Medias
Journal & grilles Appli mobile Newsletters Galeries photos
Medias
Journal des Grignoux en PDF + archives Chargez notre appli mobile S’inscrire à nos newsletters Nos galeries photos
Fermer la page

Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au thème
Médias et sciences sociales

Analyse au format pdfL'analyse en éducation permanente proposée ici interroge la manière dont les médias peuvent rendre compte de différents travaux en sciences sociales. Il s'agira notamment de mieux comprendre comment s'effectue le travail sociologique qui ne se réduit sans doute pas à son image médiatique.

Médias et sciences sociales

Introduction

On se souvient qu'un homme politique français, Manuel Valls, avait déclaré en novembre 2015 après les attentats terroristes qui avaient ensanglanté la France qu'« aucune excuse ne doit être cherchée, aucune excuse sociale, sociologique et culturelle ». Ces propos répétés sous différentes formes avaient suscité des réactions assez vives chez des sociologues qui s'étaient empressés de défendre leur profession. Dans un essai polémique, Malaise dans l'inculture [1], Philippe Val (ancien rédacteur en chef de Charlie Hebdo) avait peu de temps auparavant dénoncé ce qu'il appelait le sociologisme et la « culture de l'excuse » qui l'accompagnerait. C'est à cet essai en particulier que Bernard Lahire, un des plus importants sociologues français actuels, répondra dans un ouvrage intitulé Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l'excuse »[2].

De manière assez classique [3], ce dernier défend un idéal scientifique qui cherche à expliquer les faits à travers des données construites objectivement et des analyses rationnelles ; il oppose en particulier une vision essentialiste de l'être humain qui serait libre de ses choix à une approche proprement sociologique mettant en évidence les déterminations pesant sur les individus. Et il dénonce l'attitude de Manuel Valls ou celle de Philippe Val comme celle de dominants qui cherchent en réalité à masquer les mécanismes de la domination sociale dont ils sont (ou seraient) les bénéficiaires.

Deux problèmes

L'ouvrage, qui se veut certainement pédagogique (avec même un plaidoyer pour l'apprentissage de la démarche sociologique dès l'école primaire !), reste néanmoins ardu (ou abstrait) pour des non-sociologues [4], et il risque bien de ce fait de ne convaincre que les sociologues eux-mêmes. En outre, il néglige deux problèmes importants.

Le premier est qu'il défend une sociologie idéale qui est sans doute éloignée de la réalité des travaux effectivement réalisés, de qualité sans doute très variable [5], et qui masque également les profondes divisions en ce domaine du savoir, bien moins unifié que ne le sont par exemple la physique ou la chimie. Quelque temps plus tard, Gérald Bronner et Étienne Géhin critiqueront précisément la conception déterministe de Bernard Lahire dans Le Danger sociologique[6] : cet « ouvrage remet en cause le projet sociologique de rendre compte intégralement de l'expérience individuelle, via le faisceau des conditions sociales qui enserre l'individu. Et ses auteurs de rappeler qu'une telle ambition n'est pas réaliste, et même non scientifique » [7]. Il est clair que cette divergence ne concerne pas l'interprétation de faits précis mais met en cause le pouvoir explicatif des méthodologies opposées : si les déterminismes sociaux existent (ce qu'aucun sociologue ne nie vraisemblablement), est-il cependant possible d'en prendre la mesure exacte ? Bernard Lahire reconnaît d'ailleurs que les comportements sociaux restent pour une part imprévisibles [8] pour deux raisons essentielles : « d'une part l'impossibilité de réduire un contexte social d'action à une série finie de paramètres pertinents, comme dans le cas des expériences physiques ou chimiques, et d'autre part la complexité interne des individus dont le patrimoine de dispositions à voir, à sentir, agir, etc., est plus ou moins hétérogène, composé d'éléments plus ou moins contradictoires ». Dès lors, le pouvoir explicatif de la sociologie est-il aussi grand qu'elle le prétend (ou que le prétend Lahire) ou bien se contente-t-elle, comme l'histoire en particulier, de décrire après l'événement ses relations possibles avec différents déterminants sociaux ? Ainsi, la célèbre querelle sur la question de l'inégalité des chances face à la réussite scolaire qui a opposé Pierre Bourdieu [9] et Raymond Boudon [10] n'a sans doute pas été résolue (même si chaque « camp » est certainement persuadé du contraire) [11]. Si les faits — l'inégalité sociale face à l'école — sont bien établis, leur explication reste (au moins aux yeux des profanes) hypothétique, et il est dès lors difficile de prétendre qu'il faut d'abord comprendre (sociologiquement) avant d'agir (politiquement) [12].

Un deuxième problème négligé par Bernard Lahire dans sa défense d'une science idéale est le fait que la sociologie elle-même est devenue un objet social manipulé par un public plus ou moins « profane » dans des perspectives qui n'ont plus rien de scientifique. Après tout, Philippe Val, qui, comme le remarque justement Lahire, n'a sans doute jamais lu en entier ni en détail un ouvrage de sociologie, s'en prend non pas à la sociologie mais seulement au « sociologisme ». La distinction peut sembler spécieuse et vise en l'occurrence à dénigrer toute approche de type sociologique. Mais, au-delà de cet usage polémique, il est tout à fait pertinent d'interroger ce que devient la sociologie comme science quand elle est reprise ou récupérée dans l'espace « profane », en particulier médiatique. On remarquera que cette reprise est sans doute le fait de journalistes (plus ou moins spécialisés), de militants, de simples particuliers intervenant dans des conversations privées ou sur des forums divers [13], mais également de sociologues eux-mêmes qui se livrent par exemple à l'exercice de l'interview ou de la tribune d'opinion dont les formats souvent restreints leur sont imposés. Pierre Bourdieu lui-même a, on s'en souvient, tiré une amère expérience de son passage à l'émission Arrêt sur images[14]. La sociologie à la télévision, dans la presse, sur Facebook ou Twitter, est autre chose que la sociologie académique, telle qu'elle s'exprime notamment à travers les revues savantes et plus généralement dans le champ autonome [15] de la recherche scientifique (tel que le décrit notamment Bourdieu).

On n'en prendra qu'un petit exemple, à savoir le simple titre d'un journal, Sud Ouest : « Pourquoi "le jihadisme bourgeonne" à Strasbourg : les explications d'un sociologue » [16]. Il est peu vraisemblable que le sociologue interviewé, Farhad Khosrokhavar, aurait choisi un tel intitulé, tout simplement parce qu'il est incapable de répondre à une telle question. Lorsqu'on lit d'ailleurs ses propos qui suivent, il liste une multitude de facteurs qui ne sont pas propres à la capitale alsacienne mais que l'on retrouve dans d'autres grandes villes ; il souligne d'ailleurs d'autres caractéristiques contradictoires (comme l'existence du Concordat en Alsace qui est une région plus tolérante du point de vue religieux que le reste de la France) qui auraient pu être un frein au « jihadisme ». Finalement, le lecteur naïf qui aurait cru trouver à la fin de l'interview une réponse à la question du titre devrait plutôt exprimer sa déception ou sa frustration à ce propos.

Entre sociologie et sociologisme

Qu'est-ce qui distingue alors la sociologie, comme science, du « sociologisme » qu'on entendra ici de façon non péjorative comme la reprise « profane » [17], sous l'une ou l'autre forme médiatique, du travail sociologique ? On essaiera de tracer ici quelques pistes en ce qui concerne la sociologie et les sciences humaines apparentées (ethnologie, anthropologie, criminologie, politologie, géographie humaine et sociale…) dans une perspective d'éducation permanente : il s'agira de mieux comprendre comment les médias à la fois reprennent et transforment selon leurs exigences propres le discours de la sociologie et des sciences humaines en général.

Le premier aspect qu'il faut sans doute souligner est que les sciences humaines doivent d'abord déterminer leur objet, alors que cet « objet » fait déjà l'objet d'une conceptualisation sommaire [18] dans l'espace médiatique. Cette première réflexion amène généralement à préciser l'objet en cause, souvent à faire des distinctions inédites, parfois même à faire « éclater » la notion de départ. Dans l'ouvrage fondateur de la sociologie moderne, Émile Durkheim distingue ainsi trois grands types de suicide, le suicide qu'il nomme « altruiste », le suicide « égoïste » et le suicide « anomique ». Ces trois grands types seront alors redevables d'explications différentes, mais la distinction risque bien d'être négligée dans un compte rendu sommaire. En outre, dans certains cas, les sociologues ne seront pas nécessairement d'accord entre eux sur la définition de l'objet : la « radicalisation » fait ainsi l'objet de débats parfois assez vifs entre spécialistes, certains proposant une définition générale du concept [19] alors que d'autres dénient la réalité même de l'objet, considérant qu'il s'agit d'un concept fourre-tout [20]. Un compte rendu médiatique négligera facilement ces divergences d'interprétation qui ne seront connues que des spécialistes du champ [21].

Un second aspect essentiel du travail en sciences humaines est la récolte de données empiriques. Ces données, qui sont en principe originales, font bien sûr l'objet d'une sélection, d'une organisation et de différentes mises en forme. L'utilisation des statistiques, qui constitue depuis Durkheim une des grandes avancées scientifiques dans le domaine, pose ainsi de multiples questions, en ce qui concerne la population observée, l'échantillonnage, les critères de définition des groupes ou sous-groupes étudiés : un individu se caractérise de multiples façons, par l'âge, le sexe, la profession, les revenus, la fortune, le niveau d'études atteint, le statut marital, le nombre d'enfants éventuels, l'habitat, la résidence, le statut des parents, les opinions politiques ou religieuses, etc. Les critères retenus ou au contraire négligés [22] font dès lors légitimement débat au sein de la communauté scientifique, mais seront à peine évoqués dans un compte rendu sommaire. Là où des sociologues se sont intéressés à de jeunes mineurs qui à un moment donné ont été suivis en France par la Justice ou par les services sociaux pour des faits de radicalisation [23], un magazine culturel parle de « l'enquête la plus aboutie à ce jour sur la radicalité chez les jeunes » [24] alors que les auteurs soulignent au contraire que leur échantillon n'est pas représentatif puisqu'il résulte d'une définition institutionnelle et judiciaire [25].

D'autres données recueillies par les sociologues sont de nature qualitative, notamment à travers des interviews mais également des observations de type ethnographique. Ainsi, il y a une grande différence entre un intellectuel qui donne son avis sur le phénomène djihadiste en se basant sur des informations fragmentaires et de seconde main et un sociologue ou même un journaliste qui ont rencontré effectivement des djihadistes, les ont longuement interrogés et ont ainsi recueilli une grande diversité de témoignages [26]. Le passage par les médias va cependant résumer fortement la diversité de ces témoignages et, dans certains cas, susciter des généralisations plus ou moins hypothétiques : interviewé comme spécialiste, Farhad Khosrokhavar par exemple sera questionné surtout sur le profil supposé des auteurs des récents attentats qu'il n'a évidemment pas pu interroger [27]. Même si les réponses du sociologue sont prudentes, les divers parcours de vie sont facilement réduits à quelques étapes sommaires comme la délinquance suivie de la prison comme lieu de radicalisation.

De la statistique à l'interprétation

Les données recueillies par les scientifiques font cependant l'objet d'interprétations qui peuvent être diverses (et contestées par certains) et qui surtout ont un caractère explicatif limité. C'est le cas en particulier des interprétations statistiques. L'ouvrage classique de Durkheim sur le Suicide permet d'éclairer ce point. Durkheim constate notamment que le suicide est plus fréquent à la ville qu'à la campagne, chez les protestants que chez les catholiques, chez les veufs et les célibataires que chez les hommes mariés… Il expliquera ces différences par l'absence d'intégration sociale (qui laisse l'individu seul face à lui-même) ou par le défaut de normes sociales, ce qu'il appelle l'anomie qui a pour effet de ne pas limiter les désirs ou espoirs individuels. Autrement dit, « le suicide varie en fonction inverse du degré d'intégration des groupes sociaux dont fait partie l'individu ». Bien entendu, les chiffres sur lesquels s'appuie Durkheim ne sont pas absolus mais relatifs à la population de référence (urbains/campagnards, catholiques/protestants…), ce qui signifie que les données et leur interprétation portent non pas sur les comportements eux-mêmes (les suicides) mais sur les différences de comportement que l'on observe entre populations. Ce ne sont pas les suicides eux-mêmes qui sont expliqués mais les différences observables entre les populations comparées. Il ne s'agit pas de minimiser l'importance de ces observations mais seulement de souligner que la cause révélée par l'interprétation de Durkheim [28] n'est pas la seule agissante dans le phénomène étudié (le suicide).

Cette remarque vaut pour une grande partie des interprétations statistiques en sciences humaines : ce sont les différences de comportement entre groupes qui font l'objet d'une analyse et non les comportements dans leur ensemble. Dans le domaine des sciences de l'éducation, l'on va par exemple comparer la réussite scolaire des filles et des garçons, des enfants d'ouvriers et de cadres, entre élèves ayant eu un cursus régulier et élèves ayant redoublé (dans les pays où le redoublement existe)… Ce sont bien les différences de réussite scolaire qui seront observées entre filles et garçons, différences qui évoluent d'ailleurs au cours du temps. Mais, si aujourd'hui, dans de nombreux pays occidentaux, les filles réussissent mieux que les garçons, cela ne signifie évidemment pas que tous les garçons ont un cursus scolaire plus médiocre que les filles [29], ni que le fait d'être une fille assure la réussite scolaire. On remarquera par ailleurs que plus les populations considérées sont larges et les échantillons importants, plus les différences observées, même faibles, sont significatives : si l'on compare la productivité de 10 travailleurs ayant suivi une formation à celle d'un groupe de même importance n'ayant pas suivi de formation, la différence éventuellement observée ne sera pas statistiquement significative, car les deux groupes sont trop restreints ; en revanche, une différence même faible (une productivité de 76 % dans un groupe contre 72 % dans l'autre) sera jugée significative si l'on compare des groupes plus importants ou beaucoup plus importants [30].

On voit facilement comment de telles analyses peuvent faire l'objet de mésinterprétations. On observe ainsi que la délinquance en France — vols, violences, dégradations… — est plus fréquente chez les individus, notamment chez les jeunes hommes des quartiers populaires (en revanche, la délinquance financière est certainement plus fréquente dans les couches fortunées de la population…) : certaines enquêtes (basées sur des autodéclarations) relèvent en outre une « nette surdélinquance des jeunes dont les deux parents sont étrangers et, en leur sein, une légère surreprésentation des jeunes Maghrébins par rapport aux autres étrangers » [31]. Tout semble en place pour renforcer le stéréotype du jeune « beur » ou « black » délinquant… Sans même rentrer dans le détail des analyses sociologiques, il suffit de souligner que les statistiques vont différencier les chiffres [32] de la délinquance en fonction des lieux (toutes les villes ne connaissent pas le même taux de délinquance), de l'histoire (au début du 20e siècle, ce sont les jeunes issus de l'immigration belge ou italienne qui étaient surreprésentés pour le même genre de délinquance) mais également du type d'actes incriminés : la consommation de cannabis, le trafic de drogue à plus ou moins grande échelle, l'affrontement avec la police lors d'émeutes ne peuvent évidemment pas être considérés comme équivalents. Et bien entendu, tous les jeunes « beurs » ou « blacks » des quartiers populaires ne sont pas des délinquants. Mais, dans ce cas, ce seront des journalistes, des essayistes ou de simples lecteurs de la presse qui, sous prétexte de « parler-vrai », céderont souvent au sociologisme le plus brutal en « expliquant » les chiffres de la délinquance par l'origine ethnique ou les croyances religieuses des auteurs de ces faits [33]. On voit ainsi que les mêmes personnes peuvent paradoxalement refuser toute explication sociologique par la situation socioéconomique et recourir à une interprétation de type « culturaliste » [34] supposée expliquer l'ensemble de ces faits de délinquance. Mais surtout l'utilisation raisonnée des statistiques suppose des compétences pour mesurer précisément le « poids » des différents facteurs (ce qu'on appelle les variables indépendantes) sur les comportements éventuellement observés (les variables dites dépendantes). Dans le cas de la délinquance, de nombreuses études [35] ont montré l'importance de la situation socio-économique par rapport à l'origine ethnique ou les croyances religieuses. Et encore une fois, l'explication en sociologie va mettre en évidence les différences observables entre groupes sans prétendre que c'est l'une ou l'autre caractéristique sociale qui explique de façon unique le comportement en cause (même si certains facteurs seront estimés, grâce à l'analyse statistique, plus déterminants que d'autres).

Quantitatif ou qualitatif

Tous les travaux en sciences humaines ne s'appuient cependant pas sur des données statistiques : nombre d'entre eux relèvent, comme on l'a vu, d'une approche dite qualitative [36]. C'est le cas en particulier de ce qu'on appelle l'observation participante pratiquée en ethnologie mais également en sociologie par des auteurs aussi différents qu'Erving Goffman (Asiles), François Dubet (La Galère) ou les membres de l'école de Chicago (William Foote Whyte et sa célèbre étude sur les bandes de jeunes issus de l'immigration italienne, Street Corner Society[37]). Comment peut-on dès lors évaluer la validité sinon la vérité de ce genre d'études ? Ces études apportent d'abord des informations plus ou moins originales sur les populations ou les groupes étudiés : Philippe Descola [38] décrit par exemple la vie au quotidien des Achuar que l'on connaît en Occident sous le nom de Jivaros, mais dont nous ignorons à peu près tout en dehors de leur sinistre réputation de coupeurs (et de réducteurs !) de têtes… Semblablement, les lecteurs de la classe moyenne, susceptibles de lire des ouvrages de sociologie, découvriront dans La Galère de François Dubet l'univers des jeunes de banlieue que les médias réduisent le plus souvent à des clichés sommaires et négatifs. Bien entendu, toute observation, même longue, même attentive, même empathique, n'est pas exempte de préjugés sinon d'erreurs importantes : ainsi, le célèbre ouvrage de Margaret Mead, Mœurs et sexualité en Océanie[39], où elle décrivait les adolescents et adolescentes de Samoa comme s'adonnant à une libre activité sexuelle sans contrainte dans une société tolérante, a fait l'objet en 1983 d'une virulente remise en cause d'un autre anthropologue Derek Freeman qui a montré notamment que Mead avait été abusée par certaines de ses informatrices répondant sur le mode de la plaisanterie aux questions indiscrètes de la jeune ethnologue [40].

On remarquera que la supposée cohérence de l'interprétation des données recueillies ne garantit pas la validité de l'analyse : on peut même penser que, dans un certain nombre d'analyses, cette cohérence résulte plus des présupposés (théoriques) de l'interprète que des observations effectives (comme on le voit d'ailleurs dans le cas de Margaret Mead qui était largement sous l'influence de Ruth Benedict affirmant que chaque société se caractérisait par un trait culturel dominant). La valeur d'une approche qualitative dépend en premier lieu des données recueillies (que ce soit par l'observation directe, éventuellement participante, ou par des interviews), même si l'interprétation va mettre en évidence certains facteurs, organiser les données pour leur donner un sens, élaborer un type idéal [41] permettant de synthétiser les comportements ou attitudes d'un certain nombre d'acteurs. Ce type d'interprétation décrit ce qu'on pourrait appeler une configuration qui relie un ensemble de facteurs explicatifs dont l'ensemble permet d'éclairer les comportements sans permettre d'isoler un facteur déterminant (ce que d'aucuns nomment assez naïvement la « vraie cause »). Ainsi, dans son ouvrage déjà cité Radicalisation, Farhad Khosrokhavar évoque non seulement différentes figures de radicalisés (comme le Petit Blanc ou le « Blanc merdeux », l'islamiste radical, le jeune victimisé, l'ancien et le nouveau radicalisé…), mais, pour chacune d'entre elles, il met en lumière les multiples éléments de leurs parcours (par exemple l'échec scolaire, le rapport aux parents immigrés difficile, le passage en prison ou le séjour dans un pays étranger) et de leur environnement (l'appartenance à une bande locale aussi bien que les échos de la politique internationale) ainsi que des objectifs que ces individus peuvent poursuivre (ainsi, une quête de sens dans un monde qui paraît sans avenir, la volonté d'unifier une identité perçue comme « éclatée »).

Que l'approche soit plutôt qualitative ou quantitative, l'explication en sociologie et plus généralement en sciences humaines peut être qualifiée de multifactorielle (les comportements observables n'ont pas de « cause » unique et résultent de différents facteurs), mais également de complexe, et cela dans au moins trois sens différents. Ce qu'on nomme les phénomènes sociaux résulte très généralement de l'agrégation de processus plus ou moins hétérogènes (comme on le voit avec la radicalisation qui rassemble des individus aux parcours différents) [42]. Par ailleurs, ces phénomènes ne peuvent pas être compris de façon isolée, individuelle, et doivent être analysés de façon relationnelle ou contextuelle. Un exemple clair est celui de la réussite scolaire qui peut être reliée à l'origine sociale des élèves mais qui dépend également (et même principalement) des normes de l'institution scolaire elle-même, même si ces normes sont diverses et variables dans le temps : rapporter la réussite des élèves uniquement aux conditions sociales des élèves (nombre de livres à la maison, diplôme des parents, chambre individuelle ou partagée, travail éventuel…) est réducteur si l'on ne questionne pas la manière dont sont définies institutionnellement les exigences scolaires (dont on constate d'ailleurs facilement les différences entre pays). Enfin, l'explication en sciences sociales ne prend pas seulement en compte différentes « causes » au sens courant du terme mais également les finalités poursuivies par les individus : ainsi, parmi les jeunes soupçonnés de « radicalisme », Bonelli et Carrie remarquent que certains d'entre eux se revendiquant de l'idéologie djihadiste agissent surtout par défi ou par provocation à l'égard des adultes, des enseignants et des autorités en général. Ce type d'interprétation peut sembler banal, mais il implique que la sociologie ne décrit pas simplement des relations de cause à effet (même si l'on ajoute que ces « causes » sont multiples) mais tient également compte de l'intentionnalité des agents [43] : la situation sociale où se trouvent les individus ne produit pas sur eux un effet « mécanique » ou uniforme et fait nécessairement l'objet d'une réinterprétation qui peut être très diverse et qui servira de cadre premier à l'action future. Des situations banales comme la réussite ou l'échec scolaire, l'accès plus ou moins aisé au marché de l'emploi, le changement de situation maritale, le succès ou les revers professionnels, peuvent évidemment être perçues de façon très diverse et parfois contrastée, même si l'on observe que certaines réactions sont majoritaires et d'autres minoritaires [44].

Le traitement médiatique

L'on comprend facilement que les formats médiatiques vont agir de manière à simplifier et à résumer le travail sociologique en éliminant notamment les données empiriques et en privilégiant les interprétations qui semblent aux yeux des journalistes les plus pertinentes ; la complexité dans les interprétations risque également d'être gommée. De ce fait, ces interprétations apparaîtront facilement aux yeux des lecteurs comme de simples opinions qui ne sont pas nécessairement plus valides que les leurs propres [45]. Le jeu de l'interview conduit d'ailleurs souvent les sociologues eux-mêmes à dépasser leur champ de compétences et à exprimer des opinions peut-être légitimes mais qui ne le sont sans doute pas beaucoup plus que celles des lecteurs ou spectateurs [46]. Enfin, la recherche en sciences humaines n'est évidemment pas exempte de partis pris (comme en témoignent souvent de manière indirecte les querelles entre sociologues), même si le travail scientifique impose une distanciation par rapport aux formes les plus brutes des ces partis pris [47] : la sociologie qui se veut critique et qui prétend dévoiler les rapports de domination (un courant sociologique illustré notamment par Pierre Bourdieu, Bernard Lahire, Jean-Marie Brohm, Geoffroy de Lagasnerie, Didier Eribon, Laurent Mucchielli, etc. [48]) sera évidemment plus largement relayée par des médias qui partagent peu ou prou les mêmes opinions de « gauche » [49], ce qui renforcera bien sûr l'impression de certains lecteurs que les affirmations des sociologues en question ne sont que des opinions plus ou moins discutables.

Il faut encore souligner à ce propos que la sociologie ne fait pas de « découvertes » comme celles qui se font dans des sciences « dures » comme la physique, la chimie ou la génétique [50]. Les faits analysés en sociologie (ou plus généralement dans les sciences humaines) donnent lieu à des interprétations qui relèvent le plus souvent du sens commun[51], mais l'analyse des faits (de nature quantitative ou qualitative), si elle est bien menée, permet de choisir entre plusieurs interprétations concurrentes : ainsi, ce n'est pas la religion ou la culture d'origine qui explique (principalement) l'implication de certains « groupes d'adolescents des quartiers populaires dans la délinquance [mais], outre la proximité affective et géographique, […] l'échec scolaire » [52]. Autrement dit, les explications proposées par les sociologues sont facilement compréhensibles contrairement aux découvertes en physique ou en chimie qui exigent une véritable expertise (et qui sont elles difficilement vulgarisables). Dès lors, les interprétations sociologiques peuvent immédiatement donner lieu à un résumé ou à une interview dans la presse, avec le risque bien sûr d'apparaître seulement comme une simple « opinion » sur le monde social. Cela explique aussi que les sociologues ne soient pas seulement en concurrence entre eux (comme le sont les autres scientifiques) mais avec n'importe quel « profane », essayiste ou idéologue pouvant prétendre à une connaissance minimale du monde social.

Encore une fois, il ne s'agit pas de prétendre que les sciences sociales constituent un domaine de recherche réservé aux experts, ni que tous les travaux en ce domaine obéissent à l'idéal scientifique décrit dans les manuels comme dans l'ouvrage de Bernard Lahire. Mais dans une perspective d'éducation aux médias, il importe de montrer, comme on a essayé de le faire, que ces travaux, de bonne ou de moins bonne qualité, ne se réduisent pas à de simples affirmations sur le monde social, comparables à la connaissance spontanée que tout un chacun peut en avoir. Il faut réaffirmer que les sciences sociales produisent un savoir inédit d'une validité certaine (même si elle n'est évidemment pas absolue) du monde qui nous entoure.


[1]. Philippe Val, Malaise dans l'inculture, Paris, Grasset, 2015.

[2]. Bernard Lahire, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l'excuse ». Paris, Éd. La Découverte, coll. Cahiers libres, 2016.

[3]. Les arguments développés l'ont déjà été sous une autre forme par Pierre Bourdieu dans de multiples ouvrages, ce dont Bernard Lahire (qui fut l'élève de Bourdieu) ne se cache bien sûr absolument pas.

 

[4]. Lahire écrit par exemple : « En fait, la sociologie constate (elle ne postule pas), grâce à l'élaboration de méthodologies poussées intrinsèquement liées à une démarche réflexive systématisée, que les individus ont conscience de leurs actions, mais que, du fait qu'ils sont multisocialisés et multidéterminés, ils ignorent les causes qui les déterminent ». Pour quelqu'un qui n'a pas de connaissances sociologiques approfondies, il est impossible de deviner ce que recouvrent des formules comme « l'élaboration de méthodologies poussées intrinsèquement liées à une démarche réflexive systématisée » ou « des individus multisocialisés ou multidéterminés ». Cela ne signifie pas que ces formules sont creuses, au contraire, mais que seule la lecture de travaux sociologiques peut leur donner un sens concret. Mais cette lecture peut également révéler que certains travaux sont très éloignés de cet idéal d'une « démarche réflexive systématisée » et que sans doute très peu d'entre eux montrent la « multisocialisation et la multidétermination » à l'œuvre (même si précisément les ouvrages de Bernard Lahire ont quant à eux cette ambition). On y reviendra. Il faut encore remarquer que l'affirmation de Lahire selon laquelle les individus « ignorent les causes qui les déterminent » est fausse ou du moins unilatérale : l'ouvrier qui affirme qu'il travaille pour gagner sa vie énonce une cause qui est évidemment vraie, même si d'autres causes expliquent par exemple qu'il soit ouvrier et non patron…

[5]. Pierre Bourdieu lui-même n'a pas échappé à la critique du manque de rigueur et de preuves, par exemple de la part de Louis Gruel dans Pierre Bourdieu illusionniste (Presses Universitaires de Rennes, 2005) ou encore dans La Rébellion de 1968. Une relecture sociologique (Presses Universitaires de Rennes, 2004, p. 125)

[6]. Gérald Bronner et Étienne Géhin, Le Danger sociologique. Paris, Puf, 2017.

[7]. Eric D. Widmer, « Gérald Bronner et Étienne Géhin, Le Danger sociologique (Puf, 2017) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2018, mis en ligne le 09 juillet 2018, consulté le 08 mars 2019.

[8]. Comme l'a encore montré le mouvement des gilets jaunes en France, très largement inattendu mais abondamment commenté dans différents médias par de multiples spécialistes en sciences humaines…

[9]. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement. Paris, Minuit, 1970.

[10]. Raymond Boudon, L'Inégalité des chances. Paris, Armand Colin, 1973.

[11]. On peut se reporter à la brève synthèse sur l'évolution actuelle de l'école (en France mais aussi en Belgique sans doute) proposée par François Dubet.

[12]. Il est vrai que Bernard Lahire plaide également pour un savoir détaché de toute utilité pratique. La sociologie dite critique se présente alors comme essentiellement dénonciatrice dans une posture proche paradoxalement de la « belle âme » décrite par Hegel.

[13]. Un schème d'interprétation sociologique largement utilisé dans les débats de toute nature est celui d'inspiration (vaguement) marxiste qui dénonce derrière les affirmations « désintéressées », générales sinon « universelles », en apparence neutres ou objectives, les intérêts particuliers (notamment économiques), la défense de classe, la domination qui se cache derrière un voile d'illusions. Une telle philosophie du soupçon (illustrée par les noms célèbres de Marx, Nietzsche et Freud) peut être pertinente mais il s'agit souvent d'une manière de discréditer l'adversaire sans démontrer la fausseté de ses affirmations. En outre, ce soupçon s'applique à tous les acteurs sociaux, qui agissent en fonction de leurs intérêts sociaux multiples (économiques, politiques, culturels…). Un tel schéma d'interprétation, que l'on peut qualifier d'utilitariste — la cause de l'action est l'intérêt de l'individu —, est très largement partagé en sociologie et n'est remis en cause que par une minorité d'entre eux comme Alain Caillé fondateur notamment de la revue du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales).

[14]. L'article de Bourdieu et la réponse de Schneidermann sont visibles en ligne. On se reportera également à l'ouvrage de Pierre Bourdieu, Sur la télévision. Paris, Liber-Raisons d'agir, 1996.

[15]. Mais la sociologie peut-elle prétendre à une véritable autonomie scientifique ? D'aucuns ont mis en cause la manière dont Pierre Bourdieu a pu s'imposer dans ce domaine en créant notamment sa propre revue (Actes de la recherche en sciences sociales) et en éliminant progressivement ses « concurrents » qui avaient pu être d'abord ses « alliés » (cf. Louis Gruel, op. cit.).

[16]. https://www.sudouest.fr/

[17]. On suit ici bien sûr toutes les analyses de Bourdieu sur les champs de production symbolique, plus ou moins autonomes, qui se construisent sur l'opposition entre l'espace interne au champ défini comme sacré et l'espace externe perçu comme profane. Dans cette perspective, il ne s'agit donc pas d'opposer un supposé savoir profane de piètre qualité à une science pure définie par une épistémologie abstraite : la sociologie est elle-même une réalité sociale, un « champ de luttes symboliques » (à peine euphémisées… ). On peut se reporter entre autres à Norbert Elias, La dynamique sociale de la conscience. Paris, La Découverte, 2016.

[18]. Ce qu'en sociologie l'on appelle une prénotion.

[19]. Par exemple, Farhad Khosrokhavar dans son ouvrage de synthèse Radicalisation (Maison des Sciences de l'Homme, 2014). Gérald Bronner (La Pensée extrême, Paris, PUF, 2016, p. 136) en propose également une définition, différente cependant de celle de Khosrokhavar.

[20]. Laurent Bonelli et Fabien Carrie, La Fabrique de la radicalité. Une sociologie des jeunes djihadistes français. Paris, Le Seuil, 2018.

[21]. Écrit par un sociologue, Gilles Bastin, le compte rendu de l'ouvrage de Laurent Bonelli et Fabien Carrie dans le journal Le Monde fait ainsi l'impasse sur ces divergences d'analyse sur le phénomène même de la radicalisation, et il ne cite ni Khosrokhavar ni Bronner. Le titre de l'article (qui n'est peut-être pas de Gilles Bastin) annonce en outre « Sociologie : ce qui fait le djihadiste », ce que l'ouvrage en cause ne peut évidemment pas prétendre. En outre, le terme même de djihadiste prête à confusion : pour le sens commun, il s'agit d'individus prêt à prendre les armes, alors que l'ouvrage en question porte sur des individus qui ont fait seulement l'objet d'un signalement souvent pour des opinions jugées inquiétantes. Un article de presse, une interview ou une intervention à la télévision sont nécessairement réducteurs, et il ne s'agit pas ici de « dénoncer » les nécessaires simplifications par les médias du travail en sciences sociales. Mais il s'agit de souligner la différence entre ces représentations médiatiques et ce type de travaux qui semblent parler de choses simplement humaines, immédiatement accessibles au sens commun ; on comprend que n'importe quel lecteur de journaux se sente alors en droit d'intervenir à la suite d'un tel article pour donner ce qui n'est en fait qu'une opinion, alors qu'un compte rendu d'une découverte en astronomie ou en biologie moléculaire est immédiatement perçu comme la vulgarisation d'un savoir réservé à la discussion entre spécialistes.

[22]. En France, les statistiques ethniques sont interdites sauf dérogations. Cette interdiction est diversement appréciée par les chercheurs : certains y voient effectivement un frein au racisme (si on soulignait par exemple l'origine ethnique des personnes emprisonnées), d'autres estiment au contraire que cela occulte les discriminations à l'égard des personnes dites racisées.

[23]. Laurent Bonelli et Fabien Carrie, op. cit.

[24]. https://www.lesinrocks.com/

[25]. L'incompréhension entre le sociologue et le public profane éclate dans les commentaires d'un journal comme Le Monde (https://www.lemonde.fr/livres/article/2018/10/11/sociologie-ce-qui-fait-le-djihadiste_5367826_3260.html) dont le compte rendu titre sur « Ce qui fait le djihadiste » mais insiste sur les individus qui relèvent de la « radicalité utopique » dont parlent Bonelli et Carrie et qui « caractérise les adolescents socialisés dans des familles très protectrices ayant nourri de grands projets de mobilité sociale pour leurs enfants » : comme le dit Bonelli lui-même, « les plus concernés par des tentatives d'attentat ou les départs vers la Syrie étaient non pas des jeunes délinquants issus de familles déstructurées mais au contraire plutôt des bons élèves, issus de familles du haut des milieux populaires (...), des familles très cadrantes » mais dont les aspirations se sont heurtées à la sélection scolaire (en particulier au niveau du lycée). Cette affirmation dépend cependant de son échantillon et ne correspond pas au profil des individus (en petit nombre) qui ont commis des attentats en France et en Belgique… Les sociologues parlent donc d'un autre groupe que celui que le large public entend par « djihadiste ». Ils ne peuvent non plus rien dire des djihadistes (de différentes origines) qui ont combattu en Syrie et en Irak.

[26]. Dans ses travaux (Radicalisation déjà cité, Quand Al Qaïda parle : témoignages derrière les barreaux, Paris, Grasset, 2006), Farhad Khosrokhavar s'appuie notamment sur des entretiens avec des djihadistes en prison. Le journaliste David Thomson a recueilli de la même manière les témoignages de Français et de Françaises revenus de Syrie (Les Revenants, Paris, Le Seuil, 2016) : il s'agit là d'informations de première main qui ne font sans doute pas l'objet d'une interprétation de type sociologique (en ce qui concerne Thomson) mais qui ont une base objective (même s'il s'agit évidemment de témoignages de parti pris).

[27]. https://www.rtbf.be/ (après un attentat survenu à Liège en mai 2018) ou encore https://www.franceculture.fr/ (après l'attentat de Strasbourg en décembre 2018).

[28]. Bien entendu, l'interprétation de Durkheim a elle-même fait l'objet de certaines remises en cause de la part d'autres sociologues, notamment Maurice Halbwachs dans Les Causes du Suicide (1930) au titre significatif.

[29]. Il ne s'agit évidemment pas ici de faire une leçon d'épistémologie, même si l'on rappellera ici qu'il ne faut pas confondre une corrélation et une relation de cause à effet.

[30]. Ababacar Mbengue, « Faut-il brûler les tests de signification statistique ? », M@n@gement, 2010/2 Vol. 13, p. 100-127 [lien].

[31]. https://www.erudit.org/

[32]. Ces chiffres ne sont évidemment pas « donnés » et sont construits par différentes institutions en particulier judiciaires : l'analyse de cette construction est le lieu de débats et de contestation entre spécialistes de diverses disciplines (sociologie, criminologie…).

[33]. De nombreux commentateurs sur le web d'articles de presse s'ingénient ainsi à donner les patronymes d'origine étrangère des personnes impliquées dans des faits de délinquance. « L'explication » est évidemment dans ce genre de commentaires le masque visible de la stigmatisation raciste. Il y a en outre très visiblement une confusion entre corrélation et relation de cause à effet.

[34]. Le culturalisme est un type d'interprétation en sciences humaines qui privilégie l'analyse des formes culturelles propres à chaque société et qui sont incorporées par les individus sous forme de schèmes d'interprétation et d'action. Si la description des différentes sociétés (notamment celles éloignées de la nôtre) sous l'angle culturel est évidemment révélatrice de différences de mentalités, il est beaucoup plus difficile de préciser la valeur explicative d'une telle approche : est-ce que ce sont les croyances (héritées) que partagent les individus qui expliquent leurs comportements ou bien est-ce la position sociale (avec ses multiples caractéristiques objectives) qui explique l'adhésion à ces croyances ? Le débat n'est pas tranché et donne d'ailleurs lieu à des polémiques récurrentes.

[35]. Il y a une longue tradition sociologique en ce domaine. On citera parmi les analystes récents entre autres Laurent Mucchielli et Gérard Mauger. On remarquera par ailleurs que ces sociologues commencent très généralement par déconstruire une prénotion comme celle de « délinquance juvénile ».

[36]. Beaucoup de sociologues mélangent d'ailleurs approche qualitative et quantitative comme c'est le cas notamment de Pierre Bourdieu.

[37]. Publié en 1943, il a été traduit en français aux éditions La Découverte en 2007 par Jacques Destrade.

[38]. Philippe Descola, Les Lances du crépuscule, Paris, Plon, 1993.

[39]. L'ouvrage traduit en français sous ce titre (rééd. Pocket, coll. «Terre humaine », 1993) reprend deux études de Margaret Mead, Adolescence à Samoa (1928], et Trois sociétés primitives de Nouvelle-Guinée (1935).

[40]. Margaret Mead a également été victime de ses propres préjugés et du mythe sur la supposée liberté sexuelle en Polynésie (qui remonte au 18e siècle). On trouvera une brève synthèse de cette querelle prolongée par ailleurs dans un ouvrage de Serge Tcherkézoff à l'adresse suivante : https://journals.openedition.org/lhomme/14262

[41]. On trouve par exemple dans La Distinction de Bourdieu de nombreuses descriptions presque littéraires de figures comme les « classes populaires », les « cadres moyens », les « enseignants subalternes » ou encore le « paysan ». Précisons que le notion d'idéal-type défendue par Max Weber (Idealtypus) fait l'objet de nombreuses exégèses et de discussions (sinon de polémique) théoriques. Voir notamment https://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-1-2003-3-page-531.htm

[42]. C'est ce qui explique qu'un essayiste puisse titrer dans Le Monde : « Il n'y a pas de causes sociales au djihadisme » en montrant facilement que les situations sociales dont sont issus les djihadistes sont extrêmement diverses et donc que les experts en sciences sociales disent à ce propos tout et son contraire. Il peut alors conclure que la véritable origine du djihadisme est la haine… Et il ajoute : « la doctrine des causes profondes elle-même, telle qu'elle se trouve développée en sciences sociales, […] échoue totalement à cerner les causes du terrorisme » et est « profondément erronée ». On a essayé de montrer pourquoi la notion de « causes profondes » est effectivement erronée, mais cela ne signifie pas que les sciences sociales ne révèlent pas des causalités dont certaines sont plus importantes que d'autres et qui peuvent varier selon les individus ou groupes d'individus considérés. Évoquer la « haine » comme cause ultime ou « poétique » ne permet pas de comprendre pourquoi cette « haine » se diffuse plus ou moins largement (notamment selon les groupes considérés). Il est clair que le discours radical islamiste a un effet unificateur ou rassembleur et qu'il donne du « sens » ou permet de trouver un sens à des malaises, des insatisfactions, des désirs (qu'on pourrait qualifier d'anomiques en suivant Durkheim) ou des ambitions de nature extrêmement diverse, mais des études comme celle de Bonelli et Carrie (ou d'autres) révèlent bien pourquoi certaines personnes sont plus sensibles que d'autres à ce discours.

[43]. On se trouve évidemment ici dans la tradition de la sociologie compréhensive de Max Weber.

[44]. On connaît le phénomène des biais cognitifs comme le biais égocentrique qui nous fera très généralement attribuer notre réussite scolaire ou autre à nos qualités personnelles (et à notre travail) sans tenir compte des avantages familiaux , éducatifs et sociaux dont on a pu bénéficier.

[45]. C'est souvent dans les titres que l'on perçoit le mieux les effets de réduction de l'analyse à une simple « opinion » ainsi que les partis pris des responsables éditoriaux. Ainsi, une interview de Laurent Mucchielli sur la vidéosurveillance est chapeautée ainsi : « La vidéosurveillance "n'est pas très efficace", affirme Laurent Mucchielli ». L'enquête du sociologue est ainsi réduite à une seule « affirmation » qui brille en outre par son caractère approximatif : « n'est pas très efficace ». Il se peut que Mucchielli ait dit cela dans une conversation ou une interview orale, mais le titre fait évidemment l'impasse sur les données recueillies par le sociologue, tout en décrédibilisant son propos.
https://www.rtl.fr/.../la-videosurveillance-n-est-pas-tres-efficace-affirme- laurent-mucchielli-7792583068

[46]. Une interview d'un célèbre couple de sociologues est ainsi couronnée du chapeau : « Les Pinçon-Charlot : "Nous sommes 99 %, et ils sont 1 %. L'insurrection est facile" ». Rien sociologiquement ne justifie l'arbitraire d'un tel découpage… Il y a évidemment 1 % de personnes les plus riches, mais rien ne permet d'affirmer que la haute bourgeoisie ou même la très haute bourgeoisie ne représente que 1 % de la population et non 2, 3, 5, 10 ou 20 % de la population… Le découpage est ici purement politique, comme l'indique évidemment la phrase qui suit. On trouvera dans l'ouvrage de Louis Gruel le même genre de critiques adressées à Pierre Bourdieu lorsque celui-ci quitte la posture du sociologue et devient polémiste sous couvert de « science » (op. cit., p. 128-129).

[47]. Cf. Norbert Elias, op.cit.

[48]. Les travaux de ces chercheurs sont évidemment très divers, que ce soit par leur objet ou même par leur méthodologie.

[49]. L'inverse est sans doute vrai, mais il faudrait mener une enquête plus fouillée pour l'affirmer avec certitude. Les médias sont cependant souvent éclectiques et ils peuvent relayer des travaux en sciences sociales qui remettent en cause leurs propres valeurs ou conceptions : c'est souvent dans les titres, les coupes, les mises en exergue que vont apparaître alors les partis pris éditoriaux ou journalistiques comme on a pu le voir dans une note précédente consacrée à une interview de Laurent Mucchielli sur la vidéosurveillance.

[50]. La sociologie n'a découvert aucune « loi » similaire à celle de l'attraction universelle ou celle de Lavoisier sur la conservation de la masse. La sociologie et les sciences sociales sont fondamentalement (pour l'instant du moins) des savoirs historiques.

[51]. Cette « évidence » de l'interprétation sociologique est souvent masquée, notamment chez Bourdieu, par un langage abstrait, érudit ou hermétique, qui rend la lecture d'un ouvrage comme la Distinction difficile. Mais nombre de descriptions dans cet ouvrage ne sont pas plus originales, ni plus « profondes » qu'un roman de Balzac ou de Zola.

[52]. Nous citons un article de presse (et non un travail scientifique) précisément parce qu'il illustre ce que nous essayons de montrer à cet endroit. En particulier, il n'y a ici aucune « découverte » surprenante ou inattendue : on comprend facilement que des jeunes en échec scolaire, sans avenir professionnel assuré, se retrouvent dans une inactivité forcée et puissent être attirés par les bandes des quartiers plus ou moins délinquantes.

Cliquez ici pour retourner à l'index des analyses.


Tous les dossiers - Choisir un autre dossier