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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
La Fille inconnue
de Jean-Pierre et Luc Dardenne
Belgique, 2016, 1 h 46


Cette analyse consacrée à La Fille inconnue de Jean-Pierre et Luc Dardenne revient sur le sens général du film, tel qu'il se dégage notamment à travers les différentes lignes d'intrigue.

En quelques mots

Dans la région liégeoise, Jenny Davin, jeune médecin généraliste, n'ouvre pas, une heure après la fermeture de son cabinet, à un patient retardataire. Le lendemain, elle apprend qu'il s'agissait d'une jeune fille qui a été agressée et dont le corps a été retrouvé sans vie. Mais l'identité de la victime reste inconnue. Cette annonce perturbe manifestement Jenny qui commence à enquêter pour retrouver le nom de la jeune morte ainsi que sa famille éventuelle.

Commence pour elle un périple qui lui fera découvrir la face cachée d'une société en proie au malheur quotidien, mais également aux lâchetés sinon aux crapuleries ordinaires. Son parcours, qui prend des allures d'enquête policière, même s'il est mû par un profond sentiment de culpabilité, devient ainsi pour le spectateur un questionnement sur la banalité du mal, mais également sur notre capacité à y résister.

La grande force du cinéma des frères Dardenne est d'incarner ces interrogations existentielles dans des personnages ordinaires, particulièrement crédibles dans leurs gestes, leurs attitudes et leurs manières d'être. La figure du médecin qui soigne toutes les personnes quelle que soit leur origine ou leur condition (incarnée magnifiquement par Adèle Haenel) permet en particulier de mettre en scène avec une grande vérité différentes figures de l'humaine condition, confrontées à leur responsabilité éthique.

À quels spectateurs est destiné le film?

Le film pourra être vu par un large public adulte. La dimension réaliste du cinéma des Dardenne peut cependant déconcerter des spectateurs habitué à un cinéma spectaculaire au propos simple et directement accessible. La Fille inconnue demande sans doute un peu de réflexion pour en comprendre la portée.

La construction de l'intrigue

Si la Fille inconnue ne présente pas de difficulté particulière de compréhension, le film présente néanmoins plusieurs intrigues ou fragments d'intrigue qui s'entrecroisent et qui méritent une réflexion plus approfondie. L'on propose pour cela de distinguer les différentes lignes d'intrigue puis de les interpréter, d'abord de façon isolée, puis dans le contexte général du film.

Cette analyse peut débuter par une question simple : combien y a-t-il d'histoires plus ou moins liées entre elles dans la Fille inconnue ? Les personnages peuvent-ils notamment servir à distinguer ces différentes intrigues ? Peut-on reconstituer le fil de ces différentes histoires, leurs grandes étapes, par exemple sous forme graphique ?

Un peu de réflexion suffit effectivement pour repérer, au moins de façon grossière, quelques grandes lignes d'intrigue. Ainsi, on se souvient facilement  :

  • de la relation entre Jenny et son étudiant stagiaire qui renoncera à ses études avant de revenir sur cette décision ;
  • de la relation entre Jenny et le médecin dont elle va reprendre le cabinet : il s'agit d'abord d'un simple remplacement, et Jenny a pour ambition de travailler au centre médical Kennedy avant de se décider à reprendre le cabinet du docteur Habran ;
  • il y a bien sûr l'enquête que Jenny va mener pour découvrir l'identité de la fille inconnue : ici, on relève plusieurs étapes essentielles : l'annonce de la mort par les policiers, les rencontres avec Bryan, les discussions avec le fils de M. Lambert qui croit vendre sa caravane, la visite de Jenny au cybercafé rue Sainte-Marguerite ; l'agression et les menaces dont elle sera victime ; les rencontres avec Bryan et ses parents et finalement l'aveu du père ;
  • Jenny s'occupe également de l'enterrement de la fille inconnue : on pourrait croire que cette courte intrigue n'est constituée que d'un seul épisode, à savoir la visite de Jenny au cimetière, mais l'épilogue du film sera l'occasion pour la sœur de la victime de prendre en charge, comme elle le dira, l'enterrement.

Le sens de ces différentes intrigues est en revanche moins simple à interpréter. La réflexion proposée portera principalement sur les motivations des personnages, sur les intentions qui sont généralement peu explicitées et qui expliquent leur comportement ou leurs réactions.

Julien

L'histoire de Julien est apparemment indépendante de l'intrigue principale constituée par l'enquête de Jenny. Quelques grandes étapes sont repérables dans cette histoire : il est incapable d'intervenir quand un enfant est pris d'un malaise dans la salle d'attente ; il refuse de parler à Jenny de cet incident puis lui annonce qu'il renonce à la médecine ; Jenny lui rendra visite à la campagne et il lui dira un peu plus tard par téléphone qu'il reprend ses études. Le moment le plus significatif sera sans doute celui de sa confession où il explique avoir été battu enfant par son père et avoir voulu devenir médecin pour être meilleur que le médecin de famille qui alors n'avait rien vu.

Si l'on comprend bien ses explications, le renoncement à la poursuite de ses études a été provoqué non pas par les remontrances de Jenny (qui lui reprochait de se laisser dominer par ses émotions), mais par le rappel d'un traumatisme ancien. Mais les premières fois où Jenny l'interrogera, il refusera d'apporter la moindre réponse ; seule l'attitude obstinée de Jenny, qui se rendra à la campagne pour lui parler, l'amènera finalement à briser le silence et sans doute à la décision de reprendre ses études. D'autres facteurs ont peut-être joué (ne serait-ce que le temps passé), mais on peut dire que l'attitude de Jenny, qui refuse de laisser les choses en l'état, telles qu'elles sont, joue un rôle moteur dans son évolution. Elle ne renonce pas, elle ne se résigne pas au silence que Julien commence par lui opposer.

Changement de carrière

Alors qu'elle était prête à travailler dans un cabinet relativement prospère [1], Jenny décide, sur ce qui est à première vue un coup de tête, de reprendre le cabinet du docteur Habran dont les patients sont peu fortunés sinon pauvres ou très pauvres. On remarque d'ailleurs qu'après avoir annoncé cette décision, les premiers patients qu'elle reçoit sont violents et l'injurient parce qu'elle leur refuse un certificat médical de complaisance : immédiatement, l'accent est mis la difficulté et la dureté du métier.

On devine immédiatement que cette décision est motivée par les événements dramatiques qu'elle a vécus et la mort de cette jeune fille inconnue devant chez elle. On la verra d'ailleurs plus tard à la fenêtre de sa chambre, le regard songeur face au quai en bord de Meuse où le corps a été retrouvé. Néanmoins, le rapport entre les deux événements n'est pas explicité, et leur interprétation n'est pas aussi évidente qu'il n'y paraît.

On pourrait avancer par exemple qu'elle se sent coupable de la mort de la jeune fille et que de ce fait elle veut se punir ou se mortifier [2] en reprenant un cabinet « difficile ». Une interprétation moins psychologique mettrait en revanche l'accent sur la dimension éthique de ce choix : dans son esprit, la conception même du métier de médecin aurait changé, et il ne s'agirait plus de «faire carrière » (avec notamment les avantages financiers que cela suppose), mais d'abord de soigner les gens, notamment les plus pauvres qui ont le plus besoin d'elle. Sa conception ne serait plus « individualiste » [3] mais humaniste au sens le plus large et le plus fort du terme : elle se sent redevable vis-à-vis de ses patients, non pas parce qu'ils la paient, mais parce que c'est le rôle d'un médecin de soigner tous les êtres humains, quels qu'ils soient [4]. Dans cette perspective, la relation avec le décès tragique de la fille inconnue s'éclaire : la mort a sans doute retranché celle-ci de la communauté des vivants, mais l'on comprend aussi qu'aux yeux de Jenny, cette fille reste fondamentalement un être humain à qui il doit être donné en particulier une sépulture et rendu un nom (et il faut qu'elle soit également rendue à sa famille pour que celle-ci puisse précisément l'enterrer de façon convenable).

Or, si la plupart d'entre nous reconnaissons abstraitement aux êtres humains une égale valeur, il arrive très souvent que, dans la vie courante, nous traitions différemment les individus en fonction de considérations multiples comme la distance sociale ou géographique, la connaissance personnelle ou impersonnelle que nous en avons : nous oublions ainsi rapidement les faits divers même s'ils nous ont émus un instant. On voit bien dans la Fille inconnue que les policiers « font leur métier », mais qu'ils ne donnent qu'une faible importance à cette affaire, oubliant même d'avertir Jenny de l'enterrement de la jeune fille : pour eux, c'est un cas à résoudre, mais ils ne se préoccupent pas vraiment de qui est cette fille, de ce qu'elle a vécu, de sa famille ou de ses proches. Jenny en revanche prend d'abord en considération l'humanité de la victime, elle la considère même morte comme un être humain à l'égal notamment de ses patients.

Enquête

À chaque étape de son enquête, Jenny est confrontée au silence des personnes auxquelles elle s'adresse, qu'il s'agisse des policiers qui oublient de l'informer de l'enterrement de la fille inconnue, de Bryan qui se réfugie obstinément dans son jeu vidéo, du fils Lambert qui la renvoie brutalement, des parents de Bryan qui refusent qu'elle reste leur médecin de famille, des gens qu'elle rencontre au cybercafé rue Sainte-Marguerite, ou du père de Bryan qui, cloué au sol de son appartement, refuse néanmoins d'avouer quoi que ce soit. Ces différents silences sont motivés, comme on le comprend facilement, par le fait que ces personnes ne veulent pas « être mêlées à cette histoire », et qu'elles ont des préoccupations ou des activités plus ou moins secrètes qu'elles ne veulent pas voir étalées au grand jour (qu'il s'agisse du fils Lambert qui va chercher des prostituées pour son père ou des trafiquants de drogue dont l'activité est menacée par Jenny).

Mais on peut dire qu'il y a un malentendu, dans leur chef, sur les intentions de Jenny qui ne mène pas une véritable enquête policière : elle ne cherche pas à trouver un coupable, comme elles le croient, mais à découvrir l'identité de la fille inconnue, à lui donner un nom. Elle répète d'ailleurs à plusieurs reprises qu'elle est tenue au secret médical 5 et qu'elle ne fera donc pas usage de ce que ces personnes pourraient lui révéler.

Il est important de lever cette confusion, même si, pour les spectateurs, les motivations de Jenny sont sans doute claires : lors de la scène de l'aveu du père de Bryan, qui demande pourquoi il devrait « foutre sa vie en l'air », elle lui répond « parce qu'elle vous le demande », précisant que c'est elle, la fille, qui le demande. Pour Jenny, c'est la fille inconnue qui doit être « reconnue », c'est sa vérité à elle, ce qui lui est arrivé à elle, qui importe plus que la désignation d'un coupable.

La sœur

La séquence finale est évidemment très significative. La sœur de la fille inconnue, qu'on avait seulement entraperçue, révèle sa véritable identité et celle de la victime. Ses motivations sont sans doute claires aux yeux des spectateurs. Elle s'est tue jusque-là parce qu'elle était jalouse de sa sœur qui plaisait à son compagnon, mais l'action obstinée de Jenny l'amène à reconnaître l'égoïsme de sa réaction et à s'occuper des funérailles de l'adolescente. Son attitude antérieure contraste donc avec celle de Jenny qui s'était préoccupée en particulier de la sépulture (parmi les indigents) de cette fille inconnue.

C'est ce contraste qui bien sûr pose question : peut-on laisser enterrer un mort de façon anonyme ? La réponse, on s'en doute, est négative. Les individus, même morts, méritent d'être reconnus pour ce qu'ils sont, des êtres humains ayant au minimum un nom, une identité, une famille, une histoire personnelle. Nier cette identité, comme le fait la sœur de la fille inconnue avant son revirement, est une attitude évidemment condamnable qui ne peut qu'entraîner un fort sentiment de culpabilité.

L'architecture du film

Si l'on considère de façon globale les différentes intrigues qui constituent la Fille inconnue, on voit facilement que Jenny a un rôle moteur vis-à-vis des différents protagonistes qu'elle pousse, si l'on peut dire, dans leurs retranchements. Mais, face à chacun d'eux, elle se retrouve confrontée à un silence plus ou moins obstiné, plus ou moins explicite (ce n'est qu'à la fin du film qu'on comprend que la sœur de la fille inconnue, rencontrée au cybercafé, s'est évidemment tue à la première rencontre). Les motifs de ce silence sont divers, mais relèvent essentiellement de l'intérêt personnel (si l'on excepte Julien) : parler exposerait les protagonistes à des conséquences plus ou moins négatives pour eux. Ce que leur oppose Jenny, même si ce n'est pas affirmé de façon explicite, c'est un motif éthique de valeur universelle : la reconnaissance due à chaque être humain même après sa mort.

Le choix de Jenny de reprendre le cabinet du docteur Habran peut également s'interpréter dans la même perspective, le sentiment de culpabilité provoqué par son refus d'ouvrir à la fille inconnue la poussant à renouer avec une vocation médicale entendue au sens universel et fondamental de la profession : soigner tous les patients, quels qu'ils soient.

La relation avec Julien ne s'inscrit cependant pas clairement dans cette perspective éthique : c'est un choix personnel de Julien de renoncer ou pas à la médecine, qui en définitive lui appartient. Mais son attitude interpelle Jenny qui a affirmé d'abord au jeune stagiaire qu'il devait apprendre à être plus fort que ses émotions. Plus tard, elle avouera qu'elle a surtout voulu avoir raison contre Julien en refusant d'ouvrir après les heures de consultation : autrement dit, le respect apparemment rigoureux des règles masquait chez elle une volonté de domination. En outre, on verra Jenny pleurer quand les policiers lui montreront les images de la caméra de surveillance. Autrement dit, la culpabilité qu'elle ressent est une émotion forte qui la domine comme Julien avait été dominé par la peur ou l'angoisse. Mais cette émotion la poussera à agir positivement.

Autrement dit, le portrait de Jenny devient plus sensible, le film n'opposant pas un devoir abstrait, formel, universel, à des émotions ou des passions qui sont souvent présentées comme égoïstes ou personnelles. La fin du film est de ce point de vue très éclairante : Jenny demande à la sœur de la fille inconnue si elle peut l'embrasser, et elle la prend dans ses bras. La reconnaissance de la culpabilité permet une réconciliation entre les humains qui a évidemment une forte dimension affective. Et toute la profession de Jenny, qui accompagne ensuite une vieille dame dans l'escalier, suppose une très forte empathie, même si elle ne se manifeste pas par des gestes ou des mots spectaculaires. Et c'est cette capacité d'empathie que le film sollicite sans aucun doute chez les spectateurs avant même toute référence à un devoir abstrait.


1. Ce n'est pas dit explicitement dans le film. Tout ce que l'on comprend de manière indirecte, c'est que la patientèle du docteur Habran est au « tarif mutuelle », donc qu'il s'agit de personnes pauvres sinon très pauvres. Ceux qui connaissent Liège savent que le pont Kennedy (près duquel doit se trouver le centre médical Kennedy) est au centre de la ville alors que le cabinet du docteur Habran se trouve dans la banlieue de Seraing qui a grandement souffert de la désindustrialisation de la région (et notamment de la fermeture de plusieurs hauts-fourneaux et aciéries).

2. Rappelons qu'au sens original, se mortifier signifie s'infliger des privations ou des souffrances par esprit de pénitence.

3. Le choix d'un métier se fait généralement sur des considérations individuelles : je fais un métier qui me plaît ou pour lequel je me sens compétent. Il est plus rare qu'on prenne en compte l'utilité sociale et plus largement humaine du métier (par exemple rendre service au public dans les services publics…).

4. Le serment d'Hippocrate tel qu'il est adapté en Belgique précise notamment : « j'œuvrerai pour des soins de santé accessibles à tous ».

5. Un médecin est effectivement tenu au secret médical et ne peut révéler à des tiers, même à la Justice, ce que ses patients lui ont révélé dans la consultation. Cela vaut même pour des faits graves comme des délits ou des meurtres. Un médecin peut (mais n'y est pas obligé) déroger au secret pour prévenir un acte de violence.

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