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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Suzanne
de Katell Quillévéré
France, 2013, 1h34


Le film en quelques mots

À travers le parcours chaotique de Suzanne (Sara Forestier), c'est le portrait d'une famille modeste française que dresse la réalisatrice Katell Quillévéré.

Photo du filmOrpheline de mère, Suzanne grandit entre sa sœur Maria (Adèle Haenel) et son père (François Damiens), un chauffeur routier peu présent à la maison mais néanmoins aimant et attentif à l'éducation de ses deux filles. Traversant l'enfance dans l'insouciance et le bonheur malgré l'absence de leur maman, celles-ci entrent dans l'adolescence fragilisées par ce manque qui a malgré tout façonné leur personnalité ainsi que leur destin. Alors que Maria, la cadette, passe rapidement à l'âge adulte avec tout ce que cela comporte - rareté des loisirs, absence de vie personnelle, travail qui l'oblige à s'éloigner du domicile familial pour la semaine -, Suzanne entame quant à elle un parcours beaucoup moins structuré qui commence par une grossesse non voulue alors qu'elle est toujours au lycée.

Élevant seule son petit garçon, elle tombe ensuite follement amoureuse de Julien (Paul Hamy), un petit voyou qui la fait rêver d'avenir, de liberté et pour qui elle disparaît en abandonnant son fils Charly aux bons soins de son père et de sa sœur. Poursuivant sa descente aux enfers, elle effectue un séjour en prison pour vol avec effraction et séquestration avant de retrouver Julien, qui l'entraîne une nouvelle fois loin de sa famille, dans un trafic de drogue avec le Maroc et une seconde grossesseŠ

Ancré dans un réalisme social sans concession, le film de Katell Quillévéré est pourtant un film tout en nuance et en légèreté qui se terminera sur une note d'espoir malgré la nouvelle incarcération de Suzanne.

Le film et l'éducation permanente

Dans le cadre de l'éducation permanente, cette fiche d'analyse concerne les animateurs et les éducateurs qui souhaitent aborder avec un groupe le développement de l'enfant orphelin, l'éducation monoparentale, la grossesse adolescente, la délinquance juvénileŠ et sans doute encore bien d'autres thématiques en lien avec la famille. Par ailleurs, elle pourra également retenir l'attention des professionnels qui œuvrent dans divers secteurs de la vie sociale : services sociaux en milieux précarisés, services de l'aide à la jeunesse, services de protection judiciaire, plannings familiaux, centres psycho-médico-sociauxŠ

Mise en perspective

« Perdre un parent pendant l'enfance : quels effets sur le parcours scolaire, professionnel, familial et sur la santé à l'âge adulte ? » est le titre d'une étude de Nathalie Blanpain publiée en octobre 2008 par le DREES (Direction de la Recherche, des Etudes, de l'Evaluation et des Statistiques). Selon l'auteur, le fait de vivre prématurément le décès d'un parent représente un risque social susceptible de modifier la destinée d'un individu. Les données montrent en effet qu'une telle situation rend plus difficile l'accès à un diplôme et conditionne par conséquent la suite du parcours professionnel. Elles indiquent par ailleurs que des études très souvent plus courtes ou interrompues incitent les adolescents ou jeunes adultes à s'installer en couple et à fonder une famille plus tôt que ceux qui ont été élevés par leurs deux parents.

Ces données statistiques sont en quelque sorte illustrées par le film de Katell Quillévéré, même si l'intention de la réalisatrice est sans doute ailleurs que dans une démonstration de type sociologique. On remarque en effet que les deux fillettes orphelines de mère évoluent selon le schéma mis en évidence dans l'étude de Nathalie Blanpain : ni Suzanne ni Maria n'accèdent aux études supérieures, l'une travaillant très tôt comme couturière et l'autre abandonnant le lycée suite à une grossesse précoce qui l'amène elle aussi à trouver un emploi pour subvenir aux besoins de son fils Charlie. Le film apparaît par conséquent comme un outil intéressant pour aborder cette problématique.

Mise en scène

L'ellipse comme figure expressive

Généralement au cinéma, l'ellipse est un procédé narratif qui consiste à évacuer les temps morts et les épisodes mineurs, non indispensables à la compréhension de l'histoire. Il s'agit donc de coupures spatiotemporelles qui visent essentiellement à dynamiser le récit en en accélérant le rythme.

Dans Suzanne, au contraire, l'ellipse apparaît comme la pièce maîtresse d'une architecture particulièrement originale puisqu'elle sert précisément à dissimuler tous les événements dramatiques qui jalonnent le parcours de la jeune fille, ceci afin de laisser toute la place aux bouleversements émotionnels que ces événements cruciaux provoquent chez les protagonistes de l'histoire et à l'impact plus ou moins marqué qu'ils ont sur leur destinée et l'évolution de leurs liens affectifs.

Dans la mesure où elle masque non plus un moment creux de l'histoire mais un espace-temps dramatiquement chargé, l'ellipse dépasse donc ici le simple procédé narratif pour devenir une figure hautement signifiante. Parcouru de tensions, rendu puissant par la valeur diégétique des faits qui s'y déroulent - et dont on n'observe que les effets souvent dévastateurs -, le hors champ façonné par l'ellipse devient le lieu où tout se joue à notre insu mais aussi à l'insu du personnage dont nous avons momentanément perdu la trace. La découverte brutale de l'événement manqué, simultanée pour le personnage et pour le spectateur, amène par conséquent ce dernier à partager d'autant plus intensément sa surprise, son désarroi et sa souffrance.

Parmi ces ellipses remarquables, la première est sans doute celle qui est liée à la disparition prématurée de la mère, dont on ignore tout et même les circonstances de son décès. Le film commence en effet après l'événement, qui ne sera jamais évoqué directement mais qui sera régulièrement rappelé à travers les scènes intimistes qui ont lieu au cimetière. Le souvenir de la mère reste ainsi très prégnant tout au long du film, rappelant sans cesse, de manière à la fois lancinante et anecdotique, le manque et le lien perdu. Cristallisée de cette manière, la figure de la mère occupe donc par défaut une place centrale à la fois dans l'architecture et le propos du film.

Par la suite, d'autres événements cruciaux et affectivement chargés sont évacués grâce à l'utilisation de l'ellipse. C'est ainsi le cas de la naissance de Charlie, que nous rencontrons pour la première fois alors qu'il a déjà deux ou trois ans, de son placement en famille d'accueil ou encore du décès de Maria, la sœur cadette de Suzanne, qui découvre brutalement et en même temps que nous, spectateurs du film, ces deux réalités particulièrement éprouvantes. Surpris et décontenancés comme elle, nous sommes alors forcés à l'empathie et ressentons d'autant plus vivement les chocs émotionnels qu'elle subit, la souffrance morale et la culpabilité finissant par prendre toute la place des drames qui s'en trouvent à l'origine.

De la même façon, nous restons pantois face à la transformation physique de Charlie, une première fois lorsque Suzanne lui rend visite dans sa famille d'accueil après plusieurs années de cavale et de prison, puis une seconde fois lorsque, devenu adolescent, c'est Charlie qui se rend au parloir avec son grand-père pour voir sa mère, incarcérée une nouvelle fois pour complicité dans un trafic de drogue et usurpation d'identitéŠ

Dans ces situations où s'exprime toute la force des liens familiaux, l'absence n'en paraît que plus lourde, plus douloureuse, renvoyant immanquablement à la perte fondatrice de ce qui semble être une inexorable tragédie humaine.

La variation du point de vue

Un autre trait particulièrement original de la mise en scène de Katell Quillévéré est la variation du point de vue sur ce microcosme relationnel, qui permet au spectateur de suivre tantôt Suzanne, tantôt ses proches (sa sœur et/ou son père). Ainsi lorsque la jeune femme disparaît avec Julien, nous restons avec sa famille et rien ne sera montré de sa cavale, de ses délits ou de son arrestation, autant d'événements forts dont nous ne prendrons connaissance qu'a posteriori, au tribunal. Cette ignorance de ce qu'est devenue Suzanne invite le spectateur à partager intimement la tristesse et l'inquiétude de son père, notamment lors de la scène où il remet à un jeune autostoppeur croisé par hasard la photo de sa fille, juste au cas où il l'apercevrait au cours de ses pérégrinations.

Quant à l'installation au Maroc de Suzanne et Julien, elle est aussi laissée dans l'ombre de même que la naissance de leur fille Solange, dont nous apprenons l'existence seulement quelques mois plus tard au cours d'une scène très courte, lorsque Nicolaï reçoit par la poste une photo de sa fille avec sa petite fille et qu'il esquisse alors un vague sourire. Ce bref moment est d'autant plus intense que nous réalisons qu'il s'agit sans doute là des premières nouvelles de Suzanne depuis sa seconde disparition et que nous savons par ailleurs son père profondément marqué et investi dans la recherche de son enfant.

Un destin inexorable ?

Si le recours à l'ellipse d'événements importants permet de centrer le propos du film sur les liens familiaux, leur évolution et le vécu émotionnel des protagonistes de Suzanne, faisant apparaître en creux l'amour indéfectible des uns pour les autres, mais aussi leurs failles et leur difficulté de vivre avec le manque, la répétition de certains de ces événements, qu'ils soient montrés ou simplement évoqués, semble quant à elle instaurer une sorte de fatalité dans la destinée de la jeune fille. On retiendra entre autres ici ses deux grossesses inattendues, à une quinzaine d'années d'intervalle, ses sorties en boîte de nuit avec Charlie, tout petit encore, puis avec Solange, âgée de quelques mois à peine ; ses deux fugues avec Julien, espacées de plusieurs années, qui l'amènent à deux reprises à rompre tous les liens avec sa famille ; ses deux séjours en prison, qui clôturent de la même façon ses cavales loin des siensŠ Une sorte de prédestination marque ainsi le parcours de Suzanne, qui semble ne pas avoir de contrôle sur sa propre vie.

Finalement, il faudra qu'elle apprenne le décès de sa jeune sœur pour effectuer un véritable choix en révélant sa fausse identité aux douaniers, un peu comme si cette seconde perte lui avait permis de réaliser où était vraiment sa place. Désormais maître de son destin, Suzanne prend un nouveau départ en prison ; une telle fin ouverte, qui laisse deviner un avenir meilleur au plus près de ses proches, donne finalement au film une dimension profondément optimiste.

Une piste pour mener le débat

Pour les animateurs qui souhaitent exploiter la vision du film avec un groupe, on suggère ici de partir des deux particularités analysées, à savoir l'ellipse et la répétition d'événements.

Concrètement, il s'agira d'inviter les participants à identifier puis à interpréter ces situations d'omission et de répétition en s'attachant plus particulièrement à leurs effets sur les liens familiaux et aux réactions des personnages.

Affiche du film

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