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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Nuestras Madres
de César Díaz
Belgique/France/Guatemala, 2019, 1h17

Analyse Nuestras Madres au format pdfLes réflexions proposées ci-dessous s'adressent en particulier aux animateurs en éducation permanente qui souhaitent aborder l'analyse du film Nuestras Madres avec un large public. Cette analyse rappelle brièvement le contexte historique où s'inscrivent les événements mis en scène dans Nuestras Madres. Elle propose ensuite une réflexion sur l'histoire de cette période sanglante — celle de la guerre civile de 1960 à 1996 avec un pic de violence meurtrière pendant les années 1982 et 1983 — ainsi que sur les difficiles processus de deuil que ces événements nécessitent chez les différentes populations victimes de ces exactions.

Cette analyse est également disponible gratuitement au format pdf.

Présentation

Dans le cadre de l’éducation permanente, cette analyse s’adresse notamment aux animateurs et aux éducateurs qui souhaitent aborder avec un groupe la question des droits de l’homme. En effet, si le film évoque une page historique particulière — la guerre civile et les massacres de populations qui ont marqué le Guatemala pendant plusieurs décennies avec un pic d’intensité dans les années 80 —, son propos dépasse largement ce contexte pour poser la question universelle du respect des droits humains partout dans le monde. Il représente par conséquent un excellent outil pour ouvrir un débat sur cette thématique.

Un film comme Nuestras Madres permet de comprendre de façon concrète, sensible mais également réfléchie comment des individus ont été confrontés à une dictature brutale, puis ont dû faire un long chemin pour retourner à la vie ordinaire. La question de la justice non rendue et à rendre est également au cœur du film.

Le film en quelques mots

Ernesto, la petite quarantaine, vit avec sa mère Cristina dans un quartier urbain marqué par la pauvreté. Alors que Cristina enchaîne les gardes à l’hôpital, Ernesto, lui, travaille comme anthropologue judiciaire. Sa mission consiste à identifier les victimes des massacres à caractère génocidaire perpétrés par le régime militaire guatémaltèque durant la guerre civile, ceci dans le but d’indemniser les familles et surtout leur permettre d’enterrer dignement leurs membres disparus. Des milliers de squelettes sont ainsi exhumés de fosses communes puis reconstitués minutieusement par le jeune homme (et par d’autres). Son rôle est de procéder ensuite à un certain nombre de mesures ostéométriques avant de les confier pour analyses génétiques et enfin les restituer aux proches survivants des massacres.

Un jour Nicolasa, une paysanne âgée quitte son village et sa modeste ferme pour se rendre à l’Institut médico-légal où elle souhaite être entendue. Plus précisément, elle voudrait que le personnel s’occupe de déterrer et d’identifier les ossements de son mari, exécuté sommairement quelque trente ans plus tôt avec d’autres habitants de son village. Ernesto enregistre son témoignage et reconnaît sur la photo qu’elle lui montre un guérillero qui pourrait bien être son propre père, lui aussi disparu au cours de cette période noire. Contre l’avis de sa mère, qui lui cache des événements dont elle refuse de parler, et de ses supérieurs, dont la priorité est de se concentrer sur l’exhumation des cadavres anonymes amassées dans le cimetière municipal, Ernesto décide de se lancer dans cette quête d’un père idéalisé en héros de la résistance armée.

Mise en perspective

photo du filmLe 6 janvier 2016, dix-huit militaires haut gradés accusés de disparitions forcées et de crimes contre l’humanité sont arrêtés au Guatemala. Quatorze d’entre eux sont accusés de crimes commis entre 1978 et 1986 dans la Zone militaire 21 de Cobán, connue aujourd’hui sous le nom de Creompaz, une zone actuellement utilisée pour former les forces de maintien de la paix de l’ONU. Selon le Ministère Public, cette base aurait été durant la guerre civile un centre clandestin de détention et d’exécution. Suite aux témoignages collectés dans le cadre du procès Plan de Sanchez (voir l'encadré ci-dessous), une enquête a été ouverte en 2012, permettant de mettre au jour dans la Zone militaire 85 cimetières et les ossements de 565 victimes mayas originaires de la région de Verapaz. 15% des ossements exhumés sont ceux d’enfants et d’adolescents, certaines fosses contenant par ailleurs majoritairement les restes de femmes et de vieillards, une réalité qui atteste de manière évidente que les crimes commis l’étaient non seulement à l’encontre des guérilleros présumés mais visaient beaucoup plus largement l’ensemble de la population civile d’origine amérindienne (voir également l'encadré ci-dessous). Les audiences liées à ce procès se sont déroulées — et se déroulent aujourd’hui encore — dans un climat de grande tension et ont donné lieu jusqu’à présent à un certain nombre de condamnations exemplaires, allant jusqu’à plusieurs milliers d’années de prison pour chaque responsable.

C’est dans ce contexte authentique que se déroule l’action du film de César Díaz, Nuestras Madres. Porteur d’une dimension documentaire certaine par la fidélité de sa reconstitution historique, le film n’en reste pas moins une fiction structurée autour du personnage d’Ernesto, le jeune anthropologue judiciaire en quête d’un père disparu au moment le plus violent de la guerre civile. Fictif mais néanmoins vraisemblable, son parcours permet d’évoquer indirectement de multiples aspects bien réels d’une guerre civile largement méconnue, dont les difficultés pour les survivants de vivre avec de profondes blessures psychiques mais aussi les traces bien concrètes de ce passé traumatique: cadavres de victimes déterrés, enfantsnés de viols… À travers la quête de son personnage principal, c’est donc l’histoire et le deuil de toute une population que César Díaz met en scène. C’est cette double dimension que nous proposons d’envisager dans l’analyse qui suit.

Le Guatemala

Le Guatemala est un pays d’Amérique centrale au sud du Mexique de 17 millions d’habitants et de 108.889 km (France: 643.801 km; Belgique: 30.688 km).

La colonisation espagnole à partir du 16e siècle a entraîné un mélange des populations amérindiennes et d’origine européenne, mais également une hiérarchisation entre ces groupes. Aujourd’hui les Améridiniens, essentiellement de langue et de culture Mayas (mais également Xincas) représentent environ 42% de la population; environ 40% sont des métis parlant très généralement l’espagnol, et 18% peuvent être considérés comme Blancs d’origine européenne. Comme on le voit dans le film, les Amérindiens vivent en majorité dans les campagnes pauvres, souvent reculées, alors que les populations blanches et métisses sont majoritairement citadines.

carte géographique

On signalera que, si la langue officielle est l’espagnol, il existe une vingtaine de langues mayas (dont trois principales parlées chacune par plus de 400.000 personnes) et une langue Xinca. Ce sont ces populations mayas qui seront les principales victimes de la dictature militaire de 1960 à 1996, en particulier pendant les années sanglantes 1982 et 1983 sous la présidence du général Efrain Rios Montt.

Crimes, massacres et génocide

En juillet 1982, le hameau de Plan de Sánchez, situé au nord de la capitale, est envahi par une soixantaine de soldats et paramilitaires. La plupart des 300 habitants mayas sont victimes d’actes de barbarie avant d’être sauvagement massacrés. Après l’incendie du village, les militaires ont contraint les rares survivants à creuser des fosses pour enfouir eux-mêmes les restes calcinés de leurs proches. Cette opération se déroule sous le régime du général Efrain Rios Montt, au pouvoir entre mars 1982 et août 1983 et à l’origine de la période la plus sanglante de cette longue guerre civile et même de l’histoire du pays tout entière, marquée par des milliers de morts civiles, des violences sexuelles généralisées, des exactions de toute sorte et quantité de disparitions forcées.

En mai 2013, Rios Montt sera condamné à 80 années de prison ferme: 50 ans pour génocide et 30 ans pour crimes contre l’humanité. La Cour constitutionnelle ordonnera cependant la suspension du jugement pour vice de procédure et le général décédera avant que la reprise du procès n’ait abouti à une nouvelle condamnation.

Bilans et jugements

Selon la Commission pour la vérité historique créée sous l’égide des Nations-Unies après les accords de paix de 1996, plus de 600 villages mayas ont ainsi été victimes de massacres et détruits pendant la guerre civile. Environ 1,5 million de personnes, pour la plupart amérindiennes, ont été déplacées et 150 000 ont dû se réfugier au Mexique voisin. Enfin, plus de 83% des 200000 personnes assassinées et disparues appartenaient aux différentes ethnies mayas. Pendant plus de vingt ans, les responsables et auteurs de ces massacres ont bénéficié de l’impunité et il faut attendre 2004 pour les autorités guatémaltèques ouvrent une enquête relative au massacre de Plan de Sanchez, qui conduira quelques années plus tard au jugement des responsables du massacre et à l’indemnisation des proches des victimes.

Références :

Le Monde, notamment sur la qualification de génocide en ce qui concerne les crimes commis à l'encontre des populations amérindiennes
Rapport (en anglais) Guatemala, mémoire du silence
Daniel Hickey, « Les Mayas, victimes de l’histoire dans la guerre civile du Guatemala, 1954-1996 », Amerika, 8 | 2013, mis en ligne le 21 juin 2013, consulté le 10 novembre 2019.

À propos du Guatemala, il faut sans doute rappeler les grands romans de Miguel Ángel Asturias (1899-1974), prix Nobel de littérature, auteur entre autres de Hommes de maïs (1949) et du Pape vert (1954), qui sont des dénonciations de la politique colonialiste en Amérique centrale même si ces œuvres sont antérieures aux événements évoqués dans Nuestras Madres. Il faut également évoquer le témoignage de Rigoberta Menchú, une Amérindienne guatémaltèque née en 1959, militante des Droits humains et prix Nobel de la paix en 1992 : Élisabeth Burgos, Moi, Rigoberta Menchu, Paris, Gallimard (Folio), 1999.

La fiction au service d’une page historique méconnue

En mettant le film de César Díaz en relation avec diverses sources (documents historiques, témoignages, résultats d’enquêtes menées a posteriori, comptes rendus des procès tenus pour génocides et crimes contre l’humanité…), force est de constater que Nuestras Madres donne une idée très juste de ce qu’a dû être la guerre civile guatémaltèque mais aussi de la manière à la fois douloureuse et résiliente dont la population vit aujourd’hui avec ce passé.

photo du filmLa fiction, incarnée par le personnage d’Ernesto et les relations qu’il entretient avec son entourage, loin d’éloigner le film de son propos documentaire, permet au contraire d’en éclairer certains aspects moins visibles tout en lui rendant une dimension humaine difficile à restituer dans ce genre de film sans enfreindre l’intimité de témoins directs. Évitant ainsi l’impudeur et le pathos, César Díaz parvient à susciter l’empathie du spectateur, aussi importante qu’une reconstitution historique des événements pour une prise de conscience politique. Que ce soit à travers les échanges avec d’autres personnages fictifs comme Cristina, sa mère, ou Nicolasa, la vieille paysanne qui vient à sa rencontre à l’Institut médico-légal, il ressort de ces scènes une profonde vérité qui dépasse le cadre strictement documentaire pour atteindre une sorte d’universalité dans le vécu des traumatismes subis. Et c’est essentiellement via ces deux fils émotionnels que nous prenons la mesure de la souffrance de tout un peuple.

Le viol

L’utilisation du viol comme arme pendant la guerre civile guatémaltèque est rapportée dans de nombreux rapports. Il s’agit donc d’un fait avéré mais relativement abstrait, qui prend dans le film toute sa dimension tragique grâce à la fiction, plus particulièrement à une relation mère/fils pleine de tension et de non-dit: alors que Cristina cache à son fils des choses qu’elle «ne raconterait même pas sous la torture», Ernesto, lui, poursuit tout au long du film une quête qui doit le mener sur les traces de son père disparu en héros de lutte armée. Tout au long de leur parcours, le poids du secret douloureux que porte Cristina contraste donc avec l’espoir immense qui anime Ernesto. Et c’est seulement à la fin du film qu’éclate la vérité: le cadavre déterré dans le petit village de San Cristobal est bien celui de l’époux de Cristina mais il ne s’agit pas des restes de son père…

photo du filmLe moment où le jeune homme apprend la nouvelle est montré à distance, une distance telle que nous ne pouvons alors en imaginer la teneur: en attente des résultats des tests ADN au fond d’un couloir, il s’effondre dans les bras de la personne qui vient lui annoncer ces résultats. Il nous est difficile d’interpréter une telle réaction émotionnelle, qui peut se révéler aussi bien le signe d’une bonne nouvelle que d’une mauvaise mais qui, en aucun cas, ne laisse présager la terrible réalité qu’il découvre brutalement à ce moment-là. Il nous faut attendre la très touchante scène de la plage où il se rend avec sa mère pour apprendre qu’il est en réalité le fruit d’un viol et donc le fils d’un criminel. Difficile pour nous d’oublier l’échange émouvant qui précède cette prise de conscience, lorsqu’Ernesto demande à Cristina s’il a les yeux, la bouche et le corps de son père: tu as son regard, tu as ses paroles, tu as sa force… répond sa mère qui, en refusant de mentir tout en préservant son fils de la vérité, exprime à la fois toute son honnêteté et tout l’amour qu’elle porte à un fils qui lui rappelle pourtant à chaque instant un passé profondément douloureux.

Sachant désormais ce qu’il en est de ses origines, Ernesto va pouvoir avancer dans la vie, offrant une sépulture décente à celui qu’il a toujours considéré come un père, et ensuite en respectant sa promesse d’exhumer les cadavres des victimes de San Cristobal, offrant à la vieille paysanne l’occasion d’en faire de même pour son mari assassiné, tandis que Cristina, libérée de son secret, va trouver l’incroyable force de témoigner dignement au procès des criminels. Ainsi incarnée par deux personnages fictifs dont la terrible histoire nous échappe jusqu’à la fin, la réalité des viols commis pendant la guerre civile ainsi que les répercussions que ces actes ont encore aujourd’hui sur la vie des individus et des familles retrouvent l’ampleur de la véritable tragédie humaine qu’ils représentent pour la population guatémaltèque, en particulier pour le peuple maya.

Le deuil

La relation qui s’établit entre Ernesto et Nicolasa tisse un second fil émotionnel qui va quant à lui permettre de prendre la mesure du deuil difficile voire impossible à faire pour les survivants des massacres. Si la réalité des fosses communes où ont été entassés les cadavres est indéniable et reconnue, c’est une nouvelle fois la part fictionnelle du film qui nous permet d’en mesurer la dimension humaine.

photo du filmTout d’abord, il n’est évidemment pas innocent qu’Ernesto exerce dans Nuestras Madres la profession d’anthropologue judiciaire. Avec lui, nous entrons en contact avec les squelettes des victimes, reconstitués méticuleusement jusqu’au placement final du crâne, déposé sur un petit anneau de velours avec beaucoup de respect et de délicatesse. Les masses informes d’ossements collectés dans le cimetière municipal retrouvent ainsi sous nos yeux la forme des corps humains qu’ils ont autrefois été, et c’est finalement un peu comme si ces personnes décédées et enfouies anonymement récupéraient une part de leur identité. Filmée en plongée, la première scène du film, qui en sera d’ailleurs également la dernière, concourt à renforcer l’impression touchante de gravité qui entoure cette sorte de retour inespéré des disparus dans le présent en même temps qu’elle devient le symbole de la reconstitution de l’Histoire d’un pays.

Lorsqu’Ernesto prend connaissance du témoignage de la vieille paysanne, qui souhaite déterrer le cadavre de son époux abattu par les militaires pour pouvoir faire enfin son deuil, nous saisissons toute l’importance humaine du travail du jeune homme, qui va bien au-delà de son métier d’anthropologue judiciaire. Cette requête nous conduit alors dans un hameau décimé quelque trente ans plus tôt mais la fosse où ont été jetés les cadavres est inaccessible, située sur un terrain privé surveillé par deux gardiens inflexibles. Pour y accéder, Ernesto et son collègue vont donc devoir obtenir un mandat et ils ont besoin pour cela de témoignages. C’est alors toutes les femmes rescapées des massacres qui, dans le silence et avec beaucoup de dignité, viennent se manifester auprès de lui pour être entendues.

Contrairement aux protagonistes de l’histoire, qui sont acteurs de profession, ces femmes ont réellement vécu cet épisode tragique au cours duquel elles ont perdu leurs fils, époux, frères, pères… Elles se trouvent donc dans la vie dans la même situation que les personnages qu’elles incarnent dans le film. Afin de préserver ce vécu authentique, le réalisateur a choisi d’évoquer leurs témoignages en faisant se succéder à l’écran des gros plans muets de leurs visages, marqués de gravité et d’une douleur que l’on sent profonde et toujours bien présente. En renforçant le bienfondé d’une requête individuelle — celle de la vieille paysanne venue demander de l’aide à l’Institut médico-légal —, cette séquence, rendue très forte par une mise en scène volontairement éloignée d’une représentation réaliste qui serait centrée sur des témoignages livrés «en mode confession», rend aux faits leur caractère indicible tout en accréditant la thèse de blessures restées ouvertes et d’un deuil impossible à faire pour ces survivantes.

Le titre du film, qui centre d’emblée son propos sur «nuestras madres», «nos mères», est bien sûr une allusion à la force de ces femmes au passé tragique, celle de Cristina, bien sûr, mais aussi de toutes les autres victimes bien réelles vers qui la vieille paysanne entraîne Ernesto, et nous-mêmes à sa suite. Par le biais de la fiction, le destin individuel d’une femme cristallise ainsi le destin commun de tout un peuple.


photo du film

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