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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Sorry We Missed You
de Ken Loach,
Grande-Bretagne, 2019, 1h41

Analyse Sorry We Missed You au format pdfLes réflexions proposées ci-dessous s'adressent en particulier aux animateurs en éducation permanente qui souhaitent aborder l'analyse du film Sorry We Missed You avec un large public. Cette analyse vise à susciter un questionnement actif des spectateurs par rapport à un film qui met notamment en cause le phénomène de « l'ubérisation ».

Cette analyse est également disponible gratuitement au format pdf.

Présentation

« Sorry we missed you ! », c'est le message laissé par le livreur quand le destinataire du colis n'est pas chez lui. Ce petit mot, écrit dans une police qui imite la cursive et tout en rondeurs, laisse penser qu'il y a un lien de sympathie, de proximité, entre la société de distribution et les destinataires. En réalité, il n'en est rien. La distribution des colis, ici, assurée par une société privée, est un système largement automatisé, dont la partie « humaine », la livraison physique des colis par des chauffeurs-livreurs « indépendants », constitue précisément un travail inhumain.

AfficheLe nouveau film de Ken Loach, s'attache à décrire ce travail, à travers l'histoire de Ricky, un père de famille qui voudrait être « son propre patron », seul moyen lui semble-t-il de devenir propriétaire de son logement. Un désir bien légitime, n'est-ce pas ? Mais le statut d' « auto-entrepreneur », s'il semble présenter bien des avantages, dissimule souvent des à-côtés négatifs : la prise de risques, les frais cachés, l'investissement en argent et en temps, et surtout la pression subie qui a des conséquences dans tous les secteurs de sa vie… L'illusion du progrès ne masque-t-elle pas en réalité une régression sociale ?

Avec ce film, nous proposons de questionner le modèle de l' « ubérisation », cette transformation du travail où chaque individu peut devenir prestataire de services. Un modèle érigé en exemple par les défenseurs du modèle économique ultralibéral, au nom de la liberté individuelle et de la valorisation du mérite. Mais là où les plus nantis s'enrichissent, les plus pauvres s'enfoncent dans la misère.

Un grand écart

Le film s'ouvre sur un dialogue entre Ricky et Maloney. Qui sont ces deux hommes ? On le comprend très vite. Ricky est un homme d'une quarantaine d'années, qui a exercé différents métiers, notamment dans la construction, comme salarié. Il lui semble que devenir chauffeur-livreur avec un statut d'indépendant va lui permettre de mieux vivre. Maloney est le chef d'un dépôt, dernière étape dans la distribution des colis, de la société PDF (Parcel Delivered Fast), qui travaille précisément avec des chauffeurs-livreurs indépendants. Le film se clôt sur une scène à la tonalité très différente : Ricky, blessé et à bout de forces, est au volant de sa camionnette pour une nouvelle journée de travail alors que sa famille l'a supplié de rester à la maison.

Entre ces deux scènes, il y a un grand écart, celui entre l'illusion nourrie par le nouveau modèle de travail que l'on nomme « ubérisation » et la réalité de l'exploitation outrancière de ses travailleurs.

Voyons comment Ken Loach et son scénariste, Paul Laverty, nous conduisent de cette situation de départ à cette fin ouverte mais néanmoins profondément désespérée.

Lors de cette première scène, on peut dégager tout ce que Ricky ne veut plus et ce qu'il espère de ce nouveau statut.

AfficheOn l'a dit, Ricky a exercé plein de métiers différents, mais il en a assez d'avoir toujours quelqu'un sur le dos, un supérieur qui surveille et contrôle, il en a assez du travail à l'extérieur dans des conditions pénibles, il en a assez des collègues qui ne travaillent pas autant que lui ou pas si bien. Quant au chômage, c'est non : il a sa fierté, dit-il. Travailler, comme son copain Henry, comme chauffeur-livreur indépendant, c'est devenir son propre patron et gagner mieux sa vie. Il espère ainsi pouvoir acheter un logement pour lui et sa famille.

Maloney présente la société PDF avec un vocabulaire choisi, dans lequel ressort l'idée de liberté et d'autonomie, ce qui conforte Ricky dans son choix, même si Maloney, avec sa stature et son assurance, est un peu impressionnant.

Mais, dès les premiers jours de travail, Ricky va percevoir tout ce qu'implique en réalité ce nouveau travail et ce nouveau statut. Faisons un inventaire rapide.

Consentir un effort financier important pour l'achat d'une camionnette : avoir une camionnette à soi est bien plus intéressant financièrement, mais il faut une mise de départ qui oblige Ricky à vendre la voiture de sa femme ! Elle va souffrir de cette décision, puisque son travail à elle va être rendu beaucoup plus difficile.

Être soumis à la pression du temps : il faut être rapide ; il y a une concurrence entre les chauffeurs à l'intérieur même de la société ; atteindre les « standards de livraison » suppose une course effrénée qui ne laisse pas toujours le temps de pisser ! Et les embouteillages ou les adresses incorrectes, ces choses sur lesquelles Ricky n'a pas de prise, font perdre du temps.

Être soumis à la pression de la responsabilité : le scanner est un objet précieux et très cher qui devra être remboursé en cas de perte ou de casse, les colis sont sous la responsabilité de Ricky dès qu'ils sont scannés…

Avoir des frais que Ricky n'avait pas imaginés : par exemple devoir payer une contravention pour stationnement irrégulier. S'il bouge sa camionnette, comme lui intime la policière, il perd du temps, donc de l'argent. S'il ne la bouge pas, il doit aussi payer. C'est aussi lui qui, après l'agression, va devoir rembourser les passeports, seuls envois qui ne sont pas couverts par l'assurance en cas de vol.

Devoir assurer lui-même son remplacement en cas de coup dur : cela se révèle quasi impossible parce qu'aucun de ses « collègues » n'a de temps disponible ! Se trouver parfois en danger : quand il est confronté, par exemple, à un chien de garde, ou, plus grave, quand il est agressé par une bande qui veut voler les téléphones qu'il transporte.

L'autonomie ? Juste une illusion…

Ainsi, le rêve de Ricky, cette « opportunité qu'il attendait depuis des années », perd rapidement ses couleurs !

Photo du filmStructurellement, ce statut d'indépendant ne lui épargne pas les inconvénients de la vie de salarié. Il n'a plus de chef sur le dos, mais bien un « gun » — et ce nom donné au boîtier qui scanne et enregistre tous les paramètres est révélateur de la violence latente du système — qui lui dicte ses déplacements, qui lui impose des délais, qui peut informer la société (et même les clients via le système de suivi) de l'endroit où se trouve le colis, donc le livreur. En un mot : un mouchard. Une machine infaillible, donc pire qu'un « chef ».

Autre « perte » par rapport au statut de salarié : il est en concurrence directe avec ses collègues, qui ne vont pas l'aider en cas de problème, parce qu'eux-mêmes sont sous pression.

Sa liberté de choix, son autonomie sont en réalité des pièges : bien sûr, il a le choix de ne pas travailler, mais la journée non prestée lui sera facturée au prix fort ! De quel choix s'agit-il alors ? Tous les choix qu'il peut théoriquement faire ne sont que des choix entre une chose (prendre un congé, se garer à tel endroit… ) et de l'argent. Or, de l'argent, Ricky n'en a pas. Donc, il n'a pas réellement le choix.

Plus accessoirement, sa liberté est réduite par le système de la franchise : par exemple, Ricky ne peut pas emmener sa fille dans sa tournée, alors qu'il conduit son propre véhicule, dont il a payé lui-même l'assurance ! Mais il est engagé vis-à-vis de la société et cela lui est refusé.

Ricky n'a pas d'objectifs de performance à atteindre, mais les « standards de livraison » sont aussi un moyen de le sanctionner. Le changement de vocabulaire ne change rien à la réalité.

Aléatoirement ensuite, Ricky est à la merci des accidents, des agressions. Mais plus que n'importe quel individu, parce qu'il doit aller vite, dans des tas d'endroits différents, qu'il transporte des marchandises de valeur, etc. En particulier, la pression constante fait qu'il est moins vigilant et moins maître de lui dans des situations de stress. Et quand on perd la maîtrise de soi, comment pourrait-on être « maître de son destin » ?

La concurrence à la place de la solidarité

Au début du film, un chauffeur se met en colère contre Maloney qui ne veut pas lui accorder deux heures de délai pour faire une réparation à sa camionnette. L'homme en vient aux mains et les chauffeurs accourent pour dégager Maloney de cette altercation. Ils tentent ensuite de calmer leur collègue, certes. Mais ils ne prennent pas son parti, ils ne se révoltent pas avec lui, alors qu'ils sont eux aussi exposés aux mêmes difficultés. Cette séquence illustre bien l'idée, développée depuis longtemps dans les films de Ken Loach, que la concurrence entre les individus a aujourd'hui remplacé la solidarité des travailleurs.

Photo du filmCette décomposition du tissu social est préalable à l'émergence de l'ubérisation. Le film montre en effet le travail d'Abby, la femme de Ricky, qui est aide familiale, et qui fait, elle aussi, la tournée de ses « clients » moins valides et auxquels elle procure aide et soins. Elle est également soumise à un régime de travail extrêmement sévère, payé à la prestation, sans que ses déplacements soient remboursés… À l'hôpital où Ricky attend le résultat des radios, on constate encore la surcharge de travail du personnel soignant, les piètres conditions d'accueil… Tous ces « détails » vont dans le même sens : celui de la dénonciation d'une politique pour laquelle l'économie prime et qui accorde de moins en moins de moyens au service public, les plus pauvres faisant les frais de cette tendance.

Le film de Ken Loach, Sorry We Missed You, constitue donc un support exemplaire pour porter un regard critique sur le monde du travail et ses mutations récentes. Pour aller plus loin…

Un prolongement pourra être proposé aux participants autour du vocabulaire de l'ubérisation. On a tenté de le montrer ici, les avantages que voit Ricky dans le modèle qu'on lui propose sont illusoires.

En utilisant un vocabulaire spécifique, Maloney indique un changement de point de vue (mais pas un changement de réalité). Voici, grosso modo, comment il présente le travail à Ricky :

  • Ici, tu n'es pas engagé, tu montes à bord.
  • Tu ne travailles pas pour nous, tu travailles avec nous.
  • Tu ne conduis pas pour nous, tu assures des services.
  • Tu n'as pas des objectifs de performance, tu rencontres des standards de livraison.
  • Tu ne reçois pas un salaire, tu es payé à la prestation
  • Tu ne pointes pas, tu es disponible
  • En signant avec nous, tu deviens maître de ton destin.

Ce changement de vocabulaire pourra être décrit et commenté de manière à dégager ce qui change dans les propositions de Maloney : ce qui change « sur le papier » et ce que ça change dans la réalité.

Affiche

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