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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Le Tout Nouveau Testament
de Jaco Van Dormael
Belgique/France/Luxembourg, 2015, 1h54

L'analyse proposée ici s'adresse notammment aux animateurs en éducation permanente qui verront le film Le Tout Nouveau Testament avec un large public. L'objectif de cette analyse est de mieux comprendre la dimension esthétique du film de Jaco Van Dormael ainsi que la nature de son travail cinématographique.

En quelques mots

L'idée de départ est loufoque : Dieu existe et vit à Bruxelles, c'est un type infâme qui vit reclus avec sa femme réduite à l'état de boniche et sa fille de dix ans contrainte de regarder la seule chaîne télé de sport (le fils aîné J-C s'est tiré depuis longtemps !). Alors, pour faire enrager son paternel, la gamine s'introduit dans son bureau et lui vole les données de son ordinateur, avertissant par SMS tous les humains de la date de leur mort prochaine…

Le résultat est drolatique et jubilatoire : Jaco Van Dormael revisite le Nouveau Testament en multipliant les clins d'œil et les détournements. Mais si le ton général est celui de la comédie et si le film aligne les gags, on retrouve aussi toute la poésie caractéristique du cinéaste belge. Cela grâce en particulier à cette gamine qui, avec l'innocence naïve de l'enfance, va se mettre en tête de réécrire l'histoire biblique et de trouver de nouveaux apôtres…

Sous les dehors d'une comédie fantastique, on retrouve ainsi les grands questionnements de Jaco Van Dormael sur le sens de la vie, sur les choix possibles ou non de notre existence, sur le monde où nous sommes plongés malgré nous… Le second degré constamment présent permet en outre de multiplier les allusions, bibliques bien sûr, mais aussi culturelles et cinématographiques.

Destination

Le Tout Nouveau Testament peut être vu par un large public de spectateurs, pour autant qu'ils soient ouverts à l'humour et à la parodie.

Une mise en scène spectaculaire?

Le film le Tout Nouveau Testament se présente clairement comme une fiction : tout le scénario avec son personnage de Dieu vivant à Bruxelles dans un appartement à partir duquel il fait subir les pires malheurs aux êtres humains est clairement le fruit de l'imagination de ses auteurs, Jaco Van Dormael et Thomas Gunzig, même si ces derniers s'appuient en partie et de façon parodique sur des éléments bibliques (ou autres). Mais l'on remarque aussi que la mise en scène cinématographique, loin de se vouloir «réaliste», assume largement sa dimension d'artifice : la fin du film en particulier, avec la transformation merveilleuse du monde sous l'influence de la déesse-mère, recourt évidemment à des trucages et des effets spéciaux.

L'on propose de revenir de façon plus détaillée sur cette part d'artifice, visiblement assumée par le cinéaste. L'analyse proposée portera donc plus précisément sur les effets spéciaux qui sont très visibles dans le film et qui participent aussi bien à sa dimension humoristique qu'à son aspect poétique.

Analyse

photo du filmOn trouvera dans les encadrés ci-dessous différents commentaires qui impliquent cependant une distinction simple entre trois niveaux d'analyse :

  • les faits observés sur lesquels tous les spectateurs s'accordent : par exemple, on remarque un rectangle noir devant le sexe d'Adam;
  • l'interprétation des faits qui est nécessairement hypothétique et peut donner lieu à des divergences (même si certaines interprétations seront sans doute jugées plus vraisemblables que d'autres) : le cri de Dieu s'exclamant dans le conduit de la machine à laver «Éa reviens! Papa n'est pas fâché» serait une référence parodique à une réplique culte du même acteur Benoît Poelvoorde dans C'est arrivé près de chez vous : « Reviens gamin, c'est pour rire ! »
  •  ;
  • les jugements de valeur que l'on peut porter sur l'élément observé mais qui sont pour une part irréductiblement subjectifs : par exemple, les choix esthétiques de la femme de Dieu seraient ridicules et de très mauvais goût[1].

Quelques commentaires sur Le Tout Nouveau Testament

La Genèse

Photo du filmOn relève beaucoup d'effets spéciaux visibles dans la «Genèse». On se souviendra par exemple des girafes dans les rues vides de Bruxelles, des tigres dans un appartement, des autruches dans un supermarché ou encore des poules spectatrices dans un cinéma. S'il est difficile de savoir quelles ont été les procédures techniques réellement employées[2], l'effet stylistique est en revanche assez évident : dans les récits de genèse (comme celui de la Bible), le monde, la nature et les animaux sont très généralement créés avant l'homme; ici en revanche, les animaux apparaissent dans un monde qui est fondamentalement humain, et qui a été conçu par les humains pour les humains… L'effet est donc clairement ironique, résultat du décalage entre animaux et décors.


Photo du filmL'apparition de l'homme est l'occasion d'un trucage très visible puisqu'un rectangle noir apparaît devant son sexe et se déplace avec lui : ici aussi, l'effet évoque différentes formes de censure destinées à masquer les parties génitales, qu'il s'agisse de feuilles de vigne dans la peinture classique, de «floutages» ou de carrés noirs sur des photos ou vidéos. Mais il s'y ajoute un effet humoristique puisqu'Adam (on peut supposer qu'il s'agit de lui) semble percevoir ce rectangle et essaie même de le faire bouger avec ses mains! L'artifice cinématographique de la censure est ici à la fois souligné et ridiculisé puisque le personnage ne devrait pas être conscient de sa présence.

D'autres trucages sont très visibles même s'ils sont sans doute moins spectaculaires, comme le frigo ou l'armoire que la femme de Dieu remplit magiquement : réduite à l'état de boniche, elle dispose cependant de moyens exceptionnels pour accomplir ses tâches de ménagère…

Le «bureau» de Dieu retiendra également l'attention. Il y a visiblement quelque chose de désuet dans ce vieil ordinateur aux touches bruyantes comme dans ces rangées de tiroirs en bois remplies de fiches en carton qui semblent appartenir à un monde d'archives anciennes. Mais la démesure de cette pièce et en particulier sa hauteur énorme — le sommet des étagères semble se perdre dans l'obscurité — ne peuvent que frapper l'imagination des spectateurs. Ce décor résulte vraisemblablement d'un mélange d'objets «réels» — les étagères du bas, filmées de près — et de trucages numériques – pour la multiplication des étagères en hauteur —.

L'Exode

photo du filmParmi les effets spéciaux les plus surprenants ou les plus réussis, il y a sans doute la statue de Jésus-Christ posée sur une étagère et qui soudain s'anime et commence à dialoguer avec Éa. Ce type de statue (dont le style peut être qualifié de sulpicien[3]) est sans doute familier à bien des spectateurs qui souriront facilement quand elle se mettra miraculeusement à bouger et à parler. La différence de taille — impliquant évidemment un trucage — entre Éa et Jésus-Christ accentue encore l'effet comique. (Beaucoup plus tard, lorsque Dieu, toujours provocateur, sera malmené par le curé incapable de contrôler sa colère, on verra un effet similaire avec le Christ en croix esquissant un sourire.)

L'intervention d'Éa qui envoie alors des milliards de sms pour donner à tous les humains la date de leur mort prochaine est plus classique puisque ces différents messages s'impriment en caractère blanc sur l'écran. L'effet le plus saisissant relève de l'humour noir puisqu'un personnage conduisant une voiture reçoit un message lui annonçant sa mort dans… zéro seconde, et il se fait effectivement immédiatement défoncer par un camion. Les spectateurs un peu avertis auront en outre reconnu que ce conducteur est interprété par Jaco Van Dormael lui-même qui met ainsi en scène sa propre mort![4]

L'autre personnage marquant dans cette série d'événements est Kevin à qui il reste 62 ans à vivre et qui se précipite à plusieurs reprises dans le vide, échappant chaque fois miraculeusement à la mort (en s'écrasant notamment sur un passant qui lui n'a pas sa chance…). Il s'agit là d'un running gag, d'un gag à répétition, puisque les scénaristes ont imaginé des situations aussi variées qu'improbables qui lui permettent de survivre à toutes ces chutes!

Même si cet épisode n'apparaît pas à proprement parler dans le chapitre du film intitulé l'Exode, on retiendra également la séquence où Éa accompagnée de Victor le clochard échappe à la colère de son père en marchant sur les eaux : le trucage est évident même s'il n'est pas très spectaculaire, et les spectateurs retiendront surtout la chute de Dieu dans le canal! C'est l'absence du trucage attendu qui provoque évidemment le rire.

L'Évangile selon Aurélie

photo du filmIl y a apparemment plusieurs effets spéciaux dans cette partie du film, certains très visibles d'autres moins. Ainsi, il faut un tout petit peu de perspicacité pour deviner que l'actrice qui interprète le rôle d'Aurélie n'est pas manchote! Une recherche d'images sur Internet montre facilement que Laura Verlinden a heureusement ses deux bras. Comme dans le film célèbre de Jacques Audiard, De rouille et d'os, où Marion Cotillard perd ses jambes suite à l'attaque d'une orque, l'actrice a vraisemblablement enfilé un long gant de teinte verte qui a ensuite été effacé à l'image de manière informatique. L'effet sera spectaculaire notamment lorsqu'elle se retrouvera assise au bord du lit avec l'assassin et qu'elle détachera son bras artificiel, laissant apparaître visiblement un moignon sans doute «peint» de manière informatique (après effacement du bras). On devine le trucage mais on n'en voit pas de trace perceptible.

Autour du même thème, l'on remarque cependant de manière beaucoup plus évidente le rêve d'Aurélie (que lui invente Éa) où sur la table de la cuisine une main magique se met à danser devant elle. Il s'agit de tout un numéro de danse avec les doigts sur la musique de Haendel (Lascia ch'io pianga). Ici, le trucage privilégie certainement la beauté — même si elle est un peu étrange —, celle de la danse classique, et l'émotion exprimée par le personnage d'Aurélie qui «retrouve» sa main disparue.

Autour du personnage d'Aurélie, on remarque également une mise en images spectaculaire de certaines de ses pensées (ou de celles d'Éa). Ainsi, évoquant son rire «qui tinte comme des petites perles», le cinéaste nous montre — et nous fait entendre — la chute de petites perles dans un escalier. L'effet est surtout poétique alors qu'il est avant tout comique lorsqu'il met en scène un chameau mort dans une distillerie de whisky lorsqu'il veut évoquer l'odeur du clochard rencontré par Aurélie dans le métro.

Jean-Claude, l'ami des oiseaux

photo du filmLes séquences consacrées à Jean-Claude débutent de manière très réaliste puisque sa vie est celle d'un employé sans histoire. On pourrait même croire que la première apparition de l'oiseau est «naturelle» avec peut-être l'utilisation d'un oiseau apprivoisé, mais l'on devine assez rapidement qu'il s'agit très certainement d'une incrustation numérique. Plus tard, la multiplication des oiseaux dont les figures dans le ciel deviendront de plus en plus merveilleuses confirmera cette interprétation, même si les vols d'étourneaux (réels) sont effectivement souvent spectaculaires : toute «l'orchestration» de ces vols qui semblent obéir, en liaison avec la musique de Rameau, aux indications de Jean-Claude devenu chef d'orchestre, résulte bien évidemment d'un très grand travail d'incrustation numérique.

Le voyage de Jean-Claude qui se poursuit dans les régions du pôle arctique paraît revenir à une prise de vues «réelle», mais un peu d'expérience suffit pour comprendre que l'équipe de tournage ne s'est pas déplacée dans le grand Nord et qu'ici aussi on a dû recourir à des trucages pour permettre au personnage de pagayer en sécurité sur les eaux glacées! L'esthétique de ces images laisse d'ailleurs transparaître leur caractère artificiel, assumé comme tel, comme en témoigne notamment le personnage de l'Esquimaude, aussi jolie que souriante, qui semble effectivement tiré d'une carte postale! Avec ces paysages, on est en face d'une nature intacte, immaculée, presque totalement préservée de toute présence humaine.

Si la mise en images de ces vols d'oiseaux est très visible et mémorable, on peut également remarquer au début de la séquence consacrée à Jean-Claude une manière de filmer le personnage très artificielle : alors qu'on le voit mener «une toute petite vie de merde» (comme le dit Éa), la caméra le saisit de face avec des mouvements accentués du décor tournoyant ou fuyant derrière lui comme si elle était collée à cinquante centimètres de son visage ou de ses épaules. Même s'il ne s'agit pas à proprement parler d'un trucage (même si un tel trucage est possible), ce cadrage et ces mouvements produisent un effet de vertige ou d'instabilité générale, comme si nous perdions pied, emportés par les déplacements du personnage. On remarque à d'autres endroits du film des effets similaires qui rendent particulièrement perceptibles la présence de la caméra et la manière inhabituelle de filmer personnages et décors.

Marc, l'obsédé

photo du filmLe personnage de Marc fait coexister deux univers très différents, celui de l'enfance dans un camping à la mer, et celui de ses obsessions d'adulte qui fréquente peep-shows[5] et prostituées. Autant l'un peut paraître naïf et charmant, autant l'autre semble sordide et médiocre (sinon répugnant pour certains).

Les obsessions de Marc, qui va dépenser 200€ par jour pour les satisfaire avant de manquer de fonds, vont pourtant donner lieu à quelques séquences oniriques teintées d'euphorie : on le voit se rendre en effet dans une grande surface commerciale où il se retrouve bientôt entouré de femmes nues (jeunes et jolies en outre) comme s'il les avait littéralement déshabillées du regard. Mais l'éclairage général de la scène change avec l'avancée du personnage qui pousse son chariot, passant à l'obscurité puis à une teinte rouge orangée, ce qui donne une dimension encore plus irréelle à la scène : ce jeu sur la lumière, très visible, souligne évidemment le caractère complètement imaginaire de la séquence.

On retrouve des effets similaires dans les séquences de l'enfance où les souvenirs de Marc au bord de la mer semblent baigner dans une lumière irréelle où apparaît la jeune Allemande au sommet de la dune. Quand il est assis à la table avec ses parents, un trucage très visible fait apparaître la scène de la plage en incrustation dans le mur du salon. Plus étrange et plus subtil est l'effet visuel qui semble éloigner à ce moment le jeune Marc de la table alors qu'il s'adresse à la caméra et au spectateur. Il y a dans le film beaucoup d'effets de ce type qui combinent des mouvements de caméra, des déplacements d'objets ou de personnages et des cadrages mouvants : même si ces procédés sont souvent difficiles à décrire précisément, l'effet est celui d'un monde mouvant, légèrement irréel.

Dans l'histoire de Marc, on remarque également le retour du même élément, ce trou creusé dans le sable de la plage qui est d'abord montré de façon «réaliste», puis qui se creusera comme un tunnel vers la mort (ou une métaphore du sexe féminin?) et qui enfin se remplira d'eau où baignera l'enfant de façon euphorique au moment même où Marc adulte retrouve la fille du camping. C'est le passage et l'alternance entre les deux époques — l'enfance au camping, la vie adulte — qui caractérise l'ensemble de cet évangile, favorisant la confusion entre le passé et le présent comme si Marc n'avait jamais grandi et n'était pas devenu adulte. Si l'on est attentif à la bande-son, on remarque d'ailleurs que la voix de l'enfant se mêle à celle de l'adulte pour raconter ce qui lui est arrivé.

François, l'assassin

photo du filmLe personnage de François est d'abord mis en scène de manière réaliste même si son obsession de tueur semble a priori bizarre. Mais ses premiers souvenirs — «Depuis toujours, il aimait la mort» — ont un caractère irréel : un accident de voiture nous est montré mais tous les personnages sont étrangement figés comme s'il s'agissait d'une photo alors que la caméra pourtant s'éloigne de la victime pour nous montrer l'ensemble de la scène. Le souvenir qui suit —«il aimait les enterrements» — recourt au même procédé avec une image immobile mais un mouvement de caméra qui crée une étrange dynamique.

Si cette évocation contient des pointes d'humour (les perruches et les souris assassinées de la cousine qui hurle d'une voix pointue), le personnage, enfant ou adulte, est montré de façon inquiétante comme si une lampe ou un projecteur flottait au-dessus de lui, faisant passer des zones de son visage de l'ombre à la lumière et inversement. En même temps, le procédé souligne sans doute le caractère artificiel du personnage : c'est un «type», un personnage d'une seule pièce[6], un assassin qui ne connaît aucune évolution depuis son enfance où il aimait déjà tuer de petits animaux.

Mais on sait que cet assassin va tomber amoureux d'Aurélie… Il le niera pourtant dans un premier moment («Je ne vous aime pas») mais des fleurs jaunes tournoyantes et disposées en carré ouvert autour de lui trahiront évidemment ses véritables sentiments. Ces fleurs l'accompagneront dans sa salle de bains où il cassera le miroir en refusant toujours d'admettre cet amour.

On le verra ensuite assis à la table familiale, seul alors que son entourage est plongé dans un véritable brouillard et que la voix de sa femme lui parvient complètement assourdie. Le trucage est bien visible et souligne la solitude mentale du personnage, tout en accentuant sa métamorphose complète. Il est amoureux et d'un amour complet, instantané et absolu, ce qui le conduira à la séquence suivante à une déclaration passionnée à Aurélie dans l'ascenseur (ce qui n'empêche pas une nouvelle touche d'humour puisqu'il précise au vieillard témoin de la scène qu'il a laissé son numéro sur le papier d'emballage des fleurs).

On le retrouve alors seul dans sa salle de bains, où il a cassé le miroir précédemment, sans les fleurs cette fois, et il se penche vers l'avant pour prendre son propre reflet dans ses bras. L'effet surprenant est aussi poétique qu'humoristique : l'assassin est un tendre…

Martine

photo du filmComme pour les autres apôtres, le récit d'Éa débute par l'enfance du personnage de Martine : c'est un univers de jouets de petite fille avec une poupée de type Barbie® avec cette «matière molle qui vous rend romantiquement amoureux». Ce monde se signale en particulier par sa couleur rose qui teinte notamment tout le ciel en arrière-plan et qui va brutalement contraster avec la chambre de Martine devenue adulte, d'un gris froid et terne. Dans tout son appartement, dans son auto, les couleurs sont visiblement désaturées, sans aucun éclat, pour donner l'impression d'une vie absente, éteinte, proche de la mort annoncée puisqu'il ne lui reste que quelques années à vivre contrairement à son mari. Même les tableaux accrochés au mur de sa chambre sont gris ou noirs, et seules les chaussures qu'elle s'achète en grandes quantités vraisemblablement pour se consoler conservent des couleurs vives.

L'on se souvient bien sûr qu'elle échappera à cet univers déprimant en trouvant l'amour dans les bras d'un gorille découvert dans un cirque! Là aussi, le trucage est manifeste, et l'animal est bien évidemment artificiel (robot articulé, ou déguisement porté par un manipulateur). L'on n'a pas cherché ici à créer un animal «réaliste» mais plutôt une créature aussi improbable que l'amour qui l'unira à Martine.

Willy

photo du filmL'histoire de Willy, le petit garçon qui va mourir empoisonné par sa propre mère, débute avec des effets visuels très marqués : Willy à l'avant-plan commente par exemple la scène où lui-même apparaît attablé avec sa mère dans le salon; au plan suivant, celle-ci est vue à travers le verre de lunette de Willy, seule zone nette dans une image dont la plus grande partie est floue. Le procédé est similaire lors de la visite chez le médecin, Willy commentant une nouvelle fois à l'avant-plan la scène qui se passe derrière lui. Et l'on reverra le même trucage du verre de lunette isolant une zone nette de l'image. Cette manière de faire permet sans doute pour le spectateur de mettre à distance une réalité terrifiante et insupportable — une mère empoisonnant son enfant — tout en soulignant le caractère déformé de ce monde où Willy est plongé depuis son plus jeune âge.

Mais le trucage le plus visible concerne bien évidemment le poisson qu'Éa va faire apparaître dans le rêve de Willy, poisson qu'on aura d'abord vu à moitié découpé dans son assiette et qui réapparaît ensuite sous forme de squelette fluorescent flottant dans le vide au rythme de la chanson de Charles Trenet, La Mer. Si l'on est attentif à la bande-son, on remarquera que le poisson continuera à la chanter (au bord de la piscine où se trouvent Éa et Willy) mais avec une sonorité «creuse» et affaiblie comme si elle avait été elle aussi réduite à l'état de squelette sonore! Et l'on verra finalement le poisson volant se jeter dans l'eau dans la dernière partie du film, une fois que tous les personnages seront arrivés au bord de la mer.

Le Cantique des cantiques

photo du filmLa dernière séquence comprend plusieurs éléments très spectaculaires comme cette foule immense qu'on aperçoit rassemblée au bord de la plage : si l'on peut supposer que le cinéaste a fait appel à de nombreux figurants, l'on sait aussi qu'aujourd'hui les outils informatiques permettent de multiplier presque à l'infini les personnages à l'écran avec des apparences suffisamment variées pour qu'on n'ait pas l'impression d'un «copier/coller» (ces procédés ont d'abord été utilisés à grande échelle dans la célèbre trilogie du Seigneur des anneaux de Peter Jackson où l'on a mêlé à grande échelle acteurs grimés et copies numériques pour obtenir des armées de dizaines de milliers de créatures fantastiques et ont fait l'objet de nombreux reportages et comptes rendus). Bien entendu, l'arrivée de l'avion transportant Dieu vers l'Ouzbékistan et son passage en rase-mottes résultent également d'une incrustation numérique.

Ensuite, l'intervention de la déesse-mère va complètement bouleverser l'apparence du monde, modifiant l'aspect du ciel, transformant les fonds marins en zone de promenade et la banquise en séjour de villégiature, abolissant les lois de la gravité, donnant vie à des cyclopes porteurs de lunettes et permettant aux hommes d'être enceints. Plus ou moins spectaculaires, plus ou moins complexes à réaliser, ces effets spéciaux sont bien sûr visibles et irréalistes. On bascule dans un monde de fantaisie et d'imaginaire où triomphent l'humour et la bonne humeur. On n'oubliera pas non plus le générique fait de broderies inspirées par les travaux (et l'habillement) de la déesse-mère.

Quel effet esthétique?

Il n'est pas difficile de repérer de nombreux trucages et effets spéciaux dans le Tout Nouveau Testament de Jaco Van Dormael. Si certains peuvent s'expliquer par les exigences du scénario — par exemple la transformation du monde sous l'influence de la déesse-mère à la fin du film —, d'autres résultent de choix stylistiques assumés comme tels par le cinéaste : ainsi, on remarque à plusieurs reprises des mouvements de caméra et des cadrages qui accentuent comme on l'a vu, le caractère irréel de la scène filmée, un autre cinéaste pouvant dès lors mettre en scène le même scénario de façon tout à fait différente. Comment dès lors comprendre et interpréter de façon plus générale l'esthétique cinématographique du Tout Nouveau Testament?

Photo du filmOn peut sans doute considérer que l'effet le plus général est celui d'une mise à distance des événements représentés : alors qu'au cinéma, nous sommes généralement plongés dans un univers esthétiquement cohérent — même s'il s'agit d'un dessin animé —, ici se produisent de nombreux décalages qui nous font prendre conscience à de multiples reprises du travail de mise en scène (avec souvent des trucages et effets spéciaux, mais pas toujours). L'oiseau qui apparaît auprès de Jean-Claude semble d'abord appartenir au monde «réel», mais nous prenons très vite conscience qu'un tel animal (qui se transforme bientôt en nuée d'étourneaux) a un comportement invraisemblable, même selon les normes de l'univers mis en scène[7] : nous prenons conscience à de nombreux moments du film de trucages ou d'effets spéciaux et donc indirectement de leur auteur, le cinéaste lui-même ou son équipe de techniciens.

Cette mise à distance peut prendre des valeurs différentes. Ainsi, l'effet est fréquemment comique comme lorsqu'on voit Marc l'obsédé entouré de femmes nues dans un super-marché aux lumières changeantes ou le gorille se précipiter de manière menaçante vers le mari de Martine, sans oublier bien sûr la scène où Dieu se retrouve coincé dans une machine à laver en train de tourner! Mais d'autres séquences comme la main dansant sur la table d'Aurélie ou la direction d'orchestre que Jean-Claude imprime au vol des oiseaux se signalent plutôt par leur beauté poétique. Même s'il est difficile de définir cette valeur, on peut dire qu'elle résulte de notre attention accordée aux qualités esthétiques de l'objet : le vol des oiseaux (bien entendu invraisemblable d'un point de vue réaliste) est à la fois suffisamment régulier et variable pour attirer notre regard et ne pas susciter notre ennui (un mouvement uniformément circulaire pourrait nous étonner un bref instant mais nous lasserait rapidement)[8]; en outre, le rythme du vol s'accorde avec celui de la musique d'accompagnement («Le rappel des oiseaux» de Jean-Philippe Rameau) dans une «harmonie magique», même si elle résulte d'un travail élaboré de mise en scène. Enfin, beaucoup de séquences, souvent très courtes, se caractérisent par leur caractère dramatique comme les relations maladives entre Willy et sa mère ou l'accident d'Aurélie et le traumatisme qu'elle en a conservé : dans ce cas, la distanciation imposée par les effets spéciaux (ou tout autre procédé cinématographique très apparent) permet certainement au spectateur de ressentir mais aussi de supporter ces émotions négatives sans qu'il soit obligé, pourrait-on dire, de détourner le regard comme quand le sang du bras arraché gicle sur le visage d'Aurélie enfant. La «réalité», aussi effroyable soit-elle, est frappée d'une part d'artifice qui nous rappelle qu'il s'agit ici encore de cinéma. Mélancolie dans l'histoire de Martine notamment, tristesse d'Aurélie, solitude de Marc, absurdité de la vie de Jean-Claude, fascination morbide chez François, sont donc des sentiments bien présents dans le film mais le plus souvent de façon fort brève en étant contrebalancés par des effets de distanciation souvent humoristiques.

L'ensemble du film oscille ainsi entre le rire suscité en particulier par le personnage de Dieu incarné par l'acteur intensément comique qu'est Benoît Poelvoorde[9] et une émotion esthétique attentive à la beauté des choses qui prend souvent une tonalité dramatique ou mélancolique. Et les effets de distanciation produits notamment par les effets spéciaux et autres procédés cinématographiques favorisent certainement ce passage d'une émotion à l'autre.


1. Les jugements de valeur sont subjectifs — j'aime ou je n'aime pas le chocolat — mais cela ne signifie pas qu'ils sont purement individuels — les goûts et les couleurs, ça ne se discuterait pas —. Au contraire, les jugements de valeur sont le plus souvent de nature sociale : le «mauvais goût» est très généralement associé aux classes populaires (à laquelle «appartient» manifestement la femme de Dieu dans le film) mais il s'agit là d'un jugement imposé par les classes dominantes (notamment en matière culturelle). Sur tout ceci, l'on peut se reporter à l'ouvrage classique de Pierre Bourdieu sur la Distinction (Paris, Minuit, 1979). Si le personnage de la femme de Dieu n'a évidemment pas conscience d'avoir «mauvais goût» (elle trouve que cela fait «joli»), le cinéaste et la plupart des spectateurs considèrent sans doute que c'est le cas. On devine cependant que Jaco Van Dormael pose un regard plus attendri que négatif (et encore moins méprisant) sur le personnage.

2. Une photo de tournage permet de voir comment les poules ont été filmées dans une salle de cinéma ou de spectacle.

3. L'encyclopédie en ligne Wikipedia parle par exemple de «statues conventionnelles de plâtre réalisées au moule, mièvres et d'un goût douteux, recouvertes souvent par des couleurs bleu de ciel, rose bonbon ou jaune d'or».

4. Ce type d'apparition, dont le cinéaste Alfred Hitchcock était coutumier, est appelé «caméo»(repris de l'anglais cameo appearance).

5. On remarquera le caractère un peu daté de ce genre d'endroits alors que la pornographie prospère à présent plutôt sur Internet. Comme pour l'ordinateur et le bureau de Dieu, on remarque une certaine prédilection du cinéaste pour des décors ou des objets légèrement désuets.

6. En cela, il est différent de Marc qui, devenu un adulte obsédé, garde néanmoins au fond de lui la nostalgie de son amour d'enfance.

7. On voit la différence avec un film fantastique ou un film de super-héros où la présence de créatures extraordinaires nous apparaît rapidement comme «normale» et crédible au moins pendant la durée de la projection. Aucun procédé artificiel ne vient nous rappeler ou souligner que tout cela a été créé par l'équipe de réalisation et d'effets spéciaux. Ceux-ci, peut-on dire, «se font oublier», ce qui n'est pas le cas dans le Tout Nouveau Testament.

8. On suit ici l'analyse de Jean-Marie Schaeffer sur L'Expérience esthétique (Paris, Gallimard, 2015) décrite comme «un processus attentionnel qui engage les ressources attentionnelles dans un investissement autotélique — l'attention y est exercée pour elle-même — et qui ne cherche pas à obtenir un résultat cognitif qui puisse être introjecté (directement) dans nos interactions avec le monde et les autres humains» (on retrouve ici une conception proche de la définition de la beauté comme finalité sans fin chez Kant, sauf que l'accent est mis par Schaeffer sur les processus subjectifs plus que sur l'objet lui-même). Pour dire les choses autrement, dans l'expérience esthétique nous portons attention (à travers un pur jeu d'exercice de nos facultés) à des caractéristiques de l'objet que, dans d'autres circonstances plus «fonctionnelles», nous négligerions : par exemple, les multiples nuances d'un paysage ou les variations du noir et de la texture dans un tableau de Soulages. Il ajoute que «le découragement naît d'une difficulté de traitement trop grande» [face par exemple à un texte poétique incompréhensible], et qu'à l'inverse, «l'ennui naît d'un manque de sollicitation des ressources attentionnelles» [comme devant un film sans rebondissements]. En mettant l'accent sur les processus attentionnels qui sont au cœur de l'expérience esthétique subjective individuelle, Schaeffer permet de comprendre pourquoi une musique lancinante ou la contemplation d'un simple feu de bois va fasciner les uns et ennuyer les autres. L'expérience esthétique (face à l'art ou à la nature) consiste donc à exercer nos capacités cognitives (au sens le plus large, incluant perception et conceptualisation) en prêtant une attention accrue aux différentes propriétés de l'objet envisagé (propriétés qui seraient négligées dans un contexte pragmatique), tout en suscitant un «fort engagement émotif».

9. Bien entendu, Benoît Poelvoorde a prouvé dans d'autres films qu'il était également capable d'incarner des personnages dramatiques, profondément humains et non-caricaturaux.

affiche du film

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