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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Capharnaüm
de Nadine Labaki
Liban, 2018, 2h03

L'analyse consacrée au film de Nadine Labaki, Capharnaüm, propose aux spectateurs et spectatrices du film une approche de type philosophique des questions que ce film peut soulever..

Le film en quelques mots

Un enfant de douze ans emprisonné pour une agression au couteau décide de poursuivre ses parents devant un tribunal pour « l'avoir mis au monde » ! Cette accusation improbable sera l'occasion pour la cinéaste libanaise Nadine Labaki de retracer le parcours d'un gamin qui a grandi dans un quartier pauvre de Beyrouth et qui a dû apprendre à se débrouiller au milieu de l'exploitation et des violences multiples des adultes qui l'entourent. Au cours de son périple, il va notamment rencontrer une jeune Éthiopienne sans-papiers, obligée de travailler au noir et sous la menace constante d'une expulsion. L'un et l'autre vont partager pendant quelques jours un destin commun.

Capharnaüm décrit ainsi la misère des laissés-pour-compte au Moyen-Orient, obligés de survivre dans les conditions les plus précaires. Mais c'est surtout un grand film romanesque qui pourrait être la version actuelle des Misérables. Loin de s'enfermer dans la description de la misère, le film est en effet habité d'un souffle épique, celui qui anime ce gamin en révolte contre l'injustice du monde.

Un film à débattre

Capharnaüm de Nadine Labaki peut être vu de façon réaliste comme la description — vraie ou fausse… — d'une famille pauvre à Beyrouth. C'est aussi un film d'aventures — même si elles sont dramatiques — qui nous montre un personnage, le jeune Zain, en prise avec des événements difficiles qui le dépassent mais qu'il parviendra heureusement à surmonter. Mais c'est également un film qui pose question à travers ce procès que Zain intente à ses propres parents et dont on ne verra d'ailleurs pas l'issue : l'enfant a-t-il gagné son procès et a-t-il pu interdire à ses parents d'avoir d'autres enfants dont ils sont incapables de s'occuper convenablement ? Et que faut-il penser d'un tel procès ? Est-ce légitime ? A-t-il véritablement un sens ? Pourrait-il se répéter dans d'autres circonstances ?

Capharnaüm pose donc question mais laisse aux spectateurs le soin de répondre. C'est une telle réflexion que l'on propose à présent de mener avec les spectateurs dans le cadre de ce qu'on peut appeler un dialogue ou un débat philosophique[1]. L'on suppose ici que la majorité des spectateurs n'ont pas l'habitude de ce type de réflexion, notamment lorsqu'elle est appliquée à cet objet spécifique qu'est le cinéma.

Objectifs

  • Problématiser les questions posées implicitement par le film
  • Argumenter une thèse ou une interprétation
  • Mener une réflexion construite qui tienne compte du propos même du film

Analyse

L'on propose de partir ici quelques questions qui devraient susciter la réflexion mais aussi le débat.

  • Peut-on intenter un procès à ses parents pour nous avoir mis au monde, comme le pense Zain ? [1]
  • Peut-on interdire à des adultes d'avoir des enfants ? [2]
  • Peut-on déterminer ce que cela signifie être un bon parent (ou au contraire un mauvais) ? Y a-t-il des choses indispensables à donner ou à assurer aux enfants ? Quoi en particulier ? [3]
  • Peut-on affirmer que les parents de Zain sont de mauvais parents, coupables de mauvais traitements, ou bien la responsabilité est-elle partagée avec d'autres, notamment la société environnante qui ne leur apporte aucune aide ni aucun soutien ? [4]
  • Peut-on expliquer le comportement des parents de Zain ou doit-on seulement reconnaître que ce sont des personnes mauvaises ou méchantes ? [5]
  • Quel rôle les médias peuvent-ils jouer dans l'établissement de la Justice ? [6]

On trouvera ci-dessous des développements possibles de quelques-unes de ces problématiques, celles numérotées 1, 2 et 5[2].

Des parents coupables ? [1]

Peut-on reprocher à nos parents notre propre naissance si nous estimons en particulier que notre existence est mauvaise ?

De prime abord, l'on pourrait penser que la responsabilité des parents est beaucoup plus limitée: ils doivent assurer les soins et l'éducation nécessaires aux enfants jusqu'à ce qu'ils soient capables de se prendre en charge par eux-mêmes, mais il semble absurde de leur reprocher de nous avoir mis au monde. La vie est donnée par les parents mais elle ne leur appartient pas et elle est partagée par l'humanité entière (et plus largement encore par toutes les espèces vivantes). Eux-mêmes n'ont pas demandé à vivre, et ce sont leurs propres parents qui les ont mis au monde.

Même si l'on considère leurs conditions misérables d'existence, il est difficile d'affirmer que la vie qu'ils donnent à leurs enfants est en soi mauvaise, et surtout qu'elle le sera tout au long de l'existence de leurs enfants. Et les parents de Zain pourraient eux aussi prétendre que leurs propres parents les ont fait certainement naître dans des conditions aussi difficiles.

Autrement dit, on peut reprocher aux parents des manquements en termes d'éducation et de soins, mais pas en termes de don de la vie, en termes de procréation.

De l'autre côté cependant, Zain pourrait affirmer que les êtres humains, contrairement aux animaux, sont dotés de raison et en particulier de prévoyance, même si celle-ci n'est évidemment pas illimitée. Les êtres humains peuvent choisir de faire ou de ne pas faire des enfants, contrairement aux animaux dominés par leurs instincts. Les parents de Zain pouvaient considérer leurs conditions d'existence et mesurer les conséquences de leurs actes. Ils pouvaient en particulier prévoir que leurs propres enfants seraient exposés à une misère sans nom. Et ce n'est pas parce qu'eux-mêmes n'ont pas choisi de vivre — ce qui est le propre de tous les êtres vivants — qu'ils ne pouvaient pas choisir d'interrompre cette reproduction.

De façon plus générale et sans doute plus cruelle, le reproche de Zain peut être adressé à tous les parents : en effet, les êtres humains, comme tous les êtres vivants, sont mortels. Seuls les humains cependant sont pleinement conscients de leur condition mortelle. Dès lors, nous savons, les parents savent que donner la vie équivaut aussi à terme à donner la mort. Comme êtres doués de raison et de liberté, nous devons donc nous poser la question philosophique de notre propre reproduction.

Mais il n'est pas sûr qu'un tribunal soit le lieu où l'on puisse y apporter une réponse.

Interdit d'avoir des enfants ? [2]

Peut-on interdire à des adultes d'avoir des enfants ?

On remarquera d'abord que d'un point de vue juridique, dans les démocraties, tout ce qui n'est pas explicitement interdit — le vol, le meurtre, la maltraitance… — est autorisé. Certaines considérations démographiques, au nom de l'intérêt général, peuvent justifier, de la part d'un gouvernement, des mesures incitatives (par exemple des allocations familiales) pour que les familles aient beaucoup d'enfants ou au contraire pour en limiter le nombre. Mais, par exemple, la politique de l'enfant unique en Chine de 1979 à 2015 a été jugée en Occident comme une mesure ou un ensemble de mesures dictatoriales, tant elle restreignait la liberté des parents. À l'inverse, l'interdiction de l'avortement dans certains pays est perçue par beaucoup de femmes (et d'hommes !) comme une atteinte grave à leur liberté d'avoir ou non des enfants.

Une telle interdiction semble donc totalement contradictoire avec nos conceptions de la liberté individuelle. Face à la maltraitance éventuelle des enfants, la solution pratiquée dans nos sociétés consiste à soustraire ces enfants, au moins temporairement, à leurs parents et à les confier à des familles d'accueil. Mais n'est-il pas possible dans des cas extrêmes de limiter la liberté de certains individus que l'on jugerait irresponsables ? Des personnes souffrant par exemple d'un handicap mental important ou d'une forme grave de démence, de ce fait pratiquement incapables de s'occuper d'enfants en bas âge, pourraient-ils se voir restreindre leur liberté de procréer ?

De tels cas posent la question de la responsabilité individuelle et de la capacité personnelle de chacun à mesurer les conséquences de ses actes. Ainsi, tout le monde accepte que les jeunes enfants voient leurs droits restreints jusqu'à ce qu'ils ou elles atteignent « l'âge de raison », qui reste cependant difficile à préciser. À d'autres époques, les droits de certains adultes — notamment le droit de vote — ont été restreints sous prétexte d'une absence de capacité à agir de manière réfléchie ou avertie : ainsi, dans le système du suffrage censitaire, les pauvres étaient privés du droit de vote sous prétexte que leur pauvreté les rendait incapables de faire un choix libre et rationnel ; ce fut le cas aussi pendant très longtemps pour les femmes considérées en fait comme des mineures. Plus récemment, des conditions d'âge étaient et restent encore fixées pour l'éligibilité à certaines fonctions (Président de la République en France, député, sénateur…).

On remarque cependant une tendance à abaisser ces limites, notamment en ce qui concerne le droit de vote qui était généralement fixé à 21 ans avant d'être abaissé dans de nombreux pays à 18 ans. Il s'agit là d'une tendance profonde dans les démocraties modernes qui évitent d'exclure certaines personnes au nom de leur irresponsabilité supposée et qui essaient au contraire d'étendre la responsabilité d'un maximum de personnes. Si l'on reprend l'exemple des personnes souffrant d'un handicap mental, on pourra leur proposer un accompagnement social et psychologique pour leur permettre de prendre des décisions aussi réfléchies que possible et, dans certains cas, d'avoir des enfants. Le droit à la parentalité de ces personnes pose néanmoins des questions éthiques non résolues. Toutes ces considérations suffisent à montrer en tout cas que la demande de Zain d'interdire à ses parents d'avoir d'autres enfants serait inacceptable dans toutes les démocraties actuelles. Un juge pourrait en revanche décider d'un éloignement temporaire des enfants maltraités et d'un accompagnement social des adultes en vue notamment de leur responsabilisation parentale.

De mauvaises personnes ? [4]

L'attitude des parents de Zain révolte certainement les spectateurs. Mais le film montre également dans quelles difficultés sociales se débattent ces adultes. Sans travail, sans revenus, vivant dans des conditions misérables, ils n'ont pratiquement pas de moyens de subsistance et doivent employer leurs enfants pour des ventes à la sauvette. Dans cette situation, « donner » Sahar en mariage à Assadd peut même leur apparaître comme le moins mauvais choix dans la mesure où il pourrait lui assurer une vie meilleure (au moins en termes d'argent). Deux conceptions opposées de l'humanité s'opposent ici. La première met l'accent sur la liberté humaine : même dans des conditions extrêmes, nous gardons, contrairement aux animaux, une liberté de choix, aussi restreinte soit-elle par les conditions extérieures. Nous sommes également doués de raison et pouvons prévoir, au moins en partie, les conséquences de nos actes. Les parents de Zain étaient donc capables de prendre la mesure de leurs différents choix, faire ou ne pas faire des enfants (ou de nouveaux enfants), donner ou non leur fille à un adulte visiblement pédophile… Le mal a dans cette conception une origine personnelle et relève de la responsabilité individuelle : on peut alors estimer que les parents de Zain sont de mauvaises personnes contrairement à Zain lui-même qui essaie, de toutes les façons possibles, de protéger sa sœur ainsi que Yonas, le fils de Rahil.

Une conception opposée souligne les déterminations qui pèsent de façon plus ou moins inconsciente sur les comportements individuels. Les parents de Zain ont-ils vraiment le choix ? Ou bien leurs choix sont-ils tellement limités qu'ils ne peuvent être que mauvais ? La situation présente dans laquelle se trouvent les parents de Zain restreint évidemment leur liberté, et ils ne semblent guère avoir de solutions réalistes pour améliorer leur sort. Mais le passé, à travers l'éducation (ou le manque d'éducation), à travers les coutumes et traditions, pèse également sur les comportements individuels : ainsi, le père de Zain explique au tribunal qu'on lui a toujours dit qu'avoir de nombreux enfants était une bonne chose… Il y a sans doute une part de mauvaise foi dans cette affirmation, mais l'expérience montre que les valeurs et les comportements inculqués par le milieu social d'appartenance dès la prime enfance influent considérablement sur les comportements. Le père de Zain est certainement convaincu qu'une famille nombreuse est en soi quelque chose de bien, que c'est un sujet de fierté pour le père, que c'est même une marque importante de réussite sociale et humaine, même si, par ailleurs, il doit bien constater qu'il est incapable personnellement de subvenir aux besoins d'une telle famille. Pour lui, ne pas avoir d'enfants, c'est sans doute apparaître, à ses yeux et aux yeux des autres, comme un « moins-que-rien »…

Une telle conception qui met l'accent sur les déterminations sociales et psychologiques est appelée déterministe et s'oppose donc à une vision privilégiant la liberté de la conscience individuelle. En pratique, il est difficile de prendre une position tout à fait tranchée en la matière : comme dans le film Capharnaüm, nous sommes sans doute persuadés que les parents de Zain auraient pu faire d'autres choix, moins mauvais, même si nous sommes également sensibles aux conditions misérables dans lesquelles ils sont contraints de vivre et qui limitent considérablement leur liberté et leur capacité à faire des choix justes et raisonnables.

Références

La réflexion philosophique sur la justice, après les grands auteurs classiques de Kant à Karl Marx, a connu un important renouvellement avec les travaux de John Rawls qui ont suscité des débats toujours ouverts.

John Rawls, Théorie de la justice. Paris, Seuil, 1987 (éd. or. américaine: 1971).
Amartya Sen, L'Idée de justice. Paris, Flammarion, 2012.

1. L'on ne détaillera pas ici les différentes initiatives qui ont vu récemment le jour en ce domaine, parfois de façon un peu contradictoire. On s'appuiera ici sur les recommandations de Michel Tozzi.

2. Les questions 4 et 5 sont relativement proches: la 4 porte plus spécifiquement sur la différence entre responsabilité individuelle et responsabilité sociale. La 5 interroge plus largement l'opposition philosophique entre déterminisme et liberté.

 

Affiche du film

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