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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Gloria mundi
de Robert Guédiguian
France, 2019, 1h46
Avec Ariane Ascaride, Jean-Pierre Darroussin, Gérard Meylan,
Anaïs Desmoustier, Robinson Stévenin, Lola Naymark, Grégoire Leprince-Ringuet

Analyse au format pdfLes réflexions proposées ci-dessous s'adressent en particulier aux animateurs en éducation permanente qui souhaitent aborder l'analyse du film Gloria Mundi avec un large public. Cette analyse s'attache à mettre le film en relation avec le contexte social et économique actuel : elle souligne en particulier les effets des politiques néo-libérales sur les comportements individuels qui sont à présent dominés par un égoïsme généralisé au détriment des solidarités anciennes, qu'elles soient de classe ou simplement familiales.

Cette analyse est également disponible gratuitement au format pdf.

Condition humaine et violence sociale

Sic transit gloria mundi, Ainsi passe la gloire du monde… Cette formule solennelle employée communément dans un cadre liturgique annonce d'emblée une certaine gravité de ton que confirment les premières images du film, avec une scène d'ouverture volontairement détachée de tout contexte réaliste : la naissance et les premiers instants d'une petite fille, Gloria, montrés sur fond de battements de cœur et du requiem de Verdi. Vie et mort se fondent ainsi dans une sorte de dimension sacrée, un peu insolite lorsque l'on connaît la personnalité profondément militante du réalisateur marseillais Robert Guédiguian, dont les fables politiques s'ancrent habituellement dans la réalité sociale de notre monde.

Image du filmCette introduction prendra en réalité tout son sens par effet de contraste avec l'ensemble du film — effectivement axé sur les situations prosaïques de la vie quotidienne, avec ses difficultés, ses conflits et ses impasses — et trouvera un écho à la toute fin de l'histoire sous forme d'une même enveloppe sonore, utilisée cette fois pour entourer la mort de Bruno. Les deux séquences qui encadrent le film mettent ainsi l'accent sur le caractère éphémère de l'existence, inscrivant la violence des rapports sociaux exposée au cœur de la fiction — et qui atteint aujourd'hui la cellule familiale, son noyau le plus petit — dans un contexte philosophique porteur d'un questionnement sur la destinée humaine. Une telle approche permet d'ouvrir de multiples pistes de réflexion sur l'état de notre société, le film représentant un outil idéal pour aborder avec un public d'adultes les politiques néolibérales et leurs effets désastreux.

La naissance de Gloria

Gloria vient donc au monde de façon presque miraculeuse et sa naissance est l'occasion de retrouvailles familiales à la maternité. Juste après le prologue, on y retrouve Mathilda et Nico, ses parents ainsi que Sylvie et Richard, ses grands-parents, émus et souriants devant le petit être fragile tout juste venu au monde. Or ce climat de plénitude est brutalement rompu par l'arrivée fracassante d'Aurore, la sœur de Mathilda, et de son mari Bruno. Envahissant tout l'espace de la chambre, ils se répandent en commentaires superficiels sans montrer un réel intérêt pour le bébé, et ni les fleurs artificielles jetées sur le lit, ni le champagne sabré pour la circonstance ne parviennent à masquer le climat d'hostilité qui existe entre les deux jeunes couples. Enfin, le flacon de poppers que Bruno veut offrir en cadeau à son beau-frère achève de souligner l'écart l'immense écart qui existe dans leur façon d'envisager l'existence à travers l'acte sexuel, source de vie pour l'un et simple source de plaisir pour l'autre. La tonalité triviale de la séquence, en rupture absolue avec le caractère sacré de la scène d'ouverture, annonce ainsi un cadre familial à la fois instable et traversé de tensions, qui pèse dès les premiers instants sur l'avenir et le devenir de l'enfant pure et innocente qui vient de naître.

Le poids du destin

Toute la suite du film s'attache au poids de cette destinée à travers la situation des différents membres de la famille. Installés dans la précarité, les parents de Gloria ont bien du mal à joindre les deux bouts : alors que Mathilda avance dans la vie à coups de contrats à l'essai, son mari vient de trouver un emploi ubérisé qui l'a contraint à acheter une voiture de luxe à crédit. Fier d'être désormais son propre patron, il est heureux de pouvoir assurer les besoins du ménage, du moins jusqu'au jour où il se fait violemment agresser par des chauffeurs de taxi en colère et doit arrêter le travail pour quelques semaines…

Image du filmAurore et Bruno, eux, ont trouvé le moyen de s'en sortir en profitant de la misère. Propriétaires d'un « Tout cash » significativement installé à Plombières, quartier de passage excentré de Marseille en constante dégradation, ils achètent à bas prix les objets que les habitants leur apportent, les retapent en employant au noir des travailleurs mal payés, et les revendent ensuite à d'autres personnes financièrement incapables de se payer du neuf. Et leur commerce prospère… Bientôt, ils ouvriront un second magasin, mais cette fois en haut de la Cannebière…

Les grands-parents de Gloria, qui approchent l'un et l'autre de la retraite, sont eux aussi des « petites gens » aux maigres revenus : soucieuse de venir en aide à Mathilda et Nico, Sylvie multiplie les heures de travail qu'elle effectue de nuit pour une société de nettoyage, et Richard, lui, travaille comme chauffeur de bus pour la municipalité. Lorsque Daniel, ex-compagnon de Sylvie et père biologique de Mathilda, sort de prison après une longue période d'incarcération pour meurtre, nous pourrions croire que l'équilibre familial, déjà fragilisé par la précarité, va s'en trouver davantage perturbé. Or c'est finalement l'inverse qui se produit.

Le sacrifice de Daniel

Se satisfaisant de peu, Daniel commence par refuser l'invitation du couple à s'installer chez eux et dépose son maigre bagage dans une chambre d'hôtel aussi austère et exiguë que son ancienne cellule. Le sens de sa vie, il le trouve dans l'écriture de haïkus, ces petits poèmes japonais qui permettent d'« attraper les bons moments et de les fixer pour l'éternité », mais aussi dans l'altruisme, d'abord en s'occupant de Gloria et finalement, dans les tout derniers moments du film, en prenant discrètement à sa charge le meurtre commis par Nico, — un acte qui va le reconduire en prison tout en permettant à son beau-fils d'assumer le rôle d'époux et de père que lui-même n'a pas pu exercer vis-à-vis de Sylvie et Mathilda. Ainsi, au prix du sacrifice de sa propre liberté, épargne-t-il à sa petite-fille la reproduction d'une existence semblable à celle qu'il avait involontairement infligée aux siens, rompant avec force et détermination la mécanique du destin familial. Figure à la fois christique et tragique, le personnage de Daniel semble donc incarner des valeurs morales aujourd'hui perdues — le désintéressement, l'altruisme, la solidarité, la bienveillance, la magnanimité… —, aux antipodes du cynisme et de la violence des rapports sociaux produits par les politiques néo-libérales à l'œuvre dans le monde actuel.

Un monde transformé

En quelque sorte, la métamorphose paysagère du quartier de la Joliette, qui tranche par sa modernité avec le cadre pittoresque et presque immuable du quartier de l'Estaque souvent choisi par le réalisateur comme décor de ses fictions, peut ici être interprétée comme le signe symbolique d'une société que Daniel ne reconnaît pas, désormais fragmentée en îlots rivaux et totalement désolidarisés où la question même du choix moral ou du choix raisonnable disparaissent au profit des nécessités de survie : l'arrêt de travail imposé à Nico suite à son agression le prive de revenus pendant plusieurs semaines. Harceler, et finalement agresser physiquement le médecin à même de lui délivrer le certificat dont il a besoin pour reprendre le travail devient rapidement pour lui le seul moyen de sortir de l'impasse financière.

Image du filmQuant à Sylvie, pétrie de valeurs solidaires comme le prouvent les sacrifices qu'elle s'impose pour venir en aide au jeune couple qui ne peut plus désormais payer les frais de nourrice — elle travaille de nuit tout en consacrant ses journées à s'occuper de Gloria —, elle refuse de se joindre aux grévistes qui œuvrent pourtant à l'amélioration des conditions de travail au sein de son propre corps de métier. De cette manière, elle s'attire l'hostilité de ses collègues, qui voient désormais en elle une traître doublée d'une individualiste insensible au sort collectif.

Or les conduites vitales de ces deux personnages — « Vous me tuez ! », dira Nico au médecin qui refuse de lui délivrer son certificat —, loin d'être le résultat de choix délibérément égoïstes sont d'abord le produit d'une époque qui condamne ni plus ni moins l'individu à un retour à la « loi naturelle », loi selon laquelle s'en sortir soi requiert de faire fi de l'autre [1]. D'une certaine manière, la rivalité qui oppose Nico, chauffeur ubérisé, aux taximen qui l'agressent violemment témoigne de la façon dont le système réussit à monter les individus les uns contre les autres, mais une telle démonstration s'illustre plus particulièrement dans le film par l'exemple assez extrême du couple formé par Bruno et Aurore, « premiers de cordée » selon une expression désormais célèbre, qui s'en sortent précisément en exploitant sans égard les personnes les plus précarisées.

Image du filmDe nombreux détails montrent en outre que cette exploitation économique se double d'une domination abusive tant sur le personnel employé au noir que sur les acteurs permettant à leur commerce d'exister : les prix arbitraires et ridiculement bas qu'ils fixent à la tête du client venu vendre son bien, le refus de signer un contrat à un travailleur qui va déménager et qui en a besoin pour donner des garanties à son nouveau propriétaire, les pratiques discriminatoires dont ils usent vis-à-vis de clients issus de l'immigration, comme ce client maghrébin à qui Aurore ne rend pas le bonjour, qu'elle arnaque avec aplomb et qui se rebelle contre son attitude avant d'être jeté dehors par Bruno ; comme, aussi, cette dame d'origine subsaharienne portant le niqab, à qui Aurore demande ses papiers d'identité et ordonne d'ôter son voile sous peine de ne pas acheter (pour 5 € !) l'objet qu'elle lui propose…

Tout se passe en définitive comme si l'ultra-libéralisme avait eu pour principal effet la destruction de toute faculté d'empathie et donc, de tout espoir de voir renaître un jour une société véritablement humaine et solidaire.

C'est à ce constat implacable que nous mène le film de Robert Guédiguian à travers le regard débonnaire de Daniel, qui découvre une réalité bien différente de celle qu'il a connue avant son incarcération même si, en définitive, ce sont les mêmes conditions de vie précaires et les mêmes motivations à offrir une vie meilleure à sa compagne qui l'ont amené à commettre des délits par le passé. Et si Daniel ne porte pas de jugement sur ses proches, c'est que, peut-être, ses conditions de vie carcérale l'ont amené à prendre un recul suffisant pour appréhender les changements survenus de façon lucide, sous l'angle des vraies responsabilités. C'est que, aussi et surtout, sa longue peine lui a permis de réaliser l'urgence qu'il y avait pour chacun à reconstruire un espace mental doté d'une vraie place pour l'essentiel : les valeurs humanistes et les petits bonheurs du quotidien, aux antipodes d'un monde capitaliste destructeur des liens, de ses valeurs matérielles et de ses mécanismes impitoyables.


1. Cette loi n'a évidemment pas grand-chose de naturel et est surtout l'effet de relations sociales dégradées.

Image du film

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