Medias
Journal & grilles Appli mobile Newsletters Galeries photos
Medias
Journal des Grignoux en PDF + archives Chargez notre appli mobile S’inscrire à nos newsletters Nos galeries photos
Fermer la page

Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Cold Case Hammarskjöld
de Mads Brügger
Danemark, Norvège, Suède, Belgique, 2019, 2h06

Analyse Cold Case Hammarskjöld au format pdfLes réflexions proposées ci-dessous s'adressent notamment aux animateurs en éducation permanente qui souhaitent aborder l'analyse du film Cold Case Hammarskjöld avec un large public.

Cette analyse est également disponible gratuitement au format pdf.

Le film en quelques mots

Cold Case Hammarskjöld revient sur la mort inexpliquée de Dag Hammarskjöld, Secrétaire général de l'Onu, le 18 septembre 1961. Son avion s'est en effet écrasé dans des circonstances nébuleuses, alors qu'il s'apprêtait à rencontrer Moise Tshombe, le leader du Katanga qui venait de faire sécession avec le Congo. Lors de cette rencontre, le secrétaire général de l'Onu avait l'intention de résoudre un conflit aux enjeux énormes : convaincre le Katanga, alors soutenu par la puissante Union Minière, une entreprise belge dont les intérêt économiques en Afrique étaient considérables, de réintégrer le Congo indépendant.

Plus d'un demi siècle plus tard, le journaliste et réalisateur danois Mads Brügger décide de mener l'enquête en collaboration avec l'enquêteur privé suédois Göran Björkdahl. Identification des acteurs de l'époque, recherche et interview de témoins, exploration du site pour retrouver des traces de l'appareil enfoui dans le sol, analyse et recoupement d'informations issues de documents trouvés fortuitement ou en consultant des archives, le film de Mads Brügger fait état de toutes ces opérations d'investigation, qui mèneront finalement les deux hommes sur la piste d'une organisation suprémaciste paramilitaire clandestine basée en Afrique du Sud et susceptible d'être impliquée dans l'assassinat du secrétaire de l'ONU ainsi que, découvrons-nous à la suite des deux enquêteurs, d'autres crimes à peine imaginables.

Mise en perspective

Au-delà de l'intérêt en soi de mettre au jour les circonstances qui entourent la mort suspecte de Dag Hammarskjöld, le film de Mads Brügger révèle de manière beaucoup plus large les dessous d'une décolonisation nuisible aux intérêts occidentaux déployés sur l'ensemble du continent africain et plus particulièrement, ici, sur le territoire de l'ex-Congo belge. Il faudra trois ans pour que la riche province du Katanga réintègre finalement le pays nouvellement indépendant, sous la pression de l'ONU et avec sa participation militaire.

Une telle situation renvoie immanquablement aux pratiques actuelles de nombre de multinationales occidentales (ou autres) implantées en Afrique qui, de la même façon, exploitent massivement à la fois ses ressources naturelles mais aussi une main-d'œuvre mal rémunérée et qui n'a pas d'autre choix pour survivre. Profitant de la complaisance des régimes autoritaires et/ou corrompus largement soutenus par les pays occidentaux, ces multinationales privilégient sans vergogne leurs intérêts privés au détriment de l'intérêt collectif des populations locales et de l'environnement dans lequel elles vivent tout en faisant fi, par ailleurs, de l'état souvent désastreux des finances publiques des États concernés.

En cela, le film de Mads Brügger permet d'ouvrir une réflexion de première importance sur une nécessaire réaffirmation du pouvoir politique face à la puissance croissante des intérêts privés, la colonisation économique et financière prenant aujourd'hui la forme de la mondialisation, avec un écart de richesses qui ne cesse de se creuser entre le Nord et le Sud.

La démarche de Mads Brügger

Le documentaire de Mads Brügger présente une forme tout à fait originale. Pour faire état des résultats de son enquête, le réalisateur danois se met en scène dans différentes situations, un peu comme si un tel procédé l'aidait à mettre en place une manière de structurer la masse d'informations récoltées ainsi que les différentes étapes de son parcours d'investigation. En tant que spectateurs, nous avons l'impression d'assister en direct à la construction du film alors que, bien entendu, les images que nous avons sous les yeux sont elles aussi le fruit d'une mise en scène postérieure, et plus particulièrement d'un travail de montage. L'impression créée d'un film en train de se faire implique en quelque sorte le spectateur dans le processus narratif en lui donnant une place privilégiée tantôt de témoin, tantôt de confident avec qui Mads Brügger peut partager ses doutes, ses difficultés, ses réflexions, ses questionnements, ses traits d'humour ou encore son point de vue sur les choses.

Mads Brügger devient donc une figure centrale autour de laquelle il articule l'exposé de son travail, avec la mise au jour de réalités incontestables mais aussi avec ses mystères, quelques fois ses lacunes ou son manque de maîtrise. Mais au-delà de la confusion que peut induire cette manière d'assembler les différentes phases de l'enquête, c'est bien cette dimension profondément humaine, faillible - et d'ailleurs souvent auto-dérisoire - qui donne à Cold Case Hammarskjöld toute sa force, la démarche du réalisateur n'en paraissant que plus authentique. Et quand il annonce dès l'ouverture du film « la plus grande histoire de meurtre au monde ou la plus idiote des théories conspirationnistes du monde », il exprime la pleine conscience qu'il a des limites de son travail d'investigation.

Postures et mise en scène de soi

Après un générique en forme de séquence animée en noir et blanc évoquant le crash de l'avion qui transportait Dag Hammarskjöld, le film débute par deux courtes scènes qui expliquent le dispositif fondateur de la narration. D'emblée, nous savons ainsi que le scénario du documentaire va s'élaborer en 2018 d'une part au Cap, en Afrique du Sud, et d'autre part à Kinshasa, en République Démocratique du Congo, avec l'aide de deux secrétaires différentes selon les lieux : Clarinah et Saphir. Ce qui frappe d'abord dans ces scènes, c'est la manière dont Mads Brügger se présente à ces deux femmes d'origine congolaise : avec leur collaboration, il va raconter une histoire dont le méchant était tout de blanc vêtu, exactement comme lui, et à Kinshasa, il a décidé de travailler à la rédaction de son scénario à l'hôtel Memling, où ce même méchant aurait lui-même séjourné en 1965. Il se met donc clairement dans la peau d'un homme qu'il va largement mettre en cause dans l'assassinat du Secrétaire de l'ONU et dont on apprendra par la suite qu'il aurait aussi joué un rôle dans un vaste projet d'éradication de la population noire. Cette attitude provocatrice se répète encore lorsqu'il se rend avec Göran Björkdahl sur le site du crash, tous deux portant sur la tête un casque colonial. Un peu de la même façon, nous le voyons encore dans la peau d'un autre « méchant » lorsqu'à plusieurs reprises, il joue au solitaire (dans sa chambre d'hôtel, au bar…) avec un jeu de cartes qui représentent chacune la figure de l'as de pique , comme celle qui aurait été retrouvée sur le cadavre de Dag Hammarskjöld et qui correspondrait à une carte de visite laissée par la CIA.

Costume et accessoires participent donc à créer un personnage à part entière qui place inévitablement de cette manière une distance humoristique entre la personne même du réalisateur et son public direct (ses collaborateurs et les témoins sur place) et indirect (les spectateurs amenés à voir son film), inscrivant d'emblée Cold Case Hammarskjöld dans un registre tout personnel, percutant et sans prétention scientifique.

Un fil narratif balisé par des post-it®

La structure du film en chapitres, annoncés par des post-it® dactylographiés au fur et à mesure par Clarinah ou Saphir puis affichés au mur du local où ils travaillent ensemble, donne par ailleurs l'impression d'un film peu mûri, un peu comme s'il avait été réalisé dans l'urgence ou avec légèreté. L'emploi-même du post-it® induit en effet l'idée d'un message anecdotique et éphémère, rédigé pour soi ou à transmettre à un proche. L'écart est donc grand entre la gravité du sujet et la manière en apparence légère, parfois décousue si l'on songe aux va-et-vient incessants dans le temps et l'espace, dont il est traité. Le dispositif mis en place et annoncé dès le début, qui implique un dialogue permanent entre le réalisateur et ses secrétaires, vient alors combler le déficit de cohérence narrative en nous permettant de faire un point régulier sur les avancées de l'enquête. Par leurs questions naïves, leurs réflexions de bon sens ou leurs réactions d'étonnement voire d'incrédulité, Clarinah et Saphir relayent en quelque sorte nos propres émotions et questionnements de novices, contraignant Mads Brügger à un travail constant d'éclaircissement, de précision, d'explication ou de récapitulation. Une telle démarche permet donc d'assurer d'une manière différente, vivante, spontanée et sans doute aussi moins « sérieuse », la logique et la structure du récit qui se met en place.

Dans cette instantanéité apparente utilisée comme processus narratif, l'arrêt des fouilles menées sur le site du crash de l'avion à Ndola, brutalement interrompues par les autorités, représente un tournant important dans le film de Mads Brügger, qui se confesse en voix off alors que nous le voyons seul dans sa chambre ou au bar en train de s'alcooliser en jouant au solitaire. Découragé par l'échec de six années de travail, il nous confie en aparté sa déception ainsi que les astuces qu'il a alors imaginées pour sauver son film du « naufrage ». Ce moment de découragement apparaît a posteriori comme une sorte charnière entre deux temps forts puisqu'il décide ensuite de retourner en Afrique du Sud avec Göran pour approfondir son enquête à propos du SAIMR. Le film prend alors une tout autre direction, ce qu'ils découvrent dépassant largement le cadre du sujet d'enquête initial. Les pratiques de l'organisation clandestine suprémaciste sud-africaine, attestées et décrites en détails par plusieurs témoins mais à ce jour non prouvées ni confirmées officiellement, s'articulent pour prendre une place à part entière dans le documentaire, bien que celles-ci soient sans lien direct avec le sujet initial.

Images et niveaux de vérité

Une autre caractéristique du documentaire tient au choix des images sélectionnées pour illustrer les différentes séquences. Si la plupart montrent Mads Brügger tantôt en train d'élaborer son scénario avec ses deux secrétaires, tantôt lorsqu'il se rend sur le site du crash ou en Afrique du Sud avec Göran Björkdahl, lorsqu'ensemble, ils rencontrent des témoins dans le cadre du meurtre présumé du Secrétaire général de l'ONU ou des activités du SAIMR, d'autres sont des images issues d'archives ou d'anciennes séquences d'actualité télévisées qui viennent ancrer le film dans un contexte bien réel avec, parmi bien d'autres, des extraits de discours du Secrétaire de l'ONU défendant l'indépendance économique des pays africains ; des images de combats entre les mercenaires de Moïse Tshombe et les Casques bleus ; des images de la commission d'experts réunis aux Pays-Bas en 2013 pour rendre ses conclusions sur la mort de Hammarskjöld ; des images de l'archevêque sud-africain Desmond Tutu, président de la Commission Vérité et Réconciliation, mentionnant dans une conférence de presse organisée en 1998 les activités criminelles du SAIMR et en particulier son implication directe dans le sabotage de l'avion transportant Hammarskjöld… Autant de documents auxquels s'ajoutent encore d'anciennes photographies ou anciens enregistrements données comme traces de certains personnages ou événements dont l'existence ne serait pas avérée et qui viennent contredire la thèse officielle de l'accident.

Enfin, des séquences animées en noir et blanc permettent encore de distinguer les événements à caractère hypothétique, avec un doute portant tantôt sur leur existence même, tantôt sur la manière dont ils se seraient déroulés ou l'identité des protagonistes impliqués. C'est d'ailleurs sur de telles images que s'ouvre le générique du film, avec une représentation imaginaire de l'appareil explosant en plein vol au-dessus de la campagne. Plus tard, la réunion qui se serait tenue dans un hôtel de Monaco en 1967 est elle aussi évoquée dans une séquence animée. Ce procédé d'animation est encore utilisé pour illustrer les endroits qu'évoque Keith Maxwell dans ses mémoires fictionnelles, comme le camp d'entraînement du SAIMR, à Johannesburg, le laboratoire secret installé dans la jungle congolaise par l'Armée américaine, le QG du SAIMR où se seraient tenues des réunions secrètes au moment de la mort de Dag Hammarskjöld… Toutes les précautions d'usage qu'exige pareil recours à des sources fragiles se traduisent ici par l'emploi d'une représentation délibérément non réaliste.

En guise de conclusion

Les choix assumés de mise en scène posés par Mads Brügger tels que nous avons tenté de les analyser prennent donc en quelque sorte le pas sur la démarche rigoureuse attendue d'un journaliste. Mais ils permettent par ailleurs d'inscrire des faits objectifs et avérés dans un contexte beaucoup moins transparent, fait de constructions intellectuelles hypothétiques ou encore de témoignages qui, même s'ils se recoupent très souvent, ne sont pas étayés par l'une ou l'autre trace historique. La question qui se pose est alors de savoir quel crédit nous pouvons accorder à ce tout qui est montré dans le film. Ainsi par exemple, comment Mads Brügger et Göran Björkdahl ont-ils obtenu la liste des personnes qui ont répondu à l'appel de Keith Maxwell lancé dans la presse en 1989 et qui proposait une formation de six mois en vue d'une opération militaire en Afrique ? Quel est ce local où sont entreposés les effets personnels de la mère de Dagmar, auxquels personne ne semble s'être intéressé jusqu'à l'arrivée des deux enquêteurs et qui recèlent des documents de première importance, comme une partie des mémoires de Maxwell ou encore un précieux carnet rempli de noms et d'annotations faisant état de ses propres recherches suite à l'assassinat de sa fille ?…

Tous ces questionnements légitimes ne doivent cependant pas masquer l'essentiel de ce que l'enquête a permis de mettre au jour : d'une part, la très forte probabilité de l'assassinat de Dag Hammarskjöld et de l'implication directe du SAIMR dans cet assassinat, et d'autre part la nécessité d'enquêter de manière approfondie sur l'éventualité que le virus HIV soit le résultat de recherches secrètes menées par cette organisation clandestine en collaboration avec la CIA et les services secrets britanniques, et qu'il ait été utilisé comme arme biologique en Afrique afin d'éliminer la population noire et préserver les intérêts occidentaux sur l'ensemble du continent. Car c'est bien là que résident tout l'intérêt et la valeur du film, dans cette révélation énorme, inattendue, choquante qui nous sidère et que le réalisateur danois a l'intelligence de présenter non pas comme un fait mais comme une nouvelle hypothèse à investiguer.

Quelques pistes de réflexion

  • À plusieurs reprises dans Cold Case Hammarskjöld, nous voyons Mads Brügger jouer des parties de solitaire. Or toutes les cartes de son jeu représentent l'as de pique, une référence évidente à la « carte de visite » de la CIA qui aurait été laissée sur le cadavre du Secrétaire de l'ONU après le crash de son avion. Comment interprétez-vous cette attitude, absurde, dans le contexte du film ?
  • Après l'arrêt forcé des fouilles sur le site du crash à Ndola, le réalisateur se confie à nous, expliquant en quelques mots la mise en scène qu'il a imaginée pour masquer l'échec de ses investigations journalistiques. Il dit, entre autres, qu'en s'accompagnant de deux secrétaires d'origine africaine, il espérait sauver son film du naufrage. À votre avis, que veut-il dire par là ? En quoi leur présence peut-elle bien l'aider ?
  • À la fin de son interview, qui coïncide significativement avec la fin du film, Alexander Jones dit que l'Afrique aurait été un continent totalement différent si Hammarskjöld avait été autorisé à vivre et à poursuivre son mandat. À votre avis, qu'entend-il par là ?

Cette analyse est également disponible gratuitement au format pdflogo pdf en français, ainsi que dans les différentes langues européennes. On trouvera ici les versions :
allemande, anglaise, bulgare, croate, danoise, espagnole, estonienne, finnoise, grecque, hongroise, irlandaise, italienne, lettonne, lituanienne, maltaise, néerlandaise, polonaise, portugaise, roumaine, slovaque, slovène, suédoise, tchèque.

Cliquez ici pour retourner à l'index des analyses.


Tous les dossiers - Choisir un autre dossier