Une étude proposée par les Grignoux
et consacrée au thème
Le cinéma documentaire : quatre films en analyse
La Cour de Babel de Julie Bertuccelli
Comment j'ai détesté les maths d'Olivier Peyon
L'image manquante de Rithy Panh
Dancing in Jaffa de Hilla Medalia
Les réflexions proposées ci-dessous s'adressent notamment aux animateurs en éducation permanente qui souhaitent aborder l'analyse d'un documentaire avec un public de non-spécialistes. Cette étude est également disponible au format PDF facilement imprimable.
Le documentaire, notamment en situation scolaire, semble se suffire à lui-même, faisant découvrir une réalité peu ou mal connue des spectateurs. Mais au-delà de cet aspect d'information, il traduit, comme tout autre film, un point de vue, il donne une représentation partielle (et parfois partiale) de la réalité, il suscite également des questions sur le monde qui nous entoure. Ainsi, tout documentaire nous montre le monde mais il nous donne également à penser, à réfléchir, à discuter, à contester peut-être…
Comment dès lors analyser un tel film notamment avec de jeunes spectateurs ? Comment faire en particulier le partage entre ce qui relève de la réalité et ce qui dépend du point de vue du réalisateur ? Comment également distinguer entre le documentaire lui-même, ce qu'il dit, ce qu'il montre, ce qu'il suggère éventuellement, et la vision, l'interprétation, la perception que peuvent en avoir les différents spectateurs ?
Il existe ça et là des « méthodologies» ou des méthodes d'analyse [1], mais elles se révèlent en général disparates et peu praticables : la diversité des documentaires semble en effet peu propice à une approche uniforme, et les conseils qui semblent pertinents pour certains d'entre eux le sont sans doute moins pour d'autres.
Ces méthodologies se concentrent en outre sur le point de vue de l'auteur qui n'est évidemment pas « objectif », mais elles renoncent ainsi rapidement à toute réflexion approfondie sur la réalité qui est pourtant l'objet premier et essentiel du regard documentaire : il est vrai qu'il est difficile de proposer une même méthodologie pour aborder des réalités aussi différentes que l'histoire, la société, l'éducation, les sciences, l'ethnologie, la nature ou n'importe quel autre thème susceptible d'intéresser un documentariste. Un peu paradoxalement, l'analyse du documentaire renonce ainsi rapidement à toute réflexion sur la réalité elle-même.
Enfin, les méthodologies proposées suggèrent des consignes d'observation portant sur des aspects relativement limités du film comme la présence ou l'absence d'une voix off, l'origine des images utilisées (filmées par le documentariste lui-même ou tirées d'archives), la présence plus ou moins marquée de la caméra, les techniques du montage (avec ses ellipses éventuelles, ses bouleversements chronologiques, ses effets de parallélisme ou de contraste) et d'autres caractéristiques du travail cinématographique. Si toutes ces observations ont sans doute une certaine pertinence, il est cependant très difficile de les relier entre elles, d'en interpréter le sens ou la valeur, et surtout de les inscrire dans une perspective d'ensemble.
Lorsqu'on suggère en outre d'analyser une séquence plus précise, supposée significative, il devient très difficile de proposer une interprétation globale du film, du propos de son auteur, de sa portée, de son ambition. Il manque en particulier des procédures claires et explicites qui permettent de passer de ces observations locales au sens que ces éléments sont supposés avoir, que ce soit au niveau de la séquence elle-même ou de l'ensemble du film. Ainsi, il est sans doute important de remarquer la présence d'un commentaire en voix off mais il est beaucoup plus difficile - de façon purement analytique, sans informations extérieures - d'en tirer de véritables conclusions et de répondre à des questions aussi simples que : « le commentaire est-il exact ? est-il orienté ? masque-t-il des faits importants ? est-il pertinent ? traduit-il un point de vue subjectif ou énonce-t-il des faits objectifs ? que doit-on en conclure ? »
Il faut immédiatement remarquer qu'il n'y a pas de règles, ni de codes, ni de procédures univoques qui permettraient d'analyser et d'interpréter de façon claire et explicite un film, documentaire ou de fiction, ni d'ailleurs des textes de grande ampleur comme des romans ou des ouvrages savants [2]. Il est donc difficile, à partir de l'observation d'éléments dispersés et fragmentaires, de reconstruire la signification générale d'un film comme de percevoir l'intention d'un auteur qui souvent n'apparaît pas en personne à l'écran (ou seulement de manière occasionnelle).
À l'inverse d'une telle démarche analytique qui partirait d'éléments circonscrits pour interpréter l'ensemble du film un peu à la manière d'un maçon qui construirait un mur brique par brique, l'on propose ici de se placer au niveau global, supérieur, en s'interrogeant immédiatement sur le propos général du documentaire en question et en utilisant cette hypothèse d'interprétation pour comprendre de façon « descendante » des éléments plus précis ou plus localisés du film. De façon plus exacte, l'interprétation d'ensemble va permettre de déterminer les éléments pertinents à observer, soit parce qu'ils confirment cette interprétation, soit parce qu'ils la contredisent (ce qui peut induire une réinterprétation ultérieure), soit encore parce qu'ils la nuancent, la complexifient, la modifient en partie.
Trois grands questionnements peuvent alors guider cette réflexion.
1. Quelle réalité est mise en scène dans le documentaire ? Que dit le documentaire à propos de cette réalité ? Pourquoi le cinéaste s'est-il intéressé à cette réalité ? (De manière intuitive, ces trois questions correspondent aux distinctions classiques [3] en sémantique entre le thème du discours - de quoi on parle - , le propos ou le rhème - ce qu'on en dit -, et enfin le mode qui traduit l'implication du sujet dans son discours - les marques de l'énonciation -.)
2. Dans quel contexte apparaît ce documentaire ? Que dit-il de spécifique par rapport aux autres représentations (médiatiques, textuelles…) de la réalité évoquée ? Peut-on dire qu'il prend position par rapport à d'autres opinions sur le même sujet ? Quels sont les autres points de vue possibles à ce propos ? Que sait-on par ailleurs de la réalité mise en scène dans le documentaire ? Qu'est-ce qui n'apparaît pas dans le documentaire ?
3. Comment le propos général est-il mis en scène ? Quels sont les éléments concrets (scènes, personnages, événements, commentaires, images, musique…) qui traduisent ce propos ? Comment ce propos d'ensemble s'articule-t-il en différentes « propositions », composantes, séquences, moments, lieux… ? Comment reconstruire l'architecture du film à partir de l'interprétation générale qu'on en a proposée ? Quels sont enfin les éléments (filmiques) éventuels qui ne s'intègrent pas ou « échappent » d'une manière ou d'une autre à ce qui semble être le propos général du film ? Et quelle « place » ou quel sens donner alors à de tels éléments ?
Ces trois questions doivent être, on le comprend sans doute, traitées dans cet ordre : il s'agit d'abord de proposer une interprétation d'ensemble du documentaire, nécessairement hypothétique, de situer le documentaire dans son contexte (cinématographique, culturel, idéologique…) et enfin d'analyser sa construction, sa « forme », sa mise en scène en fonction de l'hypothèse interprétative de départ. Cette méthodologie reste malheureusement pour une part intuitive, même si l'on essaiera de l'appliquer à quelques exemples de documentaires dans les pages qui suivent. Pour chacune des trois grandes étapes précédemment distinguées, l'on proposera notamment une série de sous-questions destinées à alimenter la réflexion des spectateurs.
Le schéma ci-dessous synthétise la démarche proposée.
1. Interpréter |
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Déterminer le propos du documentaire |
De quoi parle le documentaire? Quelle réalité évoque-t-il? Quel sens donne-t-il à cette réalité? |
2. Mettre en contexte |
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Comparer le propos du documentaire à d'autres représentations, à d'autres points de vue |
Quels sont les autres points de vue sur la réalité mise en scène? |
3. Analyser la forme |
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Analyser la mise en forme du propos |
Quelles sont les caractéristiques de la mise en scène qui soulignent, confirment, accentuent, mettent en évidence le propos du film? |
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Un film de Julie Bertuccelli
France, 2014, 1h29
La méthodologie utilisée pour l'analyse de ce film est exposée dans la première partie de cette étude. Elle repose sur trois grands questionnements : 1. Quelle réalité est mise en scène dans le documentaire ? Que dit le documentaire à propos de cette réalité ? Pourquoi le cinéaste s'est-il intéressé à cette réalité ? 2. Dans quel contexte apparaît ce documentaire ? Que dit-il de spécifique par rapport aux autres représentations (médiatiques, textuelles…) de la réalité évoquée ? Peut-on dire qu'il prend position par rapport à d'autres opinions sur le même sujet ? Quels sont les autres points de vue possibles à ce propos ? Que sait-on par ailleurs de la réalité mise en scène dans le documentaire ? Qu'est-ce qui n'apparaît pas dans le documentaire ? 3. Comment le propos général est-il mis en scène ? Quels sont les éléments concrets (scènes, personnages, événements, commentaires, images, musique…) qui traduisent ce propos ? Comment ce propos d'ensemble s'articule-t-il en différentes « propositions », composantes, séquences, moments, lieux… ? Comment reconstruire l'architecture du film à partir de l'interprétation générale qu'on en a proposée ? Quels sont enfin les éléments (filmiques) éventuels qui ne s'intègrent pas ou « échappent » d'une manière ou d'une autre à ce qui semble être le propos général du film ? Et quelle « place » ou quel sens donner alors à de tels éléments ? |
Le thème de La Cour de Babel de Julie Bertuccelli est très évident puisque le film se concentre sur une classe dans un collège français qui accueille de jeunes adolescents venus de différents pays du monde (Serbie, Sénégal, Irlande du Nord, Chili, Brésil, Chine…) et qui ne maîtrisent pas la langue française. Si le sujet est clair, se pose néanmoins la question de sa portée ou, si l'on veut, de la généralisation possible de l'expérience mise en scène : la classe filmée est-elle représentative de toutes les classes d'accueil ? et même de façon plus large de toutes les classes de collège en France ? Et ces classes sont-elles spécifiques à la France ou bien existent-elles dans d'autres pays européens ou du monde ?
Dans la même perspective, l'on peut se demander si cette expérience pédagogique - celle des élèves eux-mêmes comme celle de l'enseignante - est tout à fait spécifique ou particulière à l'école choisie par la cinéaste. Celle-ci a filmé un lieu précis et un moment relativement circonscrit, mais, pour les spectateurs, se pose la question de savoir si cette classe était unique, exceptionnelle, ou si au contraire elle est représentative de ce qui se passe dans un grand nombre d'écoles en France et ailleurs : bien entendu, la réponse peut être nuancée - il peut s'agir d'une situation relativement rare ou bien relativement fréquente -, mais elle implique de dépasser le cadre du documentaire et de rechercher des informations extérieures (par exemple sur l'existence d'autres classes d'accueil [4]).
Si le thème du film est évident, il est sans doute plus difficile de déterminer son propos : que doit-on comprendre de l'observation de cette classe, de ses élèves et de son professeur ? Qu'est-ce que la réalisatrice veut montrer ou même démontrer au-delà des faits rapportés ? Le propos n'est pas « visible », et il doit être interprété par les spectateurs qui doivent relier l'ensemble des éléments montrés dans le film. Il peut donc y avoir discussion, tout le monde ne comprenant pas de la même manière le sens du documentaire.
De manière prudente, l'on suggérera qu'en suivant cette classe tout au long d'une année scolaire, le film montre la réussite de ces élèves, leur volonté d'apprendre, leur désir de réussite : cela se concrétisera notamment par la réalisation collective d'un film scolaire qui sera finalement primé. Par ailleurs, l'on constate que, si les différences entre les individus sont importantes, que ce soit en termes de trajectoire personnelle, de langue ou de conviction religieuse, ces différences n'empêcheront pas que la classe formera bientôt un groupe uni dans le travail (la réalisation du film) mais aussi par des liens d'affection ainsi qu'en témoigneront les pleurs et embrassades quand le groupe devra se séparer à la fin du film et de l'année scolaire.
Par ailleurs, si l'on considère l'enseignante dont la présence devient de plus en plus visible au cours du film, on peut sans doute penser qu'elle a joué un rôle essentiel dans la réussite scolaire de ses élèves ainsi que dans la formation d'un groupe de plus en plus soudé, notamment à travers ce projet de réalisation d'un film.
Quel est enfin le point de vue de la réalisatrice sur la classe qu'elle a choisi d'observer ? En étant à nouveau prudent, on remarquera qu'elle n'intervient pas en tant que telle et qu'elle se contente de suivre différents moments de vie de la classe et en dehors de la classe (notamment des rencontres avec les parents des élèves). Elle observe sans commenter, elle décrit sans jugement apparent, elle montre sans vouloir expliquer ni dénoncer ni polémiquer… On devine néanmoins que son regard est certainement positif puisqu'elle montre les progrès de toute la classe, et qu'il est plein d'empathie pour les individus devant sa caméra : elle a choisi en particulier de terminer son film sur l'émotion partagée par tous les élèves et leur enseignante, émotion qu'elle a certainement dû partager au moment du tournage et qui se communique à de nombreux spectateurs. On se souviendra aussi qu'elle donne la parole à ces élèves qui dénoncent les vexations ou les moqueries dont ils sont victimes de la part d'autres condisciples à cause de leur mauvaise maîtrise de la langue française.
Le contexte n'est pas visible dans le film (sauf de façon très indirecte) mais il est certainement à l'esprit de nombreux spectateurs parce qu'il est fortement polémique. En France comme dans beaucoup d'autres pays d'Europe, les immigrés récents sont perçus et dénoncés par une frange de plus en plus importante de l'opinion publique comme indésirables pour de multiples raisons : ils seraient trop nombreux, ils profiteraient d'un système social trop généreux, ils ne voudraient pas réellement s'intégrer, ils seraient tentés par le « communautarisme » et seraient une menace pour les valeurs fondamentales de la République ou de la nation…
Même si le film de Julie Bertuccelli ne se présente pas comme une réponse explicite à cette idéologie xénophobe [5], il montre des situations qui contredisent pratiquement chacune de ces affirmations idéologiques. Ainsi, l'on voit que ces jeunes adolescentes et adolescents font de gros efforts pour apprendre le français, pour se faire comprendre, pour enfin quitter les classes d'accueil et rejoindre l'enseignement régulier. Par ailleurs, les rencontres avec les parents permettent de prendre conscience, même si ce sont de petites notations, que beaucoup de ces élèves vivent avec leurs familles dans des conditions extrêmement précaires, en particulier dans des logements très exigus. On se souvient en particulier qu'une des jeunes filles doit quitter la classe parce que sa famille (qui loge à l'hôtel [6]) a trouvé un logement social dans une autre ville, à Verdun, alors qu'elle n'a aucune garantie d'y trouver une autre classe d'accueil. Loin d'être aisée, l'existence de cette jeune fille la contraint à des choix difficiles sinon impossibles.
La question des « valeurs » occupe également une grande place dans le film avec notamment toute la discussion autour des convictions religieuses des uns et des autres. Si cette discussion révèle des différences de sensibilité et de croyances, elle montre aussi que cela n'empêche pas du tout les élèves de vivre ensemble, de se respecter mutuellement et de travailler à un même projet de film. De façon plus précise, à une époque où l'Islam est stigmatisé comme une religion archaïque et fanatique, on constate que les élèves qui affirment leur foi musulmane (par le port du foulard, par leur désir d'apprendre les sourates du Coran) ne se distinguent pas de leurs condisciples, participent aux activités scolaires et nouent des liens de camaraderie et d'amitié avec les autres adolescents. On remarquera également qu'à plusieurs reprises plusieurs élèves manifestent leur attachement à la France dont ils espèrent qu'elle leur permettra de « changer de vie », de « réussir leur vie professionnelle », d'être « une femme libre », d'échapper au racisme (l'antisémitisme) ou à des traditions mutilantes (l'excision) dans leur pays d'origine.
Si l'on considère à présent le point de vue de l'enseignante mise en scène dans le film, on peut penser que la réussite de sa mission - elle motive la majorité des élèves, elle en fait un groupe solidaire, elle leur permet d'améliorer leur maîtrise du français et leur donne certainement une plus grande assurance… - constitue une réponse implicite sur l'échec supposé de l'école républicaine à intégrer les nouveaux arrivants. Même s'il n'est pas directement lié à la question de l'immigration, ce thème de la décadence de l'école républicaine - la même pour tous et devant donner les mêmes chances à tous les élèves, quelle que soit leur origine - a pour caractéristique de partager la même vision pessimiste de l'avenir de la France, qui serait menacée par une immigration massive et dont les institutions seraient en déclin. Sans nier les difficultés, la réalisatrice montre qu'une enseignante motivée est capable de faire progresser des élèves très différents, de toutes origines, de les engager dans un projet commun et d'en faire un groupe solidaire.
Enfin, la vision relativement optimiste de Julie Bertuccelli l'amène sans doute à ne pas évoquer certaines difficultés vécues par ces jeunes, que ce soit dans leur parcours scolaire - réussiront-ils les études qu'ils envisagent ? - mais aussi dans leur existence sociale : beaucoup de ces adolescents se trouvent en effet dans des situations précaires, plus ou moins irrégulières, et ils sont menacés en particulier par une expulsion brutale. Sur ce point, les exemples ne manquent pas d'élèves qui sont renvoyés dans leur pays d'origine malgré un parcours scolaire régulier et un séjour long souvent de plusieurs années en France ou dans un autre pays européen.
Le film de Julie Bertuccelli est « construit » autour d'une architecture temporelle très visible puisqu'il suit une classe pratiquement tout au long d'une année scolaire. On voit d'ailleurs à plusieurs reprises des plans sur la cour de l'école : avec de la neige, sous la pluie, avec un arbre en fleurs, au soleil… Ces plans ont évidemment pour fonction de nous faire prendre conscience du temps qui passe et des saisons qui se succèdent.
On se souvient également facilement d'une des premières séquences où les élèves sont invités à dire « bonjour » dans leur propre langue : on comprend qu'il s'agit pour l'enseignante à la fois de faciliter les présentations, de se découvrir les uns les autres et de commencer à s'exprimer en français. La réalisatrice restera ensuite dans le cadre scolaire, mais on remarque qu'il y a en fait peu de séquences d'apprentissage et d'enseignement proprement dit. Sans doute, l'enseignante privilégie l'expression orale des élèves et elle cherche certainement des thèmes qui favorisent cette expression comme quand elle leur demande pourquoi ils sont venus en France, ce qui leur permet de raconter leur histoire personnelle mais également d'exposer leurs motivations. Mais l'on comprend aussi que l'étude, l'apprentissage, par exemple de la langue écrite, sont peu « intéressants » d'un point de vue cinématographique [7] : la réalisatrice préfère les moments d'échange, de rencontre, de dialogue, d'expression qui sont plus « parlants » pour les spectateurs.
On remarque en particulier qu'elle accorde une large place aux rencontres avec les parents, des moments assez marginaux dans la vie scolaire (en termes d'horaire) mais qui permettent de mieux comprendre la vie, le point de vue, les problèmes, les ambitions des différents élèves. On découvre alors la singularité de chaque individu, qui n'est plus seulement un « élève » mais un adolescent ou une adolescente dont beaucoup de traits personnels, familiaux, environnementaux, n'apparaissent pas dans la vie scolaire. Ainsi, l'on comprend qu'une jeune Africaine est sous l'autorité d'une belle-mère avec la menace d'un retour en Guinée ; une adolescente asiatique doit travailler le soir dans un restaurant familial ; un jeune Irlandais souffre du symptôme d'Asperger (une forme légère d'autisme qui rend problématiques les relations sociales) ; et il est difficile pour une jeune Arabe de participer à un voyage scolaire à Chartres parce que sa mère la réclame à la maison (on devine, même si ce n'est pas clair, que la mère ne maîtrisant pas du tout le français vit pratiquement en recluse).
La cinéaste privilégie également les moments de la vie de la classe où certains adolescents peuvent « se révéler », exposer aux autres une facette de leur personnalité ou de leur histoire personnelle. On se souvient notamment que l'enseignante demande aux élèves quels ont été leurs sentiments lorsqu'ils ont dû quitter leur pays d'origine, chacun ayant vécu cela de manière différente, parfois de manière positive, parfois négativement, souvent de façon mitigée. Mais il y a d'autres moments de surgissement où tout un pan de la personnalité d'un élève se révèle aux autres : ainsi, une jeune Chinoise explique qu'elle n'a pas vu sa mère pendant dix ans, elle étant restée en Chine, sa mère travaillant pendant tout ce temps en France, ce récit déclenchant d'ailleurs une réelle tristesse chez ses condisciples. Une autre séquence du film apparaît comme un moment magique ou merveilleux, quand une jeune Ukrainienne se met à chanter dans sa langue une chanson dont les paroles restent incompréhensibles pour les autres mais qu'elle interprète de façon talentueuse, suscitant d'ailleurs des applaudissements spontanés. Le film saisit ainsi des moments d'émotion positive - l'admiration pour la jeune chanteuse - ou négative - la tristesse devant la solitude de la jeune Chinoise -, en particulier à la fin du film quand la classe se sépare avec larmes et longues embrassades. De tels moments sont essentiels pour favoriser l'empathie des spectateurs, ce qui constitue sans doute la « réponse » la plus forte aux discours de haine et d'exclusion, en nous faisant ressentir affectivement notre appartenance à une même humanité.
Enfin, la vision positive de la cinéaste se heurte néanmoins à quelques réactions qui semblent contredire cet optimisme général. Il s'agit en particulier de l'attitude de la jeune Noire Rama qui se dispute avec d'autres condisciples et qui ne pourra pas quitter la classe d'accueil à la fin de l'année. Elle semble se révolter avec colère contre son sort, mais de façon confuse et injuste, en s'en prenant aux autres élèves sans motif clair et en lançant des accusations de racisme manifestement non fondées. L'enseignante entamera un dialogue souvent difficile avec elle, transformant sa colère en une tristesse presque désespérée (on la voit pleurer en disant « personne ne me croit »), mais l'année scolaire et le film se terminent pour elle sur un constat d'échec. On devine à quelques indices que la jeune fille est confrontée à des difficultés familiales sur lesquelles l'école n'a pas de prise, et Rama sera obligée de rester encore en classe d'accueil.
Cela ne dément sans doute pas le propos général de la réalisatrice, qui montre évidemment que la situation n'est pas tout à fait « rose ». De manière plus subtile sans doute, on peut aussi comprendre que les difficultés de Rama, qu'elles soient dues à sa situation particulière (notamment familiale) ou à sa personnalité propre (ou à une combinaison des deux), ne l'excluent pas de l'humanité générale avec ses qualités mais aussi ses défauts : on peut même penser que la réalisatrice s'est plus spécialement attachée à cette jeune fille parce qu'elle « résistait » - sans doute de façon un peu irrationnelle et injuste - à l'école, à son entourage et au monde en général. À travers elle, c'est la difficulté à vivre - particulièrement sensible à l'adolescence - qui transparaît et qui la rend sans doute plus particulièrement attachante même si cela l'empêche de réussir.
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Un film d'Olivier Peyon
France, 2013, 1h43
La méthodologie utilisée pour l'analyse de ce film est exposée dans la première partie de cette étude. Elle repose sur trois grands questionnements : 1. Quelle réalité est mise en scène dans le documentaire ? Que dit le documentaire à propos de cette réalité ? Pourquoi le cinéaste s'est-il intéressé à cette réalité ? 2. Dans quel contexte apparaît ce documentaire ? Que dit-il de spécifique par rapport aux autres représentations (médiatiques, textuelles…) de la réalité évoquée ? Peut-on dire qu'il prend position par rapport à d'autres opinions sur le même sujet ? Quels sont les autres points de vue possibles à ce propos ? Que sait-on par ailleurs de la réalité mise en scène dans le documentaire ? Qu'est-ce qui n'apparaît pas dans le documentaire ? 3. Comment le propos général est-il mis en scène ? Quels sont les éléments concrets (scènes, personnages, événements, commentaires, images, musique…) qui traduisent ce propos ? Comment ce propos d'ensemble s'articule-t-il en différentes « propositions », composantes, séquences, moments, lieux… ? Comment reconstruire l'architecture du film à partir de l'interprétation générale qu'on en a proposée ? Quels sont enfin les éléments (filmiques) éventuels qui ne s'intègrent pas ou « échappent » d'une manière ou d'une autre à ce qui semble être le propos général du film ? Et quelle « place » ou quel sens donner alors à de tels éléments ? |
Le film parle très évidemment des mathématiques, mais l'on remarque qu'il ne correspond que très partiellement à son titre : si, au début, il évoque les difficultés que des adolescents rencontrent avec les mathématiques, il ne répond pas vraiment à la question posée, et il passe rapidement à la mise en scène de plusieurs mathématiciens actuels, en particulier Cédric Villani, lauréat de la médaille Fields, à l'apparence excentrique avec ses cheveux longs, son énorme nœud de cravate et ses broches en forme d'araignée. Plusieurs intervenants mettront en cause la réforme de l'enseignement dite des « mathématiques modernes », intervenue à la fin des années 1960, pour expliquer les difficultés de cet enseignement, mais le film abordera bien d'autres sujets comme « la beauté des mathématiques » (avec la description d'une sculpture énigmatique), la différence entre les mathématiques pures et appliquées (ces dernières illustrées par l'écoulement d'un spaghetti ou d'un câble sous-marin), la place des mathématiques dans l'informatique et la société en général, le développement des mathématiques financières et la crise économique qui s'en est suivie.
On remarque que tous ces thèmes sont abordés à travers les interviews de mathématiciens, qui parfois affichent des opinions divergentes (en particulier sur les causes et les conséquences de la crise financière), sans que l'on puisse cependant déterminer clairement quel est le propos de l'auteur du film, Olivier Peyon : partage-t-il les opinions exprimées ? suggère-t-il quelque chose à travers ces différentes interviews ? que nous dit-il en définitive de l'univers des mathématiques et des mathématiciens ?
Si l'on s'interroge ainsi sur l'auteur du film [8], l'on peut supposer avec une certaine vraisemblance qu'il se situe lui-même dans le « camp » des non-mathématiciens : même si la plupart des spectateurs ont été confrontés aux mathématiques, très peu l'ont été au niveau supérieur, et le réalisateur nous invite sans doute à découvrir, comme lui-même l'a fait, un univers très largement méconnu, pratiquement étranger, un peu comme un ethnologue s'en va observer une tribu d'une civilisation primitive (ou « première »). De manière un peu plus précise, l'on peut même dire qu'Oliver Peyon fait un documentaire qui porte plus sur les mathématiciens que sur les mathématiques elles-mêmes : de celles-ci, aucune vulgarisation ne nous sera proposée et nous n'apprendrons rien de précis à leur propos. Tout au plus, nous découvrirons l'une ou l'autre application des mathématiques soit à des objets techniques (la pose d'un câble sous-marin), soit au domaine financier.
Le documentariste est sans doute fasciné par cet univers et par ses principaux « personnages », à savoir les mathématiciens, notamment parce que les mathématiques jouent un rôle de plus en plus important mais néanmoins méconnu dans la vie moderne : deux exemples essentiellement illustrent cette importance nouvelle, l'informatique dont les bases sont mathématiques et qui pourrait à terme remplacer l'intelligence humaine - c'est ce que pense en tout cas une des personnes interrogées -, et les mathématiques financières qui seraient au cœur de la crise de 2008 (dite des « subprimes »).
On remarque cependant que le réalisateur rapporte différents points de vue plus ou moins éloignés sur la place future des ordinateurs mais ne semble pas prendre parti pour l'une ou l'autre opinion. En revanche, l'on devine dans toute la séquence sur la crise financière qu'il est certainement plus favorable à l'intervenant (George Papanicolaou) qui stigmatise le rôle des mathématiciens dans cette crise et qui parle avec chaleur et émotion des effets sur la vie quotidienne de milliers de personnes, qu'au mathématicien Jim Simons qui s'est reconverti dans la finance et a été un des premiers à utiliser ces outils (qui ont d'ailleurs fait sa fortune).
L'image que le documentaire donne des mathématiques (et des mathématiciens) est dont ambivalente : domaine fascinant, outil d'une puissance exceptionnelle (si l'on pense aux ordinateurs ou aux applications d'ingénierie comme la pose de câbles sous-marins) mais également instrument dangereux aux mains d'apprentis sorciers comme les financiers.
À première vue, les mathématiques ne sont pas un important sujet d'actualité ni de débat dans notre société. Le seul domaine où elles posent question ou problème à un grand nombre de personnes, c'est l'école : c'est là que, bon gré mal gré, nous sommes tous confrontés à ce savoir et à ses exigences très particulières (de rigueur, de démonstration, d'abstraction…). On comprend dès lors que l'école serve de « porte d'entrée » au documentariste à travers ce titre « Comment j'ai détesté les maths » qui rappelle facilement de mauvais souvenirs à beaucoup d'entre nous, et que confirment les premières interviews d'élèves ou étudiants plus ou moins désespérés par leur apprentissage.
Mais, comme on l'a signalé, il ne s'agit là que d'une porte d'entrée, une introduction, alors que l'essentiel du film explore ou essaie d'explorer l'univers des mathématiciens de haut niveau, d'un niveau que la grande majorité d'entre nous n'atteindra jamais. En procédant ainsi, le réalisateur apporte une forme de démenti à l'image très négative des mathématiques dans l'opinion publique (« je déteste les maths ») en montrant des mathématiciens enthousiastes et passionnés, soulignant notamment la beauté - sans doute « abstraite » - de leur savoir. Ensuite, il souligne l'importance que les mathématiques ont prise dans le monde moderne (notamment à travers l'informatique) apportant un démenti à de nombreux élèves ou anciens élèves qui prétendent que « les maths, ça ne sert à rien ». Ainsi, en mettant l'accent sur l'importance sociale nouvelle des mathématiques, le film révèle sans doute aux spectateurs une réalité qu'ils ne soupçonnaient pas ou connaissaient mal.
Le portrait des différents mathématiciens, que ce soit au travail, lors de congrès, de séminaires ou de rencontres informelles (ou même de balades en forêt), donne quant à lui une touche humaine à un domaine de recherche abstrait et complexe, même s'il n'est pas facile de relier ces deux aspects : il n'y a sans doute pas de rapport entre l'accoutrement légèrement excentrique de Cédric Villani et les problèmes mathématiques de haut niveau qu'il étudie et qu'il est capable de résoudre.
Il reste que le documentaire n'aborde pas directement le domaine proprement mathématique : pour beaucoup de spectateurs, il est donc difficile de comprendre précisément ce qu'est la recherche mathématique, comment les mathématiques sont utilisées et appliquées dans d'autres domaines et quel a été l'impact réel des instruments mathématiques notamment sur la crise financière de 2008. Sans être extrêmement critique, on peut ainsi remarquer que les mathématiques financières ne constituent certainement qu'un champ très restreint des recherches mathématiques, qui trouvent de nombreux autres domaines d'application : toute l'ingénierie repose ainsi sur les mathématiques et ne se limite certainement pas à la pose de câbles sous-marins. Qu'il s'agisse de la construction d'autos, de ponts, de téléphones, d'ordinateurs ou d'objets de la vie courante, toutes ces réalisations nécessitent le recours à des instruments mathématiques, parfois élémentaires, souvent très complexes. D'autres domaines comme la physique ou la chimie impliquent également la maîtrise de nombreux outils mathématiques, et des champs du savoir en apparence plus éloignés comme les sciences humaines (économie, sociologie, psychologie…) recourent également massivement à des instruments comme la statistique. Le film donne donc très certainement une image partielle et surtout fragmentaire de la recherche mathématique et de ses multiples applications dans la société d'aujourd'hui.
On peut également s'interroger sur les transformations et l'extension du champ des mathématiques que le film semble décrire comme un domaine unifié alors qu'il se diversifie sans doute de plus en plus. Il serait faux en effet de croire que les mathématiques n'ont acquis que récemment une importance sociale alors qu'elles sont utilisées depuis très longtemps, comme on l'a signalé, notamment en ingénierie et qu'elles ont donc joué un rôle important dans la révolution industrielle. Mais c'est vrai aussi qu'un nouvel instrument, l'ordinateur, de plus en plus largement utilisé, leur ont donné une importance sociale inédite. Ainsi, la crise financière de 2008 s'explique sans doute par le recours aux instruments mathématiques (comme la théorie des probabilités) mais également et peut-être surtout par les nouvelles possibilités offertes par les ordinateurs (ou superordinateurs) et les réseaux informatiques qui permettent de réagir beaucoup plus vite aux fluctuations des marchés (ce qu'on appelle le « trading à haute vitesse ») : ce sont ces instruments techniques qui ont en particulier provoqué le flash crash de 2010 évoqué dans le film.
On remarquera également, même si c'est une évidence, que les crises financières sont antérieures à l'utilisation de ces nouveaux instruments mathématiques et qu'elles résultent d'abord et avant tout du système financier (bancaire, boursier…) lui-même. Cependant, comme le remarque un des intervenants du film, le développement des mathématiques financières a accru l'opacité du système qui semble échapper à ses concepteurs et que ne comprennent ni les régulateurs financiers, ni les gouvernements, ni surtout les peuples (comme la Grèce) qui en subissent les conséquences.
Le documentaire d'Olivier Peyon apporte donc certainement un éclairage original sur un domaine mal connu du grand public, mais l'on devine aussi que cet éclairage est limité et que beaucoup de phénomènes abordés dans le film - les différents aspects de la recherche mathématique, les mathématiques appliquées, l'utilisation des mathématiques dans le monde d'aujourd'hui, la crise financière… - méritent d'autres développements et d'autres analyses si l'on veut en avoir une meilleure compréhension. Autrement dit, Comment j'ai détesté les maths ne se présente évidemment pas comme un traité ou une démonstration ni même une analyse, mais plutôt comme une exploration qui multiplie les coups de projecteur sur différents aspects d'un domaine dont il laisse apercevoir l'étendue, la diversité, les transformations et surtout la complexité.
Comme on vient de le voir, le propos du réalisateur n'est pas unifié et ne saurait se résumer en une simple phrase. Cela s'explique par le procédé essentiel utilisé par le film, à savoir des extraits d'interviews de « spécialistes » - les mathématiciens eux-mêmes - et de quelques profanes - des élèves et des étudiants surtout au début du film. On remarque beaucoup d'images d'illustration - des formules mathématiques au tableau, la remise de la médaille Fields, des images de rues en Inde ou ailleurs, quelques extraits de bandes d'actualité sur la crise financière… - mais ces images précisément illustrent mais ne font pas « sens » : ce sont les propos des mathématiciens spécialistes qui transmettent l'essentiel du propos du film, qui décrivent, expliquent, commentent, vulgarisent aussi ce que sont les mathématiques aujourd'hui dans leurs différents aspects. Chaque intervenant apporte alors son propre éclairage ou même plusieurs éclairages sur un domaine multiforme.
Ainsi, de façon sommaire, on peut relever parmi les différents thèmes abordés :
Les propos des différents mathématiciens ne sont pas contradictoires (si l'on excepte la crise financière où la manière d'interviewer les deux intervenants ainsi que la pertinence de leurs arguments donnent certainement l'avantage à George Papanicolaou, particulièrement critique par rapport à l'utilisation de ces nouveaux instruments mathématiques) mais donnent, comme on l'a vu, une image fragmentaire sinon disparate de cet univers. Cependant, si l'on considère les principaux thèmes relevés ci-dessus et la manière d'agencer les interviews, on constate facilement que le documentaire alterne de façon assez régulière images positives et images négatives des mathématiques, aspects positifs et aspects négatifs de ce champ du savoir toujours en expansion.
On commence par l'image négative chez les étudiants confrontés à cette matière rébarbative, rapidement suivie par les propos enthousiastes de Villani recevant bientôt la médaille Fields ; on découvre également le renouvellement profond des mathématiques au XXe siècle, qui n'ont rien d'une science figée. La problématique de l'enseignement des mathématiques est assez ambivalente avec la mise en scène d'un professeur enthousiaste aux cheveux longs et à l'apparence bohème, mais avec également une mise en cause de la pédagogie des mathématiques modernes et du rôle qu'on fait jouer aux mathématiques dans la sélection scolaire. La recherche pure est sans doute vue sous un jour positif mais le développement de l'intelligence artificielle suscite un questionnement plus inquiet. La dernière partie du film sur la crise financière est quant à elle très négative et donne de ces mathématiciens financiers l'image de dangereux apprentis sorciers.
L'épilogue est en revanche plus méditatif et général, développant en quelques phrases les vertus supposées des mathématiques et de l'esprit scientifique (le doute, la capacité à mêler l'incertitude et la rigueur, la volonté de penser par soi-même…). La plupart des spectateurs sont sans doute sensibles à cette dynamique qui alterne aspects positifs et aspects négatifs, même s'ils n'en sont sans doute pas véritablement conscients : comme les mathématiques apparaissent a priori comme un champ du savoir particulièrement neutre, impersonnel, empreint de rigueur et de détachement, nous ne remarquons sans doute pas la dimension proprement affective du documentaire qui nous transmet sans doute un certain nombre d'informations objectives (bien que parcellaires) mais qui surtout nous fait participer (ou essaie de nous faire participer) émotionnellement aux différents moments de son parcours. La personnalité des individus interviewés joue un rôle essentiel dans cette participation émotionnelle, certains provoquant plutôt la fascination, d'autres l'amusement, d'autres encore l'admiration, la compassion, le simple intérêt ou au contraire le rejet… C'est d'ailleurs l'empathie plus ou moins forte que suscitent ces personnalités, qui donne sans doute à nos yeux de profanes un véritable crédit à leur propos : si l'on prend une figure comme celle de Jean-Pierre Bourguignon, qui défend l'autonomie de la recherche fondamentale, il apparaît sans doute comme moins excentrique, moins « brillant » que d'autres, et marque de ce fait nettement moins la mémoire des spectateurs, mais c'est précisément son caractère posé, mesuré, sa voix grave mais convaincue, son âge également (il a un peu l'apparence d'un « sage » un peu bougon) qui réussissent certainement à nous convaincre de la « vérité » de son discours.
Dans la même perspective, on soulignera l'importance de l'épilogue après la critique très négative et passionnée (grâce en particulier à la personne de George Papanicolaou) des mathématiques financières : cet épilogue qui rappelle les valeurs générales de la science (doute, anti-dogmatisme, rigueur…) évite en fait aux spectateurs de rester sur cette image négative et laisse une impression d'apaisement qui reflète le propos général d'Olivier Peyon. Les mathématiques ne méritent sans doute pas la haine qu'en ressentent beaucoup d'élèves, elles sont aussi un domaine de recherche fascinant, elles donnent lieu à une indéniable créativité et trouvent des applications de plus en plus nombreuses dans notre monde moderne, certaines critiquables, d'autres spectaculaires… C'est sur cette image nuancée que le réalisateur veut certainement conclure.
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Un film de Rithy Panh
France, 2013, 1h36
La méthodologie utilisée pour l'analyse de ce film est exposée dans la première partie de cette étude. Elle repose sur trois grands questionnements : 1. Quelle réalité est mise en scène dans le documentaire ? Que dit le documentaire à propos de cette réalité ? Pourquoi le cinéaste s'est-il intéressé à cette réalité ? 2. Dans quel contexte apparaît ce documentaire ? Que dit-il de spécifique par rapport aux autres représentations (médiatiques, textuelles…) de la réalité évoquée ? Peut-on dire qu'il prend position par rapport à d'autres opinions sur le même sujet ? Quels sont les autres points de vue possibles à ce propos ? Que sait-on par ailleurs de la réalité mise en scène dans le documentaire ? Qu'est-ce qui n'apparaît pas dans le documentaire ? 3. Comment le propos général est-il mis en scène ? Quels sont les éléments concrets (scènes, personnages, événements, commentaires, images, musique…) qui traduisent ce propos ? Comment ce propos d'ensemble s'articule-t-il en différentes « propositions », composantes, séquences, moments, lieux… ? Comment reconstruire l'architecture du film à partir de l'interprétation générale qu'on en a proposée ? Quels sont enfin les éléments (filmiques) éventuels qui ne s'intègrent pas ou « échappent » d'une manière ou d'une autre à ce qui semble être le propos général du film ? Et quelle « place » ou quel sens donner alors à de tels éléments ? |
Un minimum de connaissances historiques est sans doute nécessaire avant la vision du film de Rithy Panh, L'Image manquante. L'on propose donc une courte synthèse de ces événements dans l'encadré ci-dessous, synthèse qui pourra être remise aux spectateurs avant la projection. Cette synthèse est évidemment sommaire et partielle, et constitue surtout une invitation à prolonger la recherche historique sur cette période tragique après la vision de L'Image manquante. Aussi émouvant et important soit le témoignage de Rithy Panh, il faut immédiatement signaler qu'il existe d'autres témoignages de nature différente, certains anciens, d'autres plus récents, mais également d'importantes études historiques qui apportent des éclairages complémentaires sur ces événements.
Avant la projection : ce qu'il faut savoirAprès la Seconde Guerre mondiale, le monde est dominé par l'affrontement « est-ouest », entre les blocs « communiste » et « capitaliste », entre les « démocraties populaires » et les « démocraties occidentales ou parlementaires ». Ce conflit se cristallise notamment au Viêt-Nam, où le Nord communiste mène une guerre contre le Sud soutenu par les États-Unis : l'armée américaine intervient de manière extrêmement violente pour contrer la guérilla communiste par des frappes aériennes massives et d'importantes opérations au sol. Le Cambodge, pays voisin, indépendant depuis 1953 (après avoir été une colonie française) et dirigé par le prince Norodom Sihanouk, est en principe neutre et en paix, mais l'est du pays (à la frontière avec le Viêt-Nam) sert de base arrière à la guérilla communiste vietnamienne ainsi que de voie de passage (la piste Hô Chi Minh) pour acheminer troupes et matériel vers le Sud-Viêt-Nam. En outre, depuis 1968 est apparue une guérilla communiste spécifiquement cambodgienne, appelée désormais les Khmers rouges. En 1970, devant l'intensification des combats au Viêt-Nam, les États-Unis favorisent un coup d'État militaire au Cambodge et le renversement du prince Norodom Sihanouk au profit du général Lon Nol qui leur est plus favorable. En outre, ils mènent une intense campagne de bombardement dans l'est du Cambodge qui visent les bases nord-vietnamiennes, puis ils pénètrent dans la région avec leurs troupes terrestres et celles de leur allié sud-vietnamien. Le Cambodge bascule ainsi dans la guerre. Celle-ci durera cinq ans, et elle verra la victoire des Khmers rouges au Cambodge, qui entrent dans la capitale Phnom-Penh le 17 avril 1975, alors qu'au même moment, le Nord-Viêt-Nam envahit quant à lui complètement le Sud (Saigon capitale du Sud tombe le 30 avril 1975), deux ans après le retrait des troupes américaines. Les Khmers rouges vainqueurs vont alors totalement fermer les frontières du pays, obliger tous les habitants de la capitale à déserter celle-ci, et installer une dictature brutale et meurtrière dans ce qui s'appelle désormais le « Kampuchéa démocratique ». Ils mettent alors en place un « communisme » d'une violence extrême, inspiré d'un maoïsme chinois radical. La population est réduite à une forme d'esclavage brutal, obligée de travailler dans les campagnes dans des conditions épouvantables, soumise à un endoctrinement intense et quotidien. La famine s'installe rapidement et tue des centaines de milliers de personnes. Les moindres écarts de conduite sont punis de mort. Des centres d'interrogatoire, comme le tristement célèbre S21, servent de lieux de torture et d'exécution : ils voient passer des milliers d'opposants ou supposés opposants, éliminés sans la moindre preuve. Peu d'informations parviennent à l'extérieur, même si de nombreux Cambodgiens essaient de s'enfuir et se réfugient en Thaïlande voisine. Leurs témoignages révèlent peu à peu la réalité du régime, même si beaucoup en Occident doutent encore de la réalité ou de l'ampleur des crimes dénoncés. Entre le Cambodge et son voisin vietnamien, les relations se tendent cependant rapidement, les Khmers rouges se signalant par leur violent nationalisme qui les pousse notamment à persécuter les minorités ethniques sur son territoire dont les Vietnamiens. (Les deux régimes se réclament du communisme, mais les Khmers rouges sont soutenus par la Chine communiste de Mao, alors que le Viêt-Nam réunifié est quant à lui l'allié de l'URSS.) La situation s'aggrave tellement qu'en décembre 1978, l'armée vietnamienne envahit le Cambodge et en quelques semaines met en déroute les forces khmères rouges qui vont mener encore une guérilla pendant de longues années dans l'ouest du pays. Les troupes vietnamiennes resteront une dizaine d'années au Cambodge avant qu'en 1993 se tiennent des élections législatives qui permettent une stabilisation progressive du pays. En 1998, le chef des Khmers rouges, Pol Pot, meurt et les derniers dirigeants khmers rouges se rendent aux autorités. En 2003, un accord intervient entre l'ONU et le gouvernement cambodgien pour la mise sur pied de tribunaux destinés à juger les crimes commis par les dirigeants khmers rouges. En 2013, au moment de la réalisation du film l'Image manquante, ces procès sont encore en cours. À cause du manque de traces écrites, il est très difficile de faire une estimation fiable du nombre de victimes du régime khmer rouge, c'est-à-dire des personnes décédées de mort « non naturelle », soit directement assassinées, soit à cause de la malnutrition, des mauvais traitements, de l'épuisement, des maladies… Sur une population d'un peu moins de 8 millions d'habitants, les estimations varient entre un minimum de 700 000 victimes et un maximum de 3,2 millions…* Parmi ces victimes, de 30 à 50 % auraient été directement exécutées. Rithy Panh, le réalisateur de l'Image manquante, né en 1964, est un survivant de la dictature khmère rouge, période sur laquelle il a apporté son témoignage à travers plusieurs films et plusieurs livres. * Heuveline Patrick. « L'insoutenable incertitude du nombre : estimations des décès de la période Khmer rouge » dans : Population, 53e année, n°6, 1998, pp. 1103-1117. |
Le film évoque ainsi de manière très évidente des événements historiques qui ont marqué l'histoire du Cambodge, à savoir la dictature des Khmers rouges qui a duré de 1975 à 1979. Il est en revanche plus difficile de résumer le propos de son auteur en une seule phrase : il raconte sans doute l'ensemble des événements depuis la victoire des Khmers rouges et l'évacuation des villes jusqu'à la famine et les mauvais traitements qui vont décimer une grande partie de la population. De façon plus significative sans doute, le film oppose les images de la propagande à la réalité vécue sur le terrain par Rithy Panh lui-même et sa famille.
Dans cette perspective, le titre est certainement important : même si l'expression « l'image manquante » revient à plusieurs reprises avec des significations différentes - et il est sans doute difficile pour les spectateurs de se souvenir exactement des propos en voix off -, on peut sans doute l'interpréter de façon générale comme désignant toutes ces images manquantes des crimes des Khmers rouges, de leurs victimes, des morts de faim, de maladie, de mauvais traitements, qui ont totalement disparu alors que ne subsistent que des images de propagande. Autrement dit, les images de la dictature khmère rouge sont manquantes, mais peut-être aussi que les images ne peuvent pas rendre compte de ce qui s'est réellement passé (le narrateur dit à un moment: « Et puis que montre une image de morts ? Je préfère celle d'une jeune inconnue qui défie l'appareil photo, l'œil du tortionnaire et nous regarde encore »). Le propos du film serait donc d'évoquer par le cinéma une réalité qui pourtant n'a pas d'image.
Bien entendu, Rithy Panh est particulièrement habilité à réaliser une telle évocation puisqu'il est un survivant de ces massacres et qu'il a vu toute sa famille proche disparaître sous la dictature khmère rouge. Le film a dès lors une évidente valeur de témoignage qui, encore une fois, contraste avec les images de propagande qui parlent de manière générale du « peuple », du « Kampuchéa démocratique » et des « succès de la Révolution » : Rithy Panh raconte son histoire personnelle, celle de sa famille, il raconte son parcours depuis son expulsion de Phnom Penh jusqu'à son enfermement dans des camps de travail forcé, ainsi que la mort de son père d'abord, qui refuse de se nourrir, puis plus tard de sa mère et de ses sœurs, et il décrit bien sûr les conditions d'existence terrible où ils ont vécu et sont morts pour la plupart.
Mais ses souvenirs ne se limitent pas à la période khmère rouge et ils remontent à son enfance, aux premières impressions qu'il a éprouvées, notamment lorsqu'il a découvert le cinéma grâce à un voisin réalisateur : il a pu ainsi assister au tournage d'un film qui mettait en scène un univers merveilleux avec de « belles actrices » qui semblaient danser pour le jeune enfant. Le film a donc une dimension autobiographique qui est propre à Rithy Panh et ne concerne pas les autres victimes de la dictature khmère rouge. D'autres évocations comme celle de la maison de son enfance contribuent également à cet aspect autobiographique du film. L'accent mis sur l'épisode du tournage - avec ces princes et princesses aux habits dorés - sera par ailleurs facilement mis en relation avec la réalisation même du film l'Image manquante (et des autres documentaires de Rithy Panh), car l'on comprend facilement que cette première découverte a fait naître chez l'enfant un amour du cinéma qui l'amènera sans doute à réaliser lui-même bien plus tard des films, même s'ils sont d'un style très différent de celui vu alors.
Ces deux aspects - le témoignage historique et la dimension autobiographique - se mélangent dans le film de façon insensible et continuelle : l'on voit très bien alors tout ce qui distingue l'Image manquante d'un reportage ou d'un documentaire historique qui adopterait un point de vue beaucoup plus général sur ces événements. Et l'on comprend aussi à travers notamment les commentaires de la fin du film comment Rithy Panh lie désormais sa destinée personnelle à celle de sa famille disparue et de tous ceux qui sont morts : « Il y a beaucoup de choses que l'homme ne devrait pas voir ou connaître. Et s'il les voyait ce serait mieux pour lui qu'il meure. Mais si l'un de nous voit ces choses ou les connaît, alors il doit vivre pour raconter. »
Après la chute du régime khmer rouge en 1979 suite à l'invasion du Cambodge par les troupes du Viêt-Nam voisin, le pays connaît une période de trouble et d'instabilité mais entre finalement dans la voie de la pacification avec la mort ou la reddition des derniers chefs khmers rouges à la fin des années 1990. En 2003, après de longues négociations entre le gouvernement cambodgien et l'ONU, un tribunal spécial sera institué pour juger les responsables khmers rouges survivants (le principal d'entre eux, Pol Pot, est mort d'une crise cardiaque en 1998). Plusieurs procès s'en suivront mais dureront de longues années, aboutissant pour l'instant à la seule condamnation à 35 ans de prison de Duch, le responsable du camp de tortures S21 où au moins 12 000 personnes ont été exécutées. Le procès de Khieu Samphan et Nuon Chea n'ont pas encore livré leur verdict (en 2013 au moment de la réalisation du film [9]). Par ailleurs, beaucoup de Khmers rouges, qui ont participé de façon plus ou moins importante à la dictature et aux massacres, sont à présent retournés à la vie civile, se mélangeant à leurs anciennes victimes ou à leurs proches survivants (comme le signale Rithy Panh à propos de ce chef de village qui les terrifiait et qui a continué à y vivre sans être inquiété).
Ces procès tardifs, partiels et imparfaits, ont certainement laissé beaucoup d'insatisfaction chez les survivants. On comprend alors que l'Image manquante est aussi une réponse aux dénégations des dirigeants khmers rouges sur le banc des accusés, mais aussi de façon plus large un témoignage sur la réalité du régime alors que l'oubli, la méconnaissance ou le simple désintérêt augmentent, en Europe (où vit aujourd'hui Rithy Panh) et ailleurs, notamment chez les plus jeunes qui n'ont pas connu cette période.
En outre il existe différentes formes de négationnisme (plus ou moins accentué) de ces massacres, contre lequel se dresse le cinéaste dans son documentaire (même si ce négationnisme reste sans doute très minoritaire du moins en Europe).
La première forme de négationnisme consiste à « expliquer » les décisions meurtrières des Khmers rouges essentiellement par les circonstances antérieures ou extérieures, en particulier par l'intervention américaine de 1970 qui allait précipiter le Cambodge dans la guerre totale [10]. Le rôle des États-Unis dans la région est effectivement particulièrement critiquable, et, par pur calcul politique, ils ont même soutenu les Khmers rouges à l'ONU pendant plus de dix ans après l'intervention vietnamienne (en 1979) au Cambodge sous prétexte qu'ils représentaient le « seul gouvernement légitime »… Mais les « circonstances », les crimes commis par d'autres (les États-Unis ou le régime de Lon Nol soutenu par les Américains et renversé par les Khmers rouges en 1975) ne peuvent justifier ni même expliquer des décisions comme l'évacuation de Phnom Penh, l'asservissement de toute une population, les tortures et les assassinats des cadres, des intellectuels, des opposants, réels ou supposés (notamment au centre S21), la dictature imposée à tous sous peine de mort… alors même que, comme le rappelle Rithy Panh, les Khmers rouges vainqueurs en 1975 prétendaient mettre fin à l'injustice et à l'exploitation.
Une deuxième forme de négationnisme consiste à minimiser le rôle de l'idéologie des Khmers rouges qui représenterait une forme aberrante de l'idéologie communiste, extrémiste et mêlée de nationalisme khmer. Rithy Panh rappelle à ce propos que les dirigeants khmers rouges s'inscrivaient bien dans la volonté révolutionnaire des maoïstes chinois, et il montre à la fois que cette idéologie révolutionnaire était le moteur de leur action meurtrière, destinée à régénérer le « nouveau peuple » (les citadins, les anciennes élites…), et un mensonge continuel masquant la réalité de leur politique [11]. Le film, en se plaçant du côté des victimes, interroge donc ceux qui prétendent aujourd'hui encore incarner une telle idéologie révolutionnaire, censée œuvrer pour le bien du peuple mais en fait profondément inégalitaire et meurtrière. Bien que ce ne soit pas le propos de Rithy Panh, les historiens peuvent quant à eux apporter un autre éclairage sur la formation et les motivations des dirigeants khmers rouges (sans pour autant chercher à les excuser) : comme dans le cas du nazisme ou du stalinisme, il est sans doute important de comprendre comment ils ont pu développer une idéologie aussi violente, soumettre sans hésitation toute une population à des conditions de vie aussi éprouvantes, torturer et exécuter sans remords tous ceux qu'ils considéraient comme leurs « ennemis ». De telles tentatives d'explication (actuellement peu nombreuses [12]) sont nécessairement hypothétiques et peuvent déboucher sur des interprétations différentes sinon contradictoires, mais elles répondent - même si ce n'est que de façon partielle - à la question qu'on ne peut manquer de se poser à la vision de l'Image manquante : comment un tel crime a-t-il été possible ?
Les spectateurs remarquent immédiatement le procédé étonnant utilisé par Rithy Panh dans l'Image manquante, à savoir la reconstitution de scènes du passé avec des petits personnages en terre ou en glaise, façonnés à la main, peints et placés dans des décors miniatures. Ces figurines sont immobiles, même s'il y a très souvent des mouvements de caméra qui parcourent ces décors et qui donnent une dynamique aux plans. En outre, toutes ces images sont accompagnées d'un commentaire dit en voix off [13] qui explique, décrit, commente les événements représentés.
Ce genre de figuration, complètement artificielle, contraste fortement avec les images de propagande khmère rouge, tournées en noir et blanc, qui prétendaient pourtant décrire la « réalité » du Kampuchéa démocratique. Le procédé utilisé par Rithy Panh, inattendu et original, se comprend facilement si l'on se réfère notamment au titre du film que l'on a déjà commenté : les images des massacres, des violences, des morts dues à la famine et aux mauvais traitements sont manquantes, n'existent pas ou si peu. Il aurait donc fallu les reconstituer - comme dans un film de fiction - mais une telle reconstitution n'aurait sans doute jamais réellement correspondu aux souvenirs de Rithy Panh : celui-ci a donc préféré recourir à un procédé de figuration dont le caractère artificiel est visible (alors que la fiction cherche en général à faire oublier qu'il s'agit d'une reconstitution) mais qui est sans doute plus « juste », plus « vrai » du point de vue du cinéaste.
La dimension subjective des souvenirs - qui n'implique nullement qu'ils soient faux - apparaît facilement si l'on on considère les événements de la prime enfance de Rithy Panh, lorsqu'il a assisté émerveillé au tournage d'un film par un voisin réalisateur : l'on comprend qu'il est extrêmement difficile de transposer ce genre d'images mentales très anciennes - les souvenirs gravés dans notre mémoire -, et que toute reconstitution qui se voudrait « objective », qui voudrait montrer « les faits tels qu'ils se sont passés », ne pourrait que correspondre vaguement et approximativement à de tels souvenirs. Cette réflexion vaut également pour les souvenirs de la période khmère rouge : Rithy Panh s'intéresse moins aux détails des faits - où étaient exactement les personnes ? quels sont les gestes précis qu'ils ont faits ? quelle fut l'attitude des uns et des autres ? - qu'au sens général des événements et à l'impression terrible qu'il en a conservé comme dans cette séquence où un enfant de neuf ans dénonce aux chefs sa mère qui a cueilli des mangues pour survivre et qui, à cause de cela, sera emmenée dans la forêt par des gardes et exécutée. Les faits tels qu'ils sont racontés en voix off, les personnages tels qu'ils sont montrés sous forme de petites figurines sommaires et immobiles, sont suffisants pour nous faire percevoir la cruauté de ce régime meurtrier et nous révéler le caractère mensonger des images de sa propagande.
Une dernière réflexion permet sans doute d'éclairer l'utilisation de ces figurines, à savoir que les miniatures sont très généralement des jouets d'enfants, même si cette passion perdure chez certains adultes (devenus collectionneurs). À nouveau, l'on se souvient alors de cette séquence de tournage, et l'on peut comprendre que Rithy Panh ait trouvé dans la réalisation filmique (qui implique notamment la direction d'acteurs) le même plaisir que celui qu'un enfant éprouve dans la manipulation de ses jouets miniatures. Un cinéaste recrée une réalité de la même façon qu'un enfant se crée un monde imaginaire en jouant avec des poupées, des figurines, des objets minuscules, sommairement symboliques (un bout de bois pouvant représenter un cheval). Bien entendu, ce plaisir enfantin à la manipulation de miniatures contraste fortement avec la réalité effroyable dont le cinéaste veut par ailleurs témoigner : ici, le « jeu » devient sérieux et même terriblement triste et dramatique, mais l'on peut penser que, pour le cinéaste, cette manière de faire lui a permis non seulement de rendre compte par l'image de ses souvenirs mais également de se les réapproprier, de les « maîtriser » subjectivement (alors que ces souvenirs le hantaient presque malgré lui, comme il en témoigne en évoquant sa cure psychanalytique) [14].
Le montage du film - c'est-à-dire l'organisation générale des différentes séquences - traduit également la double dimension du propos de Rithy Panh, à la fois témoignage presque « judiciaire » sur la dictature khmère rouge et souvenirs plus personnels : la trame narrative suit globalement l'histoire du jeune adolescent depuis son expulsion avec toute sa famille et tous les citadins de Phnom-Penh, leur mise au travail forcé dans les champs, les morts successives de son père, ses sœurs, sa mère, sa survie dans des camps très durs… Ce récit alterne à plusieurs reprises avec des images de propagande dont la voix off révèle le caractère mensonger. Mais à plusieurs reprises, parfois de manière inattendue, le film remonte à des souvenirs plus anciens, antérieurs à la dictature khmère rouge - la scène de tournage, la maison de son enfance, les rencontres familiales avec les oncles et les tantes, et même l'odeur des goyaves et des jacquiers… -, ce qui donne un ton très personnel et très autobiographique au film qui se distingue ainsi nettement d'un documentaire « historique ».
On remarque cependant que le film ne donne pas d'informations sur la fin de la dictature khmère ni surtout sur la manière dont Rithy Panh a pu finalement survivre 6. En revanche, il revient sur une cure psychanalytique qu'il a sans doute suivie en France mais dont il signale l'échec : « Pour moi, la sagesse ne viendra jamais ». Alors que le spectateur sait ou devine que le narrateur est un survivant et qu'il attend la fin de la dictature khmère comme un soulagement coïncidant plus ou moins avec la fin du film, celui-ci refuse d'une certaine manière d'apporter cette réponse et se prolonge sur des considérations plus présentes même si elles sont liées à ses souvenirs : on peut sans doute comprendre, à travers cette élision, qu'il n'y a pas eu pour Rithy Panh de véritable « libération », ni de « soulagement », ni de retour possible à la vie « normale » alors que toute sa famille pratiquement avait été exterminée.
Si l'essentiel du film concerne la dictature des Khmers rouges, Rithy Panh revient également sur la situation actuelle du Cambodge : il relève les traces du passé mais il remarque aussi que la condition des plus pauvres est toujours aussi misérable, filmant longuement des paysans en train de creuser à la houe un chenal dans la terre aride. Il rappelle aussi en voix off que c'est cette injustice qui a d'abord permis aux Khmers rouges d'enrôler le peuple, même si ceux-ci lui ont menti « sur la justice, l'égalité, sur le bonheur, sur le progrès, sur tout ». Cette remarque, qui a une portée explicative alors que l'essentiel du film a valeur de témoignage, révèle que le cinéaste n'est pas uniquement enfermé dans le souvenir et qu'il est lucide sur les difficultés actuelles du Cambodge.
Elle reste cependant adjacente, et la suite du propos insiste plutôt sur l'effacement du passé (un lac remplaçant une fosse commune), sur les morts sans véritable sépulture, sur les « âmes qui errent, se cherchent un lieu ». Le film se conclut ainsi de façon presque morale ou philosophique sur le devoir que s'est imposé Rithy Panh de témoigner mais surtout de transmettre le souvenir des disparus, de leur donner symboliquement une sépulture et de transmettre leur mémoire. Les dernières images montrent ainsi des figurines enterrées les unes après les autres avec un commentaire sur cette nécessaire transmission :
« Chaque matin, je travaillais au-dessus de la fosse. Ma pelle cognait les os et les têtes. De la terre, il n'y en a jamais assez. C'est moi qu'on va tuer. Ou bien c'est fait, déjà. Bien sûr, je n'ai pas trouvé l'image manquante. Je l'ai cherchée, en vain. Un film politique doit découvrir ce qu'il a inventé. Alors je fabrique cette image. Je la regarde, je la chéris. Je la tiens dans ma main comme un visage aimé. Cette image manquante, maintenant je vous la donne pour qu'elle ne cesse pas de nous chercher. »
* * * *
Un film de Hilla Medalia
France, 2014, 1h24
avec Pierre Dulaine, Yvonne Marceau
La méthodologie utilisée pour l'analyse de ce film est exposée dans la première partie de cette étude. Elle repose sur trois grands questionnements : 1. Quelle réalité est mise en scène dans le documentaire ? Que dit le documentaire à propos de cette réalité ? Pourquoi le cinéaste s'est-il intéressé à cette réalité ? 2. Dans quel contexte apparaît ce documentaire ? Que dit-il de spécifique par rapport aux autres représentations (médiatiques, textuelles…) de la réalité évoquée ? Peut-on dire qu'il prend position par rapport à d'autres opinions sur le même sujet ? Quels sont les autres points de vue possibles à ce propos ? Que sait-on par ailleurs de la réalité mise en scène dans le documentaire ? Qu'est-ce qui n'apparaît pas dans le documentaire ? 3. Comment le propos général est-il mis en scène ? Quels sont les éléments concrets (scènes, personnages, événements, commentaires, images, musique…) qui traduisent ce propos ? Comment ce propos d'ensemble s'articule-t-il en différentes « propositions », composantes, séquences, moments, lieux… ? Comment reconstruire l'architecture du film à partir de l'interprétation générale qu'on en a proposée ? Quels sont enfin les éléments (filmiques) éventuels qui ne s'intègrent pas ou « échappent » d'une manière ou d'une autre à ce qui semble être le propos général du film ? Et quelle « place » ou quel sens donner alors à de tels éléments ? |
En français, l'usage veut que les noms d'ethnie ou de nationalités commencent par une majuscule: on écrira donc un Juif ou un Arabe (sauf s'il s'agit d'un adjectif: le peuple juif). En revanche, on ne met pas de majuscule aux membres d'une confession religieuse: les musulmans ou les chrétiens. On a ici suivi ces prescriptions qui n'impliquent bien sûr aucun jugement de valeur sur l'un ou l'autre groupe de personnes.
__Pour lancer la réflexion sur Dancing in Jaffa, il est intéressant de faire la distinction entre ce que montre le film et ce qu'il évoque, entre la situation particulière mise en scène et un contexte plus large, abordé de façon indirecte. De façon sommaire, on peut dire que le film montre un concours de danse dans des écoles à Jaffa organisé par Pierre Dulaine, mais, de façon plus générale, il « parle » sans aucun doute du conflit israélo-palestinien.
On pourrait confondre cette opposition entre ce que montre le documentaire et ce qu'il évoque avec celle, classique dans le domaine cinématographique, entre le champ et le hors-champ : quand un cinéaste décide de filmer une réalité (que celle-ci soit documentaire ou mise en scène), il doit nécessairement choisir un point de vue et un cadre qui va délimiter le champ visible, filmé par la caméra, mais aussi indirectement un hors-champ qui échappe à la caméra. Mais cette dernière opposition (champ/hors-champ) est trop limitative car elle désigne le hors-champ essentiellement comme une réalité visible (ou éventuellement audible quand un son provient précisément de l'extérieur du cadre) : il suffirait que la caméra tourne sur elle-même ou qu'elle se déplace pour dévoiler le hors-champ. Mais la « réalité » dépasse très largement le domaine du visible et comprend notamment tout le passé (qui ne pourra plus jamais être filmé) mais également « l'intelligible », c'est-à-dire tous les liens qui unissent des événements plus ou moins éloignés dans le temps et dans l'espace et qui nous permettent de comprendre cette réalité.
Ainsi, dans Dancing in Jaffa, on voit Pierre Dulaine revenir aux abords de sa maison d'enfance à Jaffa dont ses parents ont été expulsés en 1948 : on peut alors distinguer au moins trois grands types de liens qui unissent cette courte visite à d'autres événements présents ou passés, liens qui ne sont pas directement visibles et qui doivent être reconstruits ou imaginés par les spectateurs. Il y a d'abord les souvenirs de Pierre Dulaine, qui sont attachés à cette maison qu'il a dû quitter enfant. Ces souvenirs personnels se distinguent de ceux des occupants actuels de la maison et même s'y opposent puisque ceux-ci ressentent la présence de Pierre comme une menace. Enfin, il y a toute l'histoire politique et militaire des événements survenus en 1948 dans la région qui ont mené à la fois à la création de l'État d'Israël et à l'expulsion ou la fuite de plus de 700 000 Palestiniens (exode que les Palestiniens nomment désormais Nakba, c'est-à-dire la catastrophe) ; et ces événements passés ont bien sûr des répercussions sur la situation actuelle à Jaffa mais également dans toute la région (sinon dans le monde). Mais ces différentes dimensions de la « réalité » échappent à la saisie directe de n'importe quelle caméra et dépassent donc l'opposition du champ et du hors-champ.
Il est relativement facile de trouver un accord entre spectateurs sur ce que montre (ou fait entendre) un film comme Dancing in Jaffa : il suffit en général de revoir le film ou certaines séquences pour qu'on puisse déterminer les faits et événements mis en scène mais également la manière dont ils sont représentés. En revanche, ce qu'évoque le film de façon indirecte ou implicite est beaucoup plus indéterminé et dépend pour une large part des connaissances des spectateurs : selon ce qu'ils savent ou croient, ils vont relier différemment les événements montrés à l'écran, mais également ces événements avec d'autres qui ne sont absolument pas représentés ni même évoqués. Ainsi, la caméra suit notamment un jeune enfant palestinien Alaa qui vit avec sa famille dans un cabanon au bord de la plage à Jaffa et qui, bientôt, va rendre visite à d'autres parents installés à Gaza : pour celui qui connaît l'histoire de la région, il s'agit d'un détail significatif, car il est très vraisemblable que les membres de cette famille palestinienne ont connu des destins différents en 1948, les uns restant à Jaffa dans un territoire faisant désormais partie d'Israël, les autres étant contraints à l'exil dans des camps à l'extérieur d'Israël avant que l'État hébreu ne conquière militairement en 1967 de nouveaux territoires dont notamment la bande de Gaza et la Cisjordanie. Les membres d'une même famille se sont ainsi retrouvés dans des situations contrastées, les uns acquérant la nationalité israélienne (ceux qu'on appelle les Arabes israéliens), les autres ayant le statut particulier de « réfugiés palestiniens » (qui sont en attente de la reconnaissance d'un État palestinien). S'ajoute à cela toute l'histoire récente de la bande de Gaza évacuée par Israël en 2005, passant ensuite sous l'autorité du Hamas et en conflit répété avec Israël jusqu'en 2014.
Il y a donc dans le film un certain nombre d'éléments « parlants » qui sont évocateurs d'une situation plus générale, même si tous les spectateurs ne perçoivent pas nécessairement le sens de ces allusions. La réflexion menée ici vise précisément à tracer un certain nombre de « parcours » entre ce documentaire et le contexte politique, social ou simplement humain auquel il se réfère. Ces différents « parcours » cependant sont seulement indiqués par le film sans être explicitement déterminés et nécessitent donc des informations extérieures, ce qui laisse évidemment une marge d'interprétation aux spectateurs.
Le propos général de Dancing in Jaffa est sans doute clair sinon évident pour la plupart des spectateurs. Dans une région profondément divisée, Pierre Dulaine, un danseur de salon, veut amener des enfants juifs et palestiniens à danser ensemble et finalement faire participer les meilleurs d'entre eux à un concours, ce qui permettra un rapprochement entre les enfants et sans doute entre les deux communautés. À travers cette mission que s'est donnée Pierre Dulaine, le film se présente donc comme un message de paix et d'espoir, même si l'on ne sait pas s'il sera largement entendu.
Mais il y a beaucoup d'autres éléments, plus circonscrits, qui complètent, nuancent, éclairent, concrétisent, modifient peut-être ce propos général. Relevons d'abord un maximum de ces éléments avant d'essayer de les interpréter en recherchant éventuellement des informations complémentaires permettant de les éclairer. Quelques questions devraient raviver la mémoire des spectateurs.
Quelques points de réflexion
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Quelques éléments de réponseOn essaiera à présent de répondre à ces différentes questions, chaque fois en deux étapes : on rappellera de façon aussi précise et exacte que possible ce que montre ou raconte explicitement le film, puis on proposera une interprétation de ce qu'il évoque vraisemblablement de façon indirecte à travers ces événements circonscrits. 1. Qui est Pierre Dulaine ? Où vit-il ? Quelle est son histoire ? Pourquoi vient-il à Jaffa ?
2. Où se situe Jaffa ? Qui sont les habitants de Jaffa ?
3. Quelles sont les communautés à Jaffa ? Y a-t-il des différences sociales visibles entre ces communautés ? des différences culturelles ? religieuses ?
4. Quelles sont les relations entre les différentes communautés ? Amicales, hostiles, indifférentes ?
5. Quelle langue parle Pierre Dulaine ? et les enfants à qui il va apprendre à danser ?
6. Quels types d'écoles y a-t-il à Jaffa ?
7. Quelle difficulté principale Pierre Dulaine rencontre-t-il pour faire participer les enfants à ses cours de danse ?
8. Pourquoi Pierre Dulaine veut-il revoir sa maison natale ? Qu'est-ce qui l'en empêche ?
9. Pourquoi y a-t-il un abri antiaérien dans une école ?
10. Les écoles sont-elles ouvertes à quiconque ? Que porte à la ceinture un garde ou un policier à l'entrée d'une école ?
11. Un jeune garçon, Alaa, va rendre visite à des parents qui sont à Gaza : quels problèmes cela pose-t-il ?
12. Que pense le chauffeur de taxi avec qui discute Pierre Dulaine ?
13. On assiste dans Dancing in Jaffa à plusieurs manifestations : qui sont les manifestants et pourquoi manifestent-ils ?
14. Y a-t-il des allusions à des faits de violence entre les communautés ?
15. Comment la « Fête de l'Indépendance » des Juifs israéliens est-elle perçue par les Palestiniens ? Comment nomment-ils cette date ?
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10 dates importantesOn trouvera ci-dessous un rappel des principales dates de cette histoire, mettant en vis-à-vis les événements les plus significatifs pour les Israéliens (alignés à gauche) et ceux significatifs pour les Palestiniens (alignés à droite). Ce document devrait permettre de mieux percevoir la différence de points de vue entre les uns et les autres, mais également apporter des informations historiques indispensables aux personnes les moins informées. | |
5 dates significatives pour les Juifs israéliens |
5 dates significatives pour les Palestiniens |
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1896 : publication de L'État juif (Der Judenstaat) par Theodor Herzl, Juif austro-hongrois ; l'année suivante, convocation du premier Congrès sioniste mondial en SuisseFace à l'antisémitisme européen, Theodor Herzl fonde le mouvement sioniste avec comme but l'émigration des Juifs européens vers la Palestine qu'il pense peu peuplée (et qui correspond aux territoires actuels d'Israël, de la Cisjordanie et de la bande de Gaza réunis). Au départ, beaucoup de Juifs préfèrent cependant émigrer vers l'Amérique et seule une minorité d'entre eux s'installent sur ce qu'ils estiment être la terre d'Israël. Après la Première Guerre mondiale, alors que la région est passée sous domination britannique, l'immigration juive va augmenter et concerner des dizaines de milliers de personnes par an, ce qui va entraîner des heurts avec les populations arabes locales . 1936-1939 : la grande Révolte arabe en Palestine mandataireLe sionisme se présente d'abord comme un mouvement d'immigration, les Juifs achetant des terres aux grands propriétaires de la région. Mais ces terres étaient souvent cultivées par des paysans pauvres ou des ouvriers agricoles bientôt privés de leurs moyens de subsistance. En outre, les Juifs immigrés, qui passent de 84 000 personnes en 1922 à 386 000 en 1937, forment leurs propres communautés, parlent leur propre langue (l'hébreu) et n'ont que peu de contacts avec la société arabe environnante. Des heurts éclatent d'abord localement, puis ils prennent la dimension d'une révolte générale en 1936 quand les Arabes comprennent que le mouvement sioniste vise à terme à la création d'un État propre sur le territoire de la Palestine. La Grande-Bretagne, qui a mandat d'administrer la région réprimera militairement cette révolte mais mettra également temporairement fin à l'immigration juive. 1939-1945 : la destruction des Juifs d'Europe par les nazisL'antisémitisme européen va prendre sa forme la plus terrible avec l'arrivée des nazis au pouvoir en Allemagne, qui conduira à l'extermination d'environ six millions de Juifs. Beaucoup de survivants seront tentés à la fin de la Seconde Guerre mondiale par l'émigration vers l'Amérique mais aussi vers la Palestine.Novembre 1947 - fin 1949 : la Nakba, c'est-à-dire le départ et l'expulsion de plus de 700 000 Arabes de Palestine hors de ce qui deviendra l'État d'IsraëlÀ la fin de la guerre, la Grande-Bretagne est prête à abandonner son mandat sur la région (mandat qu'elle va remettre à l'ONU), tout en étant confrontée aux revendications nationalistes des Juifs comme des Palestiniens. Les heurts se multiplient en effet entre les deux communautés qui se sont armées (souvent de longue date) et débouchent finalement sur une véritable guerre. Une partie des Palestiniens vont quitter (dans leur esprit, temporairement) la région pour échapper aux violences, mais d'autres vont être expulsés de façon brutale. De nombreux villages palestiniens seront ainsi vidés de leurs populations par les forces armées juives puis dynamités pour empêcher tout retour. 14 mai 1948 : proclamation de l'État d'Israël et première guerre israélo-arabeAlors que l'ONU a proposé la création de deux États en Palestine (plan qui est rejeté par les Arabes qui s'estiment majoritaires), les leaders du mouvement sioniste proclament la naissance de l'État d'Israël. Cela provoque une première guerre avec les pays arabes voisins, dont le tout nouvel État d'Israël sort vainqueur, mais ses frontières sont nettement agrandies par rapport au plan de l'ONU, qui prévoyait 55 % du territoire pour les Juifs. Le territoire israélien occupe désormais la plus grande partie (78 %) de la Palestine historique (voir les cartes à la page suivante). Juin 1967 : la guerre des Six JoursEn 1967, Israël lance une attaque préventive contre les pays arabes voisins - Syrie, Jordanie et Égypte - qu'il juge hostiles et menaçants. En quelques jours, les armées israéliennes conquièrent un vaste territoire (le plateau du Golan syrien, la Cisjordanie et le désert du Sinaï égyptien). Israël apparaît alors comme la plus grande puissance militaire de la région. Deux nouveaux territoires peuplés d'Arabes palestiniens, - la bande de Gaza et la Cisjordanie - sont alors occupés par Israël. 1969 : Yasser Arafat devient le leader de l'OLP (Organisation de Libération de la Palestine) qui mène une lutte militaire contre Israël (à partir du Liban notamment)Les Palestiniens expulsés en 1947 et pour d'autres en 1967 se retrouvent en grand nombre dans des camps de réfugiés dans les pays arabes voisins d'Israël. Suite à la défaite des armées arabes, un certain nombre de Palestiniens mettent sur pied des mouvements de libération dont les objectifs sont politiques mais qui recourent à la lutte armée, en Israël mais aussi dans d'autres pays frappés par des actions de type terroriste. Divisés en multiples factions, ces mouvements seront progressivement dominés par l'OLP de Yasser Arafat, qui obtiendra finalement une reconnaissance internationale. Décembre 1987 - septembre 1993 : première IntifadaLa lutte armée des factions palestiniennes à partir des pays arabes voisins d'Israël se révèle un échec face à la puissance militaire de l'État hébreu. Les Palestiniens des territoires occupés (Cisjordanie et bande de Gaza) vont alors se révolter dans un grand mouvement de désobéissance civile par des manifestations répétées et un harcèlement continu des forces israéliennes notamment avec des jets de pierre et des barricades rapidement dressées. Cette révolte, qui fit plus de 1 500 morts du côté palestinien et 160 du côté israélien, allait obliger l'État hébreu à prendre en considération le refus palestinien de l'occupation et à entamer (sous l'égide américaine) des négociations avec l'OLP. Septembre 1993 : accords d'Oslo entre Israël et l'OLP, qui prévoient qu'une autorité palestinienne s'exercera de façon limitée sur la Cisjordanie et la bande de GazaAprès des années de lutte armée, l'OLP et Israël parviennent à un accord qui prévoit la mise en place d'une Autorité palestinienne sur les territoires de Cisjordanie et de Gaza. Septembre 2000-2005 : seconde IntifadaFace aux faibles avancées des négociations entre Israël et l'Autorité palestinienne (dont les pouvoirs sont réduits), la population palestinienne (notamment les plus jeunes) se révolte à nouveau, mais cette fois de façon beaucoup plus violente. La seconde Intifada se caractérisera notamment par des attentats-suicides commis par des Palestiniens sur le territoire israélien, des affrontements armés, des violences entre les différentes factions palestiniennes, et une répression militaire israélienne. Par ailleurs, Israël érigera une barrière de sécurité tout au long de sa frontière avec des empiétements sur les territoires palestiniens pour empêcher les heurts et les violences entre les communautés. Même s'il n'y a pas de date de fin de la seconde Intifada (qui, pour certains, est toujours en cours), l'intensité et la violence de la révolte diminuent fortement à partir de 2005. |
Le contexte du conflit israélo-palestinien est largement présent dans les médias, et, peu après la fin de la réalisation du film, Israël menait à nouveau une opération militaire contre la bande de Gaza en juillet 2014, opération largement couverte et commentée par la presse et les télévisions du monde entier. Si l'on compare Dancing in Jaffa avec ce genre de reportages, on remarque cependant des différences importantes de traitement.
Les médias - journaux, télévision…- privilégient généralement l'actualité immédiate dans ses aspects les plus spectaculaires : les journalistes et les caméramans recherchent des images de guerre, d'attentats, d'affrontements, de violence, de destruction… Ils donnent également le plus souvent la parole à des leaders, des hommes politiques, des chefs militaires ; et s'ils interviewent des « hommes de la rue », c'est en tant que témoins d'événements plus ou moins graves et spectaculaires.
Le documentaire Dancing in Jaffa s'intéresse en revanche à un projet individuel, celui de Pierre Dulaine, sans doute original mais qui prend place dans la vie quotidienne de différentes écoles et de différentes familles. Les individus sont filmés dans leur existence ordinaire alors qu'ils se livrent à des activités peu spectaculaires. Les différends, les affrontements, les conflits sont plutôt évoqués de manière indirecte à travers des conversations (par exemple avec le chauffeur de taxi) ou des détails significatifs (une arme à la ceinture d'un garde, la présence d'un abri antiaérien dans une école), même si l'on voit aussi des manifestations relativement tendues bien que sans violence physique.
Par ailleurs, si Pierre Dulaine a une certaine notoriété dans le domaine de la danse de salon, les autres personnes mises en scène sont des gens ordinaires qu'on voit dans leur vie quotidienne. Ces personnes néanmoins ne se ressemblent pas toutes (comme dans une foule « anonyme »), et elles témoignent notamment à travers leurs faits et gestes de leurs points de vue différents et de leurs situations contrastées, ainsi que de leur appartenance à des communautés diverses et même opposées.
En outre, certaines d'entre elles sont nettement singularisées : la caméra suit en particulier quelques enfants comme Noor, Alaa ou Lois que l'on voit notamment à la maison avec leur famille. Ainsi, lors d'une discussion entre Alaa, Lois et sa mère, l'on apprend que Lois est née d'une insémination artificielle : est-ce que ce détail a été retenu par la cinéaste parce qu'il est révélateur d'une différence de milieux socioculturels (la mère de Lois appartiendrait à une famille juive plutôt laïque aux mœurs occidentalisées alors qu'Alaa vivrait dans une famille palestinienne populaire et sans doute plus traditionnelle) ou bien simplement parce que la cinéaste s'intéresse à la personne même de Lois ? Les deux réponses sont sans doute un peu vraies, mais ce détail distingue l'approche documentaire de Hilla Medalia de celle d'un reportage télévisuel où les personnes n'apparaissent à l'écran que parce qu'elles témoignent d'une situation plus générale, claire et identifiée (ils sont témoins, ou victimes, ou porteurs d'une mission, agents d'une fonction bien définie, et le reste de leur existence n'est ni évoqué ni représenté).
Dans la même perspective, il faut remarquer que le documentaire Dancing in Jaffa filme des événements qui se déroulent sur plusieurs mois sinon sur une année scolaire entière : ici aussi, l'on voit la différence avec un reportage qui se contenterait sans doute de filmer le concours final et d'évoquer brièvement le travail qui a précédé. En revanche, dans Dancing in Jaffa, l'on découvre les difficultés rencontrées par Pierre Dulaine lors de ses rencontres avec les enfants, son exaspération à certains moments, ses échecs aussi (quand certains enfants refusent de participer à ses leçons), ses doutes aussi, toutes choses qui n'apparaîtraient certainement pas dans un bref reportage [15].
Par ailleurs, le point de vue adopté par la documentariste se confond très largement avec celui de Pierre Dulaine, son personnage principal, dont elle partage le projet. Or Pierre Dulaine vise explicitement à faire danser ensemble enfants juifs et arabes dans une perspective, sans doute lointaine, de réconciliation entre les communautés. Si le film rend alors compte par de multiples allusions à l'origine du conflit israélo-palestinien, il ne donne évidemment pas la parole à ceux qui refusent tout compromis et qui ont choisi une politique de confrontation plus ou moins violente avec l'autre communauté.
Du côté palestinien, beaucoup estiment ainsi que leur communauté a été victime d'une grave injustice lors de la création de l'État d'Israël et de l'expulsion de centaines de milliers d'Arabes de leurs foyers (la Nakba) en 1948. Depuis lors, cette injustice s'est encore aggravée avec l'occupation de la Cisjordanie, l'implantation de multiples colonies dans ce territoire et le blocus presque complet de la bande de Gaza. À tout cela, il faut ajouter l'usage disproportionné de la force militaire contre toute manifestation ou revendication des Palestiniens. Les groupes les plus radicaux n'hésitent pas en outre à recourir à l'action armée sinon terroriste car ils estiment que c'est la seule manière de se faire entendre alors qu'Israël négocie avec l'Autorité palestinienne en position de force sans faire de véritables concessions.
Du côté israélien, l'argument principal est que l'État d'Israël est internationalement reconnu depuis 1948 et que sa légitimité ne peut pas être remise en cause. La reconnaissance d'Israël est donc un préalable à toute négociation, et toute attaque entraînera une riposte militaire importante : les groupes armés palestiniens sont en outre considérés comme des organisations terroristes avec lesquelles toute négociation est (officiellement) impossible.
Ces points de vue plus radicaux ou plus extrémistes ne doivent pas masquer les divergences d'opinions au sein des populations israélienne et palestinienne, mais ils sont largement partagés et expliquent évidemment la persistance du conflit israélo-palestinien.
Enfin, comme le film se concentre sur les écoles de Jaffa, il ne montre que brièvement la bande de Gaza et n'évoque pas la situation en Cisjordanie ni celle des réfugiés palestiniens dans d'autres pays comme le Liban, la Syrie ou la Jordanie.
La construction du film apparaît facilement et vise essentiellement à rendre compte du projet de Pierre Dulaine : la caméra le suit de façon privilégiée depuis ses premières rencontres avec les parents d'élèves des différentes écoles, la mise en place de ses premières leçons de danse, la venue d'Yvonne sa partenaire (ce qui lui permet semble-t-il de lever certaines résistances), la rencontre qu'il organise entre des enfants d'écoles différentes, et enfin la compétition finale qu'il anime jusqu'à la désignation des vainqueurs. Bien entendu, la réalisatrice a procédé (sans doute au montage) à de nombreuses ellipses temporelles pour ramener une expérience de plusieurs mois à une durée de 80 minutes à peine. Ainsi, l'on ne verra pratiquement rien des cours de Pierre Dulaine, seulement les premières rencontres où il devra surmonter les résistances de certains enfants de danser avec d'autres ou même de se toucher les mains.
Comme on l'a déjà remarqué, le documentaire retient également beaucoup d'événements qui ne sont pas liés directement avec les leçons de danse mais qui sont révélateurs du contexte politique général : il s'agit par exemple de la rencontre de Pierre avec le taximan, de la visite aux abords de la maison de ses parents, de l'évocation d'une manifestation et d'une contre-manifestation à Jaffa. Comme le film s'adresse à un public qui n'est sans doute pas bien informé, des textes sont également incrustés à l'écran pour expliquer brièvement certains faits ou certaines allusions historiques.
Centré sur la personne de Pierre Dulaine, Dancing in Jaffa lui donne également souvent la parole : on l'entend dialoguer - avec les parents d'élèves, avec le chauffeur de taxi, avec Yvonne… - et défendre son point de vue - par exemple sur la danse de salon comme école du respect -, mais également exprimer des sentiments plus personnels (bien que de façon assez brève). Il évoquera par exemple la difficulté de la tâche qu'il s'est assignée car il sait bien, dit-il, que ce qu'il demande aux enfants, c'est de « danser avec l'ennemi » [16] ; en même temps, il précisera le sens même qu'il donne à la danse qui permet, pense-t-il, « d'apprendre à découvrir l'autre d'une façon impossible à décrire » ; enfin, on le verra réfléchir sur la terrasse à l'organisation de la compétition, ce qui implique de retenir certains enfants et d'en éliminer d'autres, une sélection qui semble le faire brièvement douter.
Mais l'on remarque que, progressivement, le film s'intéresse de façon plus particulière à certains enfants - Noor, Alaa, Lois… - qu'on va découvrir notamment dans leur vie familiale. On se souviendra notamment de Noor, cette jeune fille palestinienne qui fréquente cependant une école juive mais qui rencontre des difficultés à l'école avec des condisciples qui l'accusent d'être agressive. On apprendra que sa mère d'origine juive s'est convertie à l'islam et que son père est mort quand elle avait six ans. Et on la verra un peu plus tard en larmes sur la tombe de son père. Elle participera également à une manifestation pro-palestinienne avec sa mère, manifestation au cours de laquelle elle sera effrayée par la présence des chevaux de la police. D'abord un peu distante, elle participera de plus en plus activement aux leçons de danse, elle invitera Lois à venir chez elle pour s'entraîner, et elle sera retenue par Pierre pour la compétition finale. Les enseignantes remarqueront d'ailleurs sa transformation, soulignant qu'elle a l'air beaucoup plus épanouie. L'épilogue du film sera notamment marqué [17] par la visite que lui rendra Pierre Dulaine ainsi qu'à sa mère, et l'on verra que Noor est également très douée pour la danse orientale !
Par les différentes facettes de sa personnalité, Noor reflète sans doute la complexité de la situation au Moyen Orient et des Arabes israéliens en particulier. Elle participe également au projet de Pierre Dulaine jusqu'à la compétition finale et semble ainsi incarner parfaitement sa volonté de rapprocher les communautés par la pratique de la danse. Mais Noor ne se résume pas à être la représentante ou le symbole d'une communauté, et la personnalité même de la jeune fille suscitera sans doute l'intérêt d'un certain nombre de spectateurs (comme elle a d'ailleurs retenu l'attention de la cinéaste) : elle est (relativement) différente des autres, elle a une histoire singulière, elle a un caractère unique avec sa complexité et son ambivalence. C'est ce caractère singulier qui explique d'ailleurs que l'on puisse - ou non - éprouver de la sympathie pour elle, parce qu'elle ne semble pas bien dans sa peau, parce qu'elle est incomprise de ses condisciples, parce qu'elle se sent rejetée, parce qu'elle a peur des policiers à cheval, parce qu'elle s'épanouit dans la danse, parce qu'elle manifeste du plaisir à montrer à Pierre comment elle pratique la danse orientale…
Le documentaire ne met pas en scène des êtres abstraits, des « Palestiniens » ou des « Juifs israéliens », mais des personnes concrètes avec un visage, un corps, une apparence, une voix, une gestuelle qui leur sont propres et qui en font des êtres singuliers. Même si nous n'avons jamais l'occasion de la rencontrer, nous ne confondrons jamais Noor avec une autre enfant palestinienne (ou autre). On voit ainsi la différence entre un documentaire comme Dancing in Jaffa et un livre d'histoire ou un ouvrage politique qui parlera de façon générale de « populations », de « groupes », de « partis », de « factions »… Le cinéma quant à lui nous fait partager - même si c'est de façon brève et partielle - la vie d'êtres irréductiblement humains, singuliers, dont nous pouvons nous sentir plus ou moins proches, et qui peuvent susciter une empathie, notre sympathie, indépendamment de toute idéologie.
1. Il y a beaucoup d'études et de réflexions sur le documentaire (par exemple Jean-Louis Comolli, Voir et pouvoir. L'innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire. Paris, Verdier, 2004 ou François Niney, L'Épreuve du réel à l'écran : essai sur le principe de réalité documentaire. Bruxelles, De Boeck, 2002), mais il s'agit en général de défendre une certaine conception du documentaire (face notamment au reportage de télévision) et d'expliquer la démarche du documentariste comme auteur. L'attitude des spectateurs réels est peu interrogée en tant que telle (sinon qu'on suppose qu'ils partagent ou devraient partager le regard de l'auteur). Les méthodologies auxquelles on fait allusion sont plutôt des petits guides d'analyse publiés entre autres par les centres de documentation pédagogique en France.
2. L'on a montré ailleurs que la compréhension filmique met en jeu des codes (par exemple la langue pour comprendre les dialogues) mais également des savoirs de valeur très différente (qui nous permettent par exemple de reconnaître un policier à son costume) et des processus d'inférence logiques ou semi-logiques (qui nous font conclure par exemple à l'écoute d'une musique d'ambiance mélancolique que le personnage à l'écran est triste). Mais ces procédures ne sont pas réglées de façon univoque, ce qui explique notamment que le même «texte» (roman ou film) puisse donner lieu à des interprétations différentes, plus ou moins élaborées. (Michel Condé, Toto le Héros. Un film de Jaco Van Dormael. Liège, Les Grignoux, 1992, p. 7-33)
3. Ces distinctions donnent cependant lieu à de nombreuses discussions et, au-delà de leur utilisation intuitive, sont difficiles à formaliser.
4. On trouvera notamment des informations officielles sur Internet. Par exemple, en Belgique, «les élèves primo-arrivants sont […] accueillis dans des DASPA [Dispositif d'Accueil et de Scolarisation des élèves Primo-Arrivants] durant une période variant d'une semaine à 12 mois … avec un maximum de 18 mois …, au cours de laquelle ils bénéficieront d'un encadrement spécifique leur permettant de s'adapter et de s'intégrer au système socio-culturel et scolaire belge. Ils pourront ensuite être dirigés vers l'enseignement qui leur convient le mieux.» Bien entendu, il y a peu d'enquêtes sur le terrain, et le film de Julie Bertuccelli peut être considéré comme une première source d'information concrète sur ce genre de classes.
5. Il s'agit essentiellement d'une idéologie xénophobe, c'est-à-dire d'un rejet des étrangers, qu'ils soient Africains, Arabes, Roms, Asiatiques ou est-européens. Cette idéologie prône en particulier la fermeture des frontières et l'expulsion des étrangers en situation irrégulière. Elle peut cependant prendre d'autres formes spécifiquement racistes lorsqu'elle stigmatise des groupes entiers au nom de leur origine ethnique (Roms, Arabes…), de leur religion (l'Islam) ou de leur «race» (les «Noirs»…). Beaucoup de personnes peuvent cependant déclarer qu'elles «ne sont pas racistes» (les propos racistes étant effectivement condamnables), tout en étant visiblement xénophobes.
6. Il faut évidemment des informations extérieures pour savoir que ces hôtels sont généralement de très basse qualité.
7. En cela, le film n'a aucune ambition «pédagogique»: il ne dit pas «comment faire» pour apprendre la langue française à des primo-arrivants.
8. On considérera ici l'auteur du film comme étant une «figure» hypothétique, reconstruite à partir du film lui-même, même s'il n'y apparaît pas en tant que tel; mais nous supposons en voyant ce film qu'il a été réalisé sous la responsabilité d'une seule personne (même se elle a dirigé une équipe de réalisation) et que tous les éléments qui le composent ont été choisis, retenus, suscités, agencés en fonction d'intentions implicites dont nous pouvons (ou non) reconstruire le sens.
9. Khieu Samphan et Nuon Chea ont finalement été condamnés à la prison à perpétuité en août 2014.
10. Les Khmers rouges menaient néanmoins déjà une guérilla dans le pays depuis 1968.
11. «Comment se révolter quand on possède un vêtement noir et une cuillère? Quand on est perdu? Quand on a faim? Certains disent que c'est à cause du bouddhisme et de l'acceptation du destin. Où étaient ces beaux esprits alors? dans les livres? dans le ciel des idées? Ici ce n'est pas le Karma ni la religion qui tuent, c'est l'idéologie.»
12. Henri Locard, Pourquoi les Khmers rouges. Paris, éditions Vendémiaire, 2013, et Ben Kiernan, Le Génocide au Cambodge, 1975-1979. Race, idéologie, et pouvoir. Paris, Gallimard, 1998.
13. Le générique précise que le film a été écrit et réalisé par Rithy Panh mais que le commentaire a été écrit par Christophe Bataille avec la voix de Randal Douc. Christophe Bataille a également collaboré à l'écriture d'une autobiographie de Rithy Panh, L'élimination (Paris, Grasset, 2011).
14. Il s'agit là bien sûr d'une hypothèse. L'on a néanmoins suffisamment de témoignages et d'études qui attestent de la profondeur des traumatismes éprouvés par les individus plongés dans des situations de violence extrême (guerres, épurations ethniques, massacres, génocides…), mais également de l'incompréhension que de telles expériences et leurs témoignages suscitent chez les spectateurs extérieurs. Sur cette question, on peut se reporter entre autres à Michael Pollak, L'expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l'identité sociale. Paris, Métailié, 1990.
15. On accentue sans doute la différence entre documentaire et reportage: des reportages télévisuels peuvent être assez longs et couvrir des périodes de temps relativement importantes. Mais l'information dans les grands médias (comme celle des journaux imprimés ou télévisés) privilégie très généralement les événements dans leur dimension spectaculaire et illustrative.
16. Il dit précisément: «Ce que je leur demande de faire, c'est de danser avec l'ennemi. Personne n'emploie ouvertement ce terme, mais, au fond, je sais que ces mots sont présents dans leur tête.»
17. En fait, le film se termine par la balade en barque d'Alaa et de Lois. C'est sur ces images de réconciliation que défile le générique..
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