Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Fatima
de Philippe Faucon
France, 2015, 1 h 19
Ces réflexions s'adressent notamment aux animateurs en éducation permanente qui souhaitent aborder le film de Philippe Faucon avec un public d'adultes. L'ensemble de ce texte est également disponible au format PDF facilement imprimable.
Fatima, la quarantaine, vit seule avec ses deux filles, Nesrine et Souad. Fatima parle peu le français et gagne sa vie comme femme d'ouvrage. Sa fille aînée est en première année de médecine. Parfait exemple de la « bonne élève », elle travaille dur et est reconnaissante vis-à-vis de sa mère qui la soutient du mieux qu'elle peut. Souad, elle, encore au collège, ne travaille guère à l'école et est en révolte.
Ce film admirable met en scène une « invisible » : Fatima, maghrébine, qui ne se sent pas intégrée dans la société française et qui fait tout pour que ses filles réussissent. Cette femme effacée, qui entretient peu de relations sociales en dehors des collègues de travail, écrit dans un cahier ce qu'elle ressent, ce qu'elle vit et ce qu'elle pense.
Inspiré des écrits de Fatima Elayoubi (Prière à la lune et Enfin je peux marcher seule, Editions Bachari, 2006), le film raconte une année dans la vie de Fatima et donne accès à l'intimité et au vécu d'une personne comme il en existe des millions qui pourtant restent largement méconnues du reste de la société.
Dans le cadre de l'éducation permanente, il est intéressant de montrer ce film pour ouvrir le regard sur des existences rarement voire jamais mises en scène et sur des réalités largement ignorées par les médias, qui privilégient, pour des raisons évidentes d'audience, les événements, les faits divers, les questions clivantes. Cette analyse consacrée à Fatima suggère de partir des réactions des spectateurs et spectatrices pour revenir ensuite sur certaines scènes du film, les interpréter et finalement identifier les intentions de son auteur.
Voici pour commencer quelques questions qui serviront à alimenter la réflexion proposée ici. Ces questions devraient permettre de dégager le propos du film, de prendre un peu de distance par rapport aux premières réactions que le film peut susciter et de porter un jugement nuancé et réfléchi sur les situations mises en scène.
Il s'agira de :
On trouvera ici pour commencer quelques observations qui pourront être faites en réponse à ces questions. Cette liste n'est pas exhaustive.
On poursuivra ensuite par une analyse plus approfondie de ces différents points : cette manière de procéder vise à souligner la différence entre l'observation des éléments filmiques (personnages, situations, propos) sur lesquels un accord entre les différents spectateurs est possible, et l'interprétation de ces mêmes éléments qui est nécessairement plus hypothétique et peut donner lieu à des divergences d'opinion.
Entre les trois personnages principaux, Fatima, Nesrine et Souad, l'on voit immédiatement que les deux premières partagent un bon nombre de choses. Entre elles, ce sont « les vases communicants », comme dit le médecin qui les examine, alors qu'elles sont toutes les deux fatiguées. Qu'il s'agisse de leur rapport à l'argent, au travail, à la pression qu'elles s'imposent elles-mêmes, tout traduit qu'elles partagent un même objectif : la réussite de Nesrine.
« Si j'avais continué l'école, je serais devenue ministre » dit Fatima à sa fille aînée sur le ton de la plaisanterie. On peut sans doute y lire le regret qu'a Fatima de se sentir « capable » et de ne pas avoir pu se réaliser à la hauteur de ses capacités. Aussi, la réussite de Nesrine semble constituer une sorte de revanche.
Souad, elle, ne partage pas le même objectif. Même si elle est sincèrement heureuse de la réussite de sa sœur à la fin du film, elle est évidemment à la recherche d'un avenir pour elle-même. Mais elle est surtout consciente des obstacles qui se dressent devant elle et elle est en révolte.
Ici, on peut imaginer que la différence d'attitude entre Nesrine et Souad provient, au moins en partie, du fait que Nesrine a profité plus longtemps de l'« époque heureuse » où ses parents étaient en couple. Elle a sans doute vécu son adolescence dans un cadre plus favorable: les parents ensemble gagnaient plus d'argent pour le ménage et étaient plus disponibles. La séparation a certainement été un moment difficile dont Souad a souffert davantage. La voici, adolescente, à un moment charnière de son existence, qui ne bénéficie pas du relatif confort d'avant: j'en ai marre de cette vie de rien, dit-elle, évoquant « la cage » qu'elle habite et reprochant à sa maman de ne pas parler le français.
Revenons plus précisément sur les observations autour des quelques thèmes suggérés.
L'observation des scènes où il est question d'argent indique combien Fatima et ses filles vivent dans une certaine pauvreté: il faut faire attention, évaluer chaque dépense. Le contraste est très grand avec l'employeuse bourgeoise, visiblement riche. Son fils « oublie » un billet de 10¤ dans une poche, cela ne risque pas d'arriver à Nesrine ou à Souad, pour qui cette somme est bien plus précieuse.
Le travail, pour Fatima et Nesrine, représente une valeur, un moyen de gagner sa vie et de s'élever socialement. Pour Souad, le travail scolaire n'a pas de sens, et le travail salarié, quand c'est celui de Fatima, est même vu comme quelque chose de dégradant. Elle préférerait voler que « nettoyer la merde des autres ». Leurs visions du travail sont largement opposées, Souad ne voyant que l'effort que cela coûte: « sa mère se crève » dit-elle à son père. Pourtant, celui-ci pourrait fournir à Souad une image positive du travail puisqu'il lui montre avec fierté un chantier sur lequel il a travaillé et qu'il lui offre ensuite une paire de baskets de marque, donc assez chères, un signe que son travail lui pemet de vivre « bien ».
La langue induit un contraste, ici, entre la mère et les filles. Elle matérialise en quelque sorte la distance entre le bled et la France, entre deux modes de vie différents, entre le désir d'intégration et la réalité difficile. Par la langue, Fatima est du côté du bled, des voisines qui médisent, de la tradition, alors que ses filles sont du côté de la France, de la République avec toutes les valeurs qui lui sont attachées, de l'intégration. Mais si le déchirement est plus fort pour Fatima dont la méconnaissance du français la maintient en marge de la société française, il n'épargne pas les filles qui ressentent une distance (comme quand Nesrine refuse d'accompagner Leila à une soirée) ou perçoivent les discriminations et les préjugés (comme quand Souad explique à sa mère que la photo sur la lettre de candidature à la mairie permet de l'identifier comme musulmane).
Fatima et Nesrine « se mettent » elles-mêmes la pression, toutes concentrées qu'elles sont sur leur objectif. Toutes deux vont d'ailleurs au-delà de leurs limites: Nesrine est près de craquer à l'approche de l'examen, elle pique une crise quand elle apprend que les voisines se sont plaintes d'elle; quant à Fatima, elle fait une chute et se blesse à l'épaule et la douleur va persister au-delà de la guérison « physiologique ». Souad, elle, refuse la pression et se rebelle aussi bien à l'école qu'à la maison.
Le contexte général produit beaucoup de pression. Comme le dit le jeune homme du train, « il faut que je travaille, il faut que j'aie des gosses avant 30 ans ». Cette pression s'exerce surtout sur ceux qui cherchent à s'élever socialement, comme Nesrine ou même comme Aurélie Leblanc qui voudrait intégrer un lycée prestigieux. Tous les personnages ne réagissent pas de la même manière à cette pression selon qu'ils souscrivent ou non au modèle dominant. Ainsi, Nesrine se consacre totalement à ses études, mais elle accorde aussi de l'importance (trop?) aux paroles désobligeantes des voisines parce qu'elles représentent un autre modèle, celui du bled, auquel Nesrine veut toujours être loyale, par respect pour sa mère certainement.
Souad semble se moquer de tout, Leila mène sa vie comme elle l'entend, tout comme le jeune homme du train, dans un apparent équilibre.
À l'égard des préjugés, le personnage de Fatima est intéressant puisqu'à la fois il en est victime et en véhicule lui-même. Fatima est victime de préjugés quand la propriétaire refuse de faire visiter l'appartement, quand on insiste pour vérifier qu'elle a bien compris ce qu'on attendait d'elle, quand Madame Leblanc coupe court à la conversation. Et elle-même porte des jugements « à l'emporte-pièce » sur Sélim ou sur le bar au rez-de-chaussée de l'immeuble où Nesrine voudrait emménager.
Mais ce que montre aussi le film, c'est que, à force d'être victime de préjugés, l'on peut s'en sentir victime à tort.
Ainsi, il est bien plus probable que le fils de l'employeuse « bourgeoise » ait réellement oublié un billet dans la poche d'un pantalon que sa mère l'ait délibérément placé là pour tester Fatima. Cette même employeuse est peut-être surprise d'apprendre que la fille de Fatima fait des études de médecine mais elle n'est sans doute pas jalouse. Fatima voit peut-être le parcours de Nesrine comme une course où sa fille est sur le point de rattraper, voire de dépasser, un garçon, français et riche, mais l'employeuse n'a sans doute pas la même représentation. Quand cette dame explique à Fatima combien elle a aidé son fils, Fatima répond sur un ton assez vindicatif qu'elle aussi aide sa fille en préparant ses repas et en faisant la lessive, comme si elle se sentait en compétition face à cette autre mère.
Fatima et Nesrine semblent avoir peu de relations avec les autres. La première parce qu'elle est limitée par sa méconnaissance du français et son apparence qui la désigne comme étrangère (ainsi, quand elle entre en contact avec Madame Leblanc, celle-ci s'éloigne très rapidement) et Nesrine, elle, pourrait facilement nouer des relations mais s'y refuse pour se concentrer sur ses études. Là encore, la mère et la fille aînée se comportent semblablement, alors que Souad drague et se laisse draguer, tout comme Leila, et même le père, pourrait-on dire, qui a une nouvelle femme.
Ce thème des relations avec les autres illustre comment les différents personnages envisagent leur vie mais réagissent aussi aux contraintes auxquelles ils sont soumis, notamment la pression sociale. Il y a des injonctions plus ou moins implicites qui désignent les relations convenables ou non. Sélim n'est pas un garçon pour Souad, le père veut garder un œil sur les relations de Nesrine avec les garçons, Fatima n'est pas une relation possible pour Mme Leblanc.
En conclusion de ces observations, l'on pourrait dire qu'elles illustrent la difficulté de l'intégration des personnes d'origine étrangère. Si chacun dans sa vie doit concilier ses désirs, ses projets, ses envies, avec les contraintes sociales qui pèsent sur lui, ces contraintes sont multipliées pour les personnes d'origine étrangère. Aux contraintes, pressions, difficultés liées à la société dans laquelle elles vivent, s'ajoutent celles, héritées, assimilées, perpétuées par les pairs, de la société qu'elles ont quittée. L'on voit bien comment à la pauvreté, aux discriminations, aux difficultés de communication s'ajoutent ici les préjugés, le tiraillement entre deux modèles.
Souad semble se moquer de tout, refusant les habitudes du bled (se couvrir pour sortir, ne pas fréquenter Sélim) mais ne voyant pas encore d'avenir pour elle dans le modèle français où tout semble lui coûter (l'école, le travail) et où la pauvreté l'empêche de profiter des plaisirs possibles. « J'en ai marre de cette vie de rien » est très révélateur de ce mal-être.
Nesrine peut acquérir une position valorisée dans la société française en devenant médecin mais cela lui coûte énormément. Par ailleurs, elle ressent clairement le tiraillement entre sa culture, son milieu d'origine et la France.
Quant à Fatima, sa situation est sans doute la plus douloureuse dans la mesure où elle n'a aucune reconnaissance dans la société française.
Peut-on deviner l'intention du réalisateur, Philippe Faucon, quand il choisit de raconter cette histoire, de cette manière?
À première vue, le fil du récit est lié au défi de Nesrine: réussir sa première année de médecine. En effet, le film commence avec la visite (avortée) d'un appartement où elle voudrait emménager pour étudier et il se termine par l'annonce des résultats des examens, plus précisément par la scène où Fatima, seule, va chercher le nom de sa fille dans les listes affichées. Ainsi, le film s'achève sur cette image, bouleversante, du profil souriant de Fatima, heureuse que sa fille ait réussi. Mais le titre du film est « Fatima » et non pas « Nesrine ». Il y a en effet un autre enjeu dans le film. L'année d'études de Nesrine correspond pour Fatima a une année d'efforts consentis pour soutenir sa fille, une année marquée par sa chute dans les escaliers, qui va la tenir éloignée du travail pendant plusieurs mois. Mais quand la fracture est réduite et qu'il n'y a plus de raisons médicales à prolonger son congé, la douleur, elle, est toujours là.
Fatima va alors devoir se faire entendre, et faire reconnaître sa souffrance. Voilà l'enjeu. Fatima déclare ne pas avoir écouté son cœur: elle s'est « oubliée » pour soutenir Nesrine et est allée au bout de ses forces. Elle doit d'abord reconnaître elle-même qu'elle est allée trop loin, dire enfin ce qu'elle a sur le cœur (notamment faire reconnaître le rôle de toutes les femmes comme elle, toutes les Fatima, qui permettent à d'autres de travailler et de vivre bien). Le docteur Merbaki aura pour elle une écoute attentive et bienveillante et sera la première à reconnaître la souffrance: le bras est certes guéri, mais il reste d'autres blessures. Le docteur peut aussi entendre la blessure psychologique de ne pas être reconnue à sa juste valeur. (Fatima évoque notamment la réflexion de Souad « maman, tu n'es pas capable » comme un souvenir douloureux.)
Fatima fera alors entendre au docteur Merbaki quelques-uns des textes qu'elle a écrits; son écoute, son respect, son jugement seront un réconfort et un encouragement pour Fatima. Ce médecin qui la comprend et reconnaît sa valeur, c'est un peu l'image de Nesrine dans le futur, qui deviendra, on l'espère, médecin, à son tour. Finalement, Fatima lira aussi à sa fille aînée les textes qu'elle a écrits où elle dit ses pensées, son vécu, son ressenti.
Ainsi, c'est la reconnaissance de Fatima, de son existence, de ses qualités, de son rôle dans la société, qui est sans doute l'enjeu principal du film, un film qui nous invite à considérer à notre tour d'un œil différent tous les « invisibles ».
1. L'on pense aux personnages principaux du film: Fatima, Nesrine et Souad. Mais il est parfois intéressant de prendre en compte aussi d'autres personnages du film (le père, Leila, l'employeuse « bourgeoise » de Fatima, ) pour dégager des différences, voire des contrastes.
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