, militaire, l’a fait voyager. Sa mère est originaire de Virginie occidentale. Il a des souvenirs attendrissant de ses vacances chez sa grand-mère maternelle. D’origine modeste, Bilott est un modèle d’ascension sociale. Non formaté par des universités de premier plan, il garde un esprit libre et critique. Au sein du cabinet, il est spécialisé dans le droit de l’environnement. Il aide les grandes entreprises à se mettre en conformité avec les nouvelles législations environnementales (Safe Drinking Water Act, Clean Air Act, Toxic Substances Control).
En acceptant cette affaire, il passe de l’autre côté, du côté des victimes et des opprimés. Pourtant, il n’est accueilli à bras ouverts ni par ses collègues, qui ne manquent pas de lui rappeler, ni par les habitants de Virginie. Il le répète à plusieurs reprises (ou on le force à l’avouer) : il utilise ce qu’il sait des entreprises pour les confronter. Malgré les recherches qu’ils mènent, Wilbur Tennant ne lui fait pas confiance « Vous êtes toujours l’un d’eux ». Il en faut du courage, de la ténacité pour continuer à se battre sans trouver de support, sauf en les personnes de sa femme et de son directeur, mais même eux s’essoufflent dans leur soutien.
Quelques questions pour entamer la discussion :
Même si les premières informations que nous avons sur DuPont sont à charge, nous ne sommes pas directement enclins à charger l’entreprise de tous les maux. Nous suivons Bilott qui, curieux et attaché à Parkersburg par des liens familiaux, se rend à la ferme de Tennant (selon les dires du vrai Bilott, « I just felt like the right thing to do »[5]). Il découvre que la campagne de son enfance a changé : une décharge se trouve désormais en lieu et place de terres agricoles. Le caractère bourru, peu jovial de Tennant ne nous engage pas d’emblée à l’empathie, malgré ses explications (les pierres blanchies par un produit toxique dans l’eau, les tombes de ses 190 vaches, l’absence de réactivité ou le silence des vétérinaires et des instances comme l’E.P.A. ainsi que ses vidéos mettant en images les dommages sur la santé de ses vaches). Bilott pense pouvoir « rassurer » le fermier avec le rapport de l’E.P.A. Lors d’un somptueux dîner au siège de Taft, Phil Donnelly, cadre chez DuPont, vient exposer la philosophie du groupe DuPont et expliquer son succès. L’entreprise est présentée comme répondant aux besoins des gens, en leur facilitant la vie. Leur slogan « Better living through chemistry » constitue, selon Donnelly, l’ADN de l’entreprise. L’entreprise florissante est montrée comme un bien pour la société. Bilott a de cordiaux rapports avec Phil Donnelly, qui le flatte et souligne ses qualités d’avocat. Il lui demande le rapport de l’E.P.A. pour « calmer les nerfs de Tennant ».
Un des tournants du film se passe lorsque Bilott remet le rapport de l’EPA à Tennant. Bilott d’abord un peu détaché des protestations de Tennant (qui est accusé de mal entretenir son troupeau), prend conscience de l’ampleur suite à la folie d’une vache que Tennant est tenu d’abattre (et où on perçoit toute son humanité et son attachement à son bétail) et à la prise de conscience de la toute-puissance de l’usine dans la ville de Parkersburg.
Au fur et à mesure de l’histoire, les mensonges éhontés et les stratégies utilisées par DuPont se multiplient, ce qui nous entraîne à ne plus leur faire confiance et à prendre parti pour Tennant, Bilott puis les plaignants du recours collectif.
DuPont joue sur tous les ressorts pour entraver l’éclatement de la vérité. Pour rappel, voici quelques stratégies mises en place par DuPont :
Quelques questions pour entamer la discussion :
L’article du New York Times, à l’origine du film, est fourni et largement documenté. Le caractère documentaire de cet écrit a été transposé dans le film. L’article et le film sont deux types de médias qui, tous deux, transposent la réalité pour arriver à leurs fins, journalistiques ou filmiques. Les médias donnent deux lectures de la réalité.
Par protagonistes, nous entendons à la fois les personnes incarnées par des acteurs, que nous ne pouvons séparer des vrais personnages, et les personnes qui sont à l’origine du film (Todd Haynes, le réalisateur, et Mark Ruffalo, l’acteur). Les intentions de chacun sont largement documentées par des interviews, des ouvrages. Le choix même du sujet, par Mark Ruffalo, qui est à l’origine du projet et qui en a financé une partie non négligeable, donne déjà une indication sur ses motivations. Cette interprétation doit se faire avec prudence et reste hypothétique. Il n’est cependant pas question, comme c’est le cas dans une fiction, d’attribuer l’intentionnalité des personnages uniquement à l’auteur[6], puisque ces personnages réels et contemporains ont largement inspiré les ressorts et les éléments de cette histoire.
Le film est engagé. Dark Waters est un film-dossier à thèse ou de dénonciation. Mark Ruffalo, actif militant, est connu pour ses positions écologistes. Il est notamment fondateur d’un groupe qui s’oppose au gaz de schiste. C’est lui qui, après la lecture d’un article du New York Times relatant l’affaire en 2016[7], décide de porter à l’écran ce scandale et présente le projet à Todd Haynes qui, « stupéfait » et « choqué », accepte le challenge. Au moment de la sortie du film Dark Waters, Marc Ruffalo, accompagné de Todd Haynes et de Robert Billot, a tenu une conférence de presse au Parlement européen en janvier 2020, pour appeler les Européens à prendre connaissance des pollutions. Selon lui, le film contribue à « éduquer les gens » pour qu’ils puissent agir et prendre conscience de la dangerosité de telles substances pour la santé et l’environnement. Il exhorte également la population à s’opposer aux matières chimiques persistantes. En construisant le film sur l’article, en s’appuyant sur le livre de Bilott et sur son aide directe, Mark Ruffalo et Todd Haynes ont « choisi leur camp ». Leurs motivations sont claires dans le film et correspondent à leurs déclarations et aux actions qu’ils ont faites à la sortie du film.
Or, bien que basé sur des faits réels, Dark Waters est un film de fiction qui résulte d’un travail de mise en scène et de reconstitution, dont la caractéristique la plus visible est certainement d’avoir confié les rôles principaux à des acteurs plutôt que de donner la parole aux personnages de la vie réelle. C’est ainsi le cas de Mark Ruffalo, qui incarne Robert Bilott, mais aussi d’Anne Hathaway (son épouse Sarah), de Bill Camp (Wilbur Tennant) ou encore de Tim Robins (Tom Terp), le caractère authentique de l’histoire étant quant à lui attesté par la présence dans le film de personnalités bien réelles comme Bucky Bailey ou Jim Tennant, le frère de Wilbur.
Tennant se livre facilement à Bilott. Ses intentions sont claires. Il souhaite que DuPont reconnaisse ses torts. Il veut que sa famille et ses bêtes puissent être en sécurité. Lorsque Bilott fait état de tout ce qu’il a découvert, Tennant lui explique qu’il ne veut pas d’argent, qu’il veut « que tout le monde sache ». Lorsque Tennant, en chaise roulante, vient saluer Bilott lors du procès, le fermier déclare que « tout le monde a besoin de savoir ». « They will », lui répond laconiquement Bilott. Le film peut être entendu également comme un hommage, une réponse à la promesse que Bilott a faite à Tennant. Cette promesse est peut-être renforcée par la présence du frère de Tennant comme figurant (lors de la scène dans un snack, où Wilbur Tennant et son ami sont froidement accueillis).
Rob Bilott est une personne taciturne et peu démonstrative. En le suivant, nous sommes cependant tenus de nous interroger sur ses motivations. Sa personnalité et ses motivations ne se laissent approcher que par bribes et par l’analyse des spectateurs qui reconstituent, de façon parfois hypothétique, ses intentions. D’ailleurs, l’article du Times le dit : Bilott est réticent à discuter de ses motivations. Le film a bien rendu cette réticence.
Pourtant, nous apprenons à comprendre Bilott, car nous le suivons pas à pas dans ses découvertes, ses combats et ses échecs. En analysant le contenu du film (l’intrigue ou le propos du film), nous pouvons nous forger un avis sur le personnage. L’analyse du journaliste est rendue, dans le film, par les déclarations des personnages qui entourent Bilott. À plusieurs reprises, la motivation de Bilott est soulignée par son entourage : il veut mettre à profit ce qu’il connaît pour défendre des gens. Pour lui, aider les Tennant était une grande opportunité d’utiliser ses connaissances pour des personnes qui en avaient vraiment besoin (p. 8). On apprend à le connaître par des brèves informations qu’il donne (il explique — au départ à Tom — être originaire de West Virginia ; ses collègues le taquinent parce qu’il n’a pas fait une « grande école prestigieuse » ; etc.).
Le héros s’implique corps et âme dans son combat, en négligeant sa famille, sa carrière et sa santé. Poussé et porté par son intégrité et par sa soif de justice, il s’oublie, mais reste fidèle à ses origines et à ses valeurs. Il est minutieux et téméraire (il n’a pas peur de se confronter aux milliers de documents, alors que la secrétaire souligne qu’il faudrait des millions d’années pour tout lire ; il ne craint pas de traduire en justice DuPont et de s’opposer à ses dirigeants). Ce lanceur d’alerte (un peu malgré lui) est laborieux, solitaire et obsessionnel jusqu’à la paranoïa. Nous nourrissons à la fois de l’empathie et de l’admiration pour ce personnage, malgré – et certainement grâce à – ses faiblesses. Notamment, son absence au sein de la famille est soulignée : il découvre avec dépit qu’il n’a pas vu grandir ses enfants.
À première vue, le rôle de la femme de Bilott, joué par Anne Hathaway, est assez restreint. Lorsque son mari gagne assez sa vie, elle abandonne sa carrière d’avocate. Suivant un schéma patriarcal classique, elle s’occupe des enfants du couple et fait les choix pour la famille (elle n’hésite pas à rappeler à son mari, qui demande si le couple peut se permettre de payer l’école catholique à ses enfants, qu’elle a sacrifié beaucoup et qu’il n’est pas question de remettre en cause son choix). En bonne épouse, elle accepte dans un premier temps la lubie de son époux, sans trop intervenir. Certains articles soulignent, comme faiblesse au film, le personnage de la femme de Bilott, à qui revient le rôle ingrat d’incarner ce qu’il fait endurer à sa famille[8].
Pourtant, à y regarder de plus près, elle a un rôle central. Elle est un garde-fou. Elle représente la stabilité. Malgré ce qu’elle doit supporter, c’est elle qui encourage, qui remet sur la voie l’avocat pour qu’il continue son combat. Les scènes de partage (et même de conflit) avec sa femme ponctuent et ont un rôle pivot dans l’histoire (comme cette scène au lit où elle lui dit d’utiliser ce qu’il sait et de définir ce à quoi DuPont n’a pas pensé, ce qui pousse Bilott à écrire à l’EPA ; comme cette scène consécutive à la visite chez les Kiger où leur discussion mène au recours collectif). Elle constitue la structure, la colonne vertébrale du combat de Bilott. Elle est, en quelque sorte, son associée. Elle accepte de lourds sacrifices et défend son mari. Lors de l’admission de Robert à l’hôpital, elle tient tête à son chef et lui rappelle : « Ne me parlez pas comme à une épouse ». Cette déclaration tord le cou aux critiques qui pourraient être émises sur son rôle. Elle se sacrifie d’abord pour son mari puis, une fois qu’elle est tenue au courant de la teneur des découvertes, elle se bat à ses côtés pour faire éclater la vérité.
Elle a aussi le rôle dans le film (ça se sent nettement moins dans l’article) de représenter la ménagère américaine, qui est entourée d’objets contenant du C8 et grugée par la société de consommation. Elle représente également la mère de famille qui découvre, avec effarement, les agissements d’une industrie majeure et les effets qu’ils peuvent avoir sur sa santé et celle de sa famille. Elle occupe un autre rôle important dans le film : c’est à elle que Bilott expose, de manière didactique, toutes les découvertes qu’il effectue. Le réalisateur « utilise » la présence de Sarah pour informer le spectateur. La scène la plus marquante intervient après que Bilott ait retourné toute la maison à la recherche de ce qui contenait du PFOA. Il déclare à sa femme, enceinte, que DuPont empoisonne le monde et que même le bébé a déjà subi les effets de cette pollution. Bilott révèle alors à Sarah toute l’histoire. La pièce est sombre – on est au milieu de la nuit – et seuls les Bilott sont éclairés par une lumière qui vient de dessus (lumière zénithale ?).
De manière générale, c’est lors de scènes de famille qu’il fait les découvertes les plus importantes (lors de l’anniversaire de son fils, il travaille et découvre, pour la première fois, la mention PFOA ; lorsque son fils joue, il a un flash et lie les dents noircies à la présence de fluor dans l’eau ; etc.).
La construction des personnages participe donc activement à la création d’un univers émotionnel marqué tout à la fois par la souffrance, la détermination, l’isolement et la solitude, les tensions psychologiques, mais aussi par les liens de soutien et d’entraide qui se tissent entre les différents protagonistes.
La profonde dimension humaine de ces portraits tranche avec la personnalité décrite comme suffisante, froide et cynique des représentants de DuPont comme Phil Donnelly ou Charles Holliday, indiquant une réelle sympathie du réalisateur pour les résistants et combattants de l’ombre auxquels il rend ainsi un hommage touchant.
1. RICH Nathaniel, « The Lawyer Who Became DuPont’s Worst Nightmare », in The New York Times Magazine, 6 janvier 2016, disponible librement [page consultée le 21 mars 2020].
2. RICH Nathaniel, Op. Cit.
3. Littéralement « nuque rouge », ce terme désigne des euro-américains (tout particulièrement originaire du Sud du Pays ou des Appalaches), des Euro-Canadiens ou des Euro-Australiens qui vivent en milieu rural. Le terme peut être insultant et discriminatoire. Il est cependant utilisé par les intéressés pour se définir comme des personnes vivant en marge de la société.
4. KRANITZ Stacy, « L’Amérique rurale vue de l’intérieur. Une étude photographique du quotidien des personnes écartées du rêve américain », dans VICE, numéro « enflammé », 13 avril 2016, article disponible sur le site de Vice [page consultée le 13 avril 2020].
5. Dans l’article du New York Times déjà cité.
6. Il est clair que les scénaristes Matthew Carnahan et Mario Correa ont dû réécrire (sinon inventer)certains dialogues dont les protagonistes réels ne pouvaient pas avoir gardé un souvenir exact. Dark Waters est évidemment une reconstitution, non un documentaire.
7. RICH Nathaniel, Op. Cit.
8. FRANCK-DUMAS Elisabeth, « Dark Waters, procès en eaux troubles », in Libération, 25 février 2020, par exemple, consultable sur le site du journal.
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