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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Bons Baisers de Bruges (In Bruges)
de Martin McDonagh
Grande-Bretagne, 2008, 1h41
avec Colin Farrell, Brendan Gleeson


L'analyse proposée ici s'adresse notamment aux animateurs en éducation permanente qui verront Bons Baisers de Bruges avec un large public et qui souhaiteront approfondir avec les spectateurs la manière dont ce film sollicite laparticipation émotionnelle des spectateurs.

Le film

Après l'échec de leur mission, deux tueurs à gages se retrouvent à Bruges où ils attendent les ordres de leur chef : si Ken le plus âgé est prêt à faire du tourisme et à admirer les monuments de la célèbre cité flamande, son jeune compagnon Ray se sent prisonnier de cette ville musée et semble rongé par des démons intérieurs... Et l'on découvre bientôt les remords qui le rongent.

Ce film se présente comme un « polar » relativement décalé par son décor inédit, par sa thématique originale - les remords d'un tueur - et par l'humour dont il est saupoudré. Il semble ainsi avoir une visée essentiellement distrayante, ce qui peut ainsi être l'occasion d'une réflexion avec les spectateurs sur la dimension de loisir du cinéma : quelle sorte de plaisir trouvons-nous donc à la vision d'un film « noir » comme Bons Baisers de Bruges ?

Intention

L'analyse du cinéma se centre traditionnellement soit sur le contenu ou le propos du film envisagé, soit sur sa forme artistique ou sa mise en scène. Et lorsqu'elle considère dans une telle perspective le rôle du spectateur, celui-ci est censé être principalement concerné par le message qui lui est ainsi adressé (que ce soit de façon implicite ou explicite), ou bien par l'aspect esthétique de cette réalisation cinématographique (que cette dimension soit appréciée en tant que telle ou qu'elle soit seulement perçue confusément). Plus récemment cependant, on a souligné que le rôle du spectateur ne se limitait pas à « décoder » la signification du film ni à repérer ses caractéristiques esthétiques ou formelles, et que l'intérêt que nous trouvons au spectacle cinématographique est étroitement lié aux émotions que l'on peut y ressentir [1].

Une telle perspective n'est évidemment pas totalement neuve, et il y a longtemps que l'on étudie les effets notamment émotifs que le cinéma est censé produire sur son public, mais un accent nouveau est mis sur l'importance des émotions pour comprendre l'implication du spectateur dans le processus de réception filmique. Cela s'explique notamment par le renouvellement des études sur les émotions dans le champ de la psychologie dominée jusqu'à récemment par des approches plutôt centrées sur l'apprentissage et la cognition.

Cet intérêt pour la question des émotions ne suffit cependant pas à définir une approche générale, scientifiquement fondée ou pratiquement applicable à l'étude des films, la définition même des émotions restant notamment assez problématique [2]. L'analyse proposée ici a donc une ambition limitée et un objectif empirique : comment amener les spectateurs d'un film comme Bons Baisers de Bruges à prendre en compte les émotions éventuellement ressenties, à les expliciter et à confronter leurs impressions à celles d'autres personnes ? Dans le cadre de l'éducation permanente, il s'agira notamment de révéler des différences de « sensibilité » entre spectateurs, qui passent facilement inaperçues, et à prendre une certaine distance réflexive par rapport aux émotions éventuellement ressenties.

Émotions et cinéma

De manière générale, on peut affirmer que les émotions ressenties au cinéma résultent de la rencontre entre un « dispositif » - le film projeté identiquement à chaque séance - et les « dispositions » des différents spectateurs. Ces dispositions - le plus souvent installées avant même l'entrée dans la salle - expliquent que les spectateurs puissent réagir de façon différente au même film, dont certains apprécieront par exemple l'humour et d'autres pas. À l'inverse, le film étant une construction élaborée, reposant sur des systèmes de signes relativement codifiés, d'une durée importante (généralement 1 h 30 ou plus), ce dispositif « agit » très certainement sur les spectateurs, sollicite leur participation, vise à susciter leurs réactions, cherche à orienter leur réception : même si ces processus n'ont rien de « mécanique », il serait certainement abusif de considérer un film comme une pure « surface » de projection comme le sont les planches dans le test de Rorschach [3]. Malgré les avis divergents et l'absence d'unanimité en matière d'appréciation cinématographique, on peut aussi constater empiriquement que des groupes de spectateurs, plus ou moins importants, réagissent de la même manière, s'accordent sur les impressions ressenties, partagent des émotions similaires, se souviennent des mêmes scènes marquantes, évoquent les mêmes moments « forts » ou intenses.

Une analyse approfondie d'un film (comme « dispositif ») pourrait-elle dès lors déterminer a priori un éventail de réactions possibles ? Cela semble peu probable, tant les réactions peuvent être, semble-t-il, diverses : si, par exemple, un film semble solliciter (comme c'est souvent le cas) de la part des spectateurs une sympathie pour le personnage principal, on constate facilement que cette émotion peut être absente (et laisser la place à de l'indifférence), ou inversée (le personnage suscite l'antipathie) ou même remplacée par une autre (comme le rire suscité par un personnage perçu involontairement - c'est-à-dire d'un autre point de vue que celui de l'auteur du film - comme ridicule). L'analyse purement « interne » d'un film ne peut donc pas se passer, semble-t-il, d'une confrontation avec l'expérience concrète des spectateurs.

À l'inverse, l'étude des « dispositions » des spectateurs ne permet pas de prévoir quelles seront leurs réactions effectives à la vision d'un film précis, même si certaines tendances générales sont observables : un sociologue comme Pierre Bourdieu a ainsi montré que les choix culturels sont largement déterminés par l'habitus culturel (c'est-à-dire l'intériorisation progressive des normes sociales du groupe d'appartenance) et que certains films dès lors plairont plus particulièrement aux couches populaires, tandis que d'autres s'adresseront plutôt à un public cultivé doté d'un capital scolaire élevé, et que d'autres encore viseront des sous-groupes plus restreints comme les jeunes. Néanmoins ces correspondances entre groupes sociaux et productions culturelles n'ont rien de mécanique (elles n'apparaissent qu'au niveau statistique) et laissent également la place à une grande variation individuelle [4]. Et, en ce qui concerne plus précisément les émotions éventuellement ressenties, la simple discussion entre amis ayant globalement les mêmes goûts et les mêmes affinités en matière de cinéma révèle facilement que les réactions peuvent être très différentes sinon même contrastées.

Il s'agit donc ici, non pas d'analyser les émotions que peut susciter un film comme Bons Baisers de Bruges, mais seulement de construire, pour l'animateur en éducation permanente, une espèce de guide pour orienter la discussion avec les spectateurs vers des éléments précis du film dont on peut s'attendre à ce qu'ils sollicitent la participation émotionnelle du public. Un tel « guide » doit bien sûr rester suffisamment ouvert pour permettre l'expression d'opinions ou d'appréciations divergentes, mais il est sans doute indispensable pour éviter une discussion trop vague et trop générale. On signalera encore que l'animateur qui souhaiterait construire le même genre d'outil pour aborder un autre film devra voir (comme on l'a fait) plusieurs fois ce film et ne pas se fier à sa mémoire immédiate qui risque de négliger des éléments pertinents mais facilement oubliés au cours d'une seule projection.

Différentes émotions

Si les théories psychologiques essaient d'abord de donner une définition unifiée des émotions, elles doivent également reconnaître rapidement leur grande diversité. Et cette diversité apparaît également au cinéma dont plusieurs genres notamment se caractérisent par une dominante émotionnelle évidente : le rire pour la comédie, l'angoisse pour le thriller, la tristesse pour le drame, l'horreur pour les films du même nom... Cette diversité constitue ainsi une première voie d'approche possible d'un film.

Entre émotion et ennui

Dans une telle perspective, on remarque d'abord que les émotions se distinguent par leur intensité plus ou moins grande. Au cinéma, on parlera ainsi de scènes « fortes » ou marquantes qui laissent une impression durable et dont les spectateurs se souviennent souvent facilement. Dans Bons Baisers de Bruges, tout le monde sera certainement frappé par la chute dramatique de Ken du haut du beffroi. À l'inverse, d'autres séquences passeront plus facilement inaperçues comme les discussions entre Ken et la responsable de l'hôtel enceinte : ces scènes sont sans doute suivies avec un certain intérêt mais ne possèdent pas de forte tonalité émotionnelle [5]. Enfin, il peut arriver que certains moments soient perçus comme « creux », « vides », répétitifs, sans intérêt ou carrément « ennuyeux ».

Même si l'animateur évitera de passer en revue toutes les scènes du film (ce qui risque d'être fastidieux), il est évidemment intéressant de repérer avec les participants quelles sont les plus marquantes et d'essayer de repérer où elles se situent et pourquoi elles produisent un tel effet. Sans préjuger des réflexions des uns et des autres, on peut penser que le film Bons Baisers de Bruges joue comme c'est souvent le cas au cinéma sur une dramatisation croissante qui explique que les scènes de la dernière partie soient particulièrement mémorables à cause notamment de leur violence.

À l'inverse, certaines séquences - comme celle à la gare où Ken parvient à convaincre Ray de quitter la ville - ne seront sans doute pas spontanément évoquées précisément parce qu'elles semblent contrecarrer ce mouvement de dramatisation et mettre fin (de façon temporaire) à la tension ressentie par le spectateur. Le début du film - au moins jusqu'à l'arrivée de Harry, le commanditaire des deux tueurs - apparaît ainsi comme moins marquant et se présente comme une espèce de mise en place du drame final. Une telle appréciation ne sera cependant pas partagée par de nombreux spectateurs qui trouveront sans doute que toute cette partie « touristique » est au contraire remarquable et qu'elle a son intérêt sinon même son charme propres. Mais d'autres émotions que celles suscitées par le drame sont sans doute sollicitées ici, émotions dont il faut alors déterminer la nature ou la « couleur ».

La « valence » des émotions

Il existe plusieurs manières de définir les différentes émotions. Outre leur intensité (qu'on vient d'évoquer), leur valence positive ou négative apparaît comme une dimension essentielle et permet d'opposer des émotions agréables (la joie, la satisfaction, l'amusement...) et d'autres désagréables ou pénibles (la peur, la tristesse, la colère, le dégoût...) ; on y ajoutera une émotion à valence neutre, la surprise qui, comme chacun sait, peut ensuite se révéler bonne ou mauvaise... Dans une perspective évolutionniste, les émotions sont très généralement comprises comme des préparations à l'action et résultent d'un processus adaptatif poussant l'individu soit à éviter les situations potentiellement dangereuses (dans le cas des émotions négatives), soit au contraire à rechercher des situations favorables (pour les émotions positives) [6].

Dans le cas du cinéma, on remarque facilement qu'il sollicite beaucoup d'émotions négatives à tel point d'ailleurs que cela suscite chez certains spectateurs des réactions de rejet d'un film comme Bons Baisers de Bruges : la brutalité du suicide de Ken peut ainsi provoquer l'effroi et le dégoût et révulser des spectateurs trop « sensibles ». Même si un tel rejet n'est pas général, il est en tout cas intéressant de remarquer combien ce film « joue » sur le malaise, la culpabilité, la peur, l'angoisse, la crainte sinon l'effroi, bien qu'il soit également parsemé de nombreuses touches d'humour.

Un peu de réflexion permet cependant de comprendre que toutes ces émotions négatives plus ou moins importantes suscitent une tension que la fin du film va apaiser ou soulager. Mais, alors que nous serions gravement affectés dans la vie réelle par des événements aussi dramatiques, le cinéma nous permet, à cause de son caractère fictif, de surmonter facilement de telles impressions négatives. On remarquera en effet qu'après avoir assisté à cinq morts violentes, l'espèce de soulagement que nous ressentons à la sortie de la projection ne peut s'expliquer que comme une réponse à la « dominante émotionnelle » suscitée par le film, à savoir l'attente qui est installée dès le début du film : de la même manière que les deux personnages principaux attendent les ordres de leur chef, nous attendons que les événements trouvent leur résolution. Cette attente est d'abord légère - « combien de temps vont-ils rester à Bruges ? » « quelles seront les instructions de leur chef Harry ? » -, puis devient plus grave - « Comment Ray va-t-il continuer à vivre avec la culpabilité du meurtre d'un enfant ? » [7] - et enfin carrément dramatique - « Ken va-t-il obéir à Harry et abattre Ray ? Ray va-t-il se suicider ? Harry va-t-il parvenir à retrouver Ray et l'abattre ? » -. Tous les autres événements - l'intrigue amoureuse, les morts violentes de Ken, du nain et de Harry... - vont finalement se subordonner, malgré leur caractère dramatique, à cette tension principale dont nous attendons la résolution. Et celle-ci nous procure sans doute une satisfaction presque équivalente aux multiples déplaisirs ressentis. Si les émotions ressenties au cinéma ne sont sans doute pas de nature différente de celles qu'on ressent dans la vie quotidienne, on constate aussi que leur dynamique, leur équilibre et leur intensité obéissent à une autre « logique » qui dépend en particulier du caractère fictif des événements représentés [8]. Et nous supportons en particulier au cinéma des émotions que nous aurions tendance à éviter - dans la mesure du possible - dans la réalité.

La couleur des émotions

Si l'on aperçoit facilement que Bons Baisers de Bruges (qui relève d'ailleurs d'un genre relativement codifié comme le thriller) est soumis à une dynamique émotionnelle dominante (du type : tension/soulagement), cette dominance n'empêche pas que de nombreux endroits du film présentent une autre « couleur » émotionnelle. Est-il possible de caractériser de façon plus précise les différentes émotions ressenties à la vision du film ?

Les théories psychologiques permettent ici aussi de tracer quelques pistes de réflexion. Même si cette position n'est pas partagée par tous, beaucoup de psychologues pensent que l'on peut distinguer d'une part des émotions fondamentales, en nombre limité, partagées et reconnaissables dans l'ensemble des cultures humaines, et, d'autre part, des émotions secondaires qui seraient un mélange plus ou moins complexe de ces émotions de base. Paul Ekman, le principal représentant de cette approche, a ainsi proposé en 1972 une liste de six émotions de base - la tristesse, la joie, la colère, la peur, le dégoût, la surprise, (en anglais : sadness, happiness, anger, fear, disgust, surprise) - auxquelles il a ajouté par la suite : l'amusement, le mépris, la satisfaction, la gêne, l'excitation, la culpabilité, la fierté dans la réussite, le soulagement, le plaisir sensoriel, la honte (amusement, contempt, contentment, embarrassment, excitement, guilt, pride in achievement, relief, satisfaction, sensory pleasure, shame). À cette liste, on ajoutera immédiatement le rire même si l'on peut considérer qu'il s'agit d'une forme supérieure d'amusement : au cinéma en tout cas, la différence est audible dans la salle !

Cette liste d'émotions (ou une autre) peut être soumise aux participants en leur demandant de préciser lesquelles leur paraissent le mieux correspondre à ce qu'ils ont ressenti et à quels moments ils les ont ressenties. On pourra alors comparer les impressions des différents spectateurs - certains seront sensibles à l'humour du film et d'autres moins sans doute -, repérer la diversité émotionnelle des séquences - que ressent-on face à la colère de Harry qui fracasse son téléphone sur la table ? de la frayeur, de l'ironie, du mépris ? -, définir de façon plus fine certaines émotions trop « subtiles » ou trop « complexes » : lorsque Ken observe à travers la fenêtre la propriétaire enceinte de l'hôtel, éprouve-t-on une sorte de tendresse ou de nostalgie pour la vie tranquille que ne connaîtront plus jamais les deux principaux protagonistes ? Enfin, on essaiera de préciser quels sont les éléments filmiques qui induisent ces différentes émotions.

Comment en effet naissent les émotions au cinéma ? Celles-ci vont évidemment dépendre d'abord des informations (au sens le plus large) délivrées par le film : nous réagissons avec surprise et même avec stupeur en découvrant que Ray a tué - même si c'est de façon involontaire - un enfant. Et nous comparons sans doute immédiatement cette réaction à celle des personnages : si, en fonction des normes les plus communes, nous réagissons avec horreur à ce meurtre, nous constatons aussitôt que Ray est rongé par le remords, ce qui permet de nous identifier à lui, même si personnellement nous ne ressentons certainement pas une culpabilité similaire à la sienne (puisque nous ne sommes en rien responsables de ce meurtre) [9].

Contrairement à ce que le mot laisse entendre, l'identification n'est jamais totale, et les émotions que nous ressentons sont souvent en décalage par rapport à celles des personnages mis en scène. C'est le cas en particulier lorsqu'on considère des traits d'humour dont un film comme Bons Baisers de Bruges est parsemé. Quand Ken se comporte comme un parfait touriste alors que Ray réagit comme un gamin turbulent, ni l'un ni l'autre ne perçoivent sans doute cette situation comme comique alors que beaucoup de spectateurs sont sensibles à l'ironie qui se dégage de ce duo contrasté.

Mais l'on observe un tel décalage à bien d'autres moments du film. Ainsi, lorsque Ken reçoit l'ordre d'abattre Ray et qu'il se met en route pour obéir, nous comprenons sans doute ses « raisons » mais nous sommes horrifiés ou au moins réticents face à un tel geste. Le paradoxe de la séquence est cependant que Ken renonce à son geste quand il constate que Ray est sur le point de se suicider et qu'il se précipite pour l'en empêcher. Nous sommes alors soulagés de ce changement d'attitudes, tout en étant sensibles à l'absurdité presque comique de la situation (Ken empêche Ray d'accomplir ce que lui-même projetait de faire...).

Il est donc intéressant de distinguer entre ce qu'on pourrait appeler une identification cognitive - nous comprenons les raisons ou les motivations d'un personnage, et nous percevons aussi les émotions qui l'animent - et une implication émotionnelle qui peut être partielle, limitée ou complètement différente de celle des personnages, du moins dans un film comme Bons Baisers de Bruges. Pour prendre deux derniers exemples, lorsque Ken se précipite du haut de la tour pour empêcher Harry d'agir, nous comprenons son geste mais, si nous nous sentons fortement impliqués - nous sommes « pris » par le film -, nos émotions sont certainement très différentes et plus ambivalentes que celles du personnage, et nous ne sommes certainement pas prêts à agir comme lui ! En revanche, lorsque Ray, après son arrestation dans le train, se retrouve malgré lui à Bruges, nous connaissons quelque chose que lui ignore, à savoir que Harry se trouve également là et qu'il est bien décidé à l'abattre : nous ressentons alors une forme d'angoisse ou de crainte qui est totalement inconnue du personnage qui en sait alors moins que nous sur la situation où il est plongé.

Ces quelques exemples suffisent sans doute à montrer la complexité des réactions que peut susciter un film de fiction qui induit certainement une forte implication émotionnelle - au moins à certains moments - sans que celle-ci ne se confonde avec les sentiments que l'on peut prêter aux personnages. L'utilisation d'une liste (même sommaire) d'émotions devrait en tout cas permettre aux spectateurs de préciser celles qu'ils ont éventuellement ressenties au cours de la projection et de prendre conscience des effets spécifiques induits par la fiction cinématographique. Même en limitant la réflexion à l'une ou l'autre séquence, il devrait être possible de mieux comprendre le jeu complexe des différentes émotions sollicitées par un « dispositif » filmique comme celui de Bons Baisers de Bruges. L'on veillera cependant - comme on l'a déjà souligné - à ne pas « gommer » artificiellement la diversité des réactions parmi les spectateurs face au même film ou à la même séquence.

Valeurs et émotions

Une dernière composante des émotions doit cependant être prise en compte pour comprendre la diversité des réactions des spectateurs, à savoir leur articulation au système de valeurs dont sont porteurs les individus. Un exemple éclaircira facilement ce point. Lorsque Ray tue involontairement un enfant, il en ressent une intense culpabilité, un sentiment qui est facilement partagé ou du moins compris par de nombreux spectateurs ; néanmoins, certains seront plus sensibles que d'autres à la violence de ce geste en invoquant en particulier l'innocence de cette jeune victime ; d'autres pourront en revanche - parfois même avec un brin de provocation cynique - affirmer que l'âge de la victime ne change rien à l'affaire, et même qu'il ne s'agit finalement que d'un « accident », le caractère involontaire de l'acte atténuant en quelque sorte sa gravité... Dans une perspective similaire, beaucoup de spectateurs n'attacheront que peu d'importance au fait que la première victime de Ray est un prêtre alors que certains (notamment parmi les croyants traditionnalistes) seront sensibles au caractère « sacré » du personnage et pourront être dès lors plus particulièrement heurtés par ce meurtre.

Les valeurs dont sont porteurs les spectateurs vont donc influer sur l'intensité, la valence mais aussi la nature des différentes émotions qu'ils vont éventuellement ressentir. Loin de jouer de façon purement « affective », non réfléchie, comme on pourrait en avoir l'impression, celles-ci dépendent en partie des « idées » que défendent (au sens large) les individus de façon explicite ou implicite. Toute discussion sur les émotions révélera ainsi rapidement non seulement des différences de « sensibilité » mais aussi d'opinions qui modifieront la perception du même film par les uns et les autres.

Ces valeurs porteront sur les actions représentées mais également sur les principes « esthétiques » (au sens le plus large) du film ou de la représentation cinématographique. Ainsi, dans une séquence assez secondaire comme la beuverie de Ken et Ray en compagnie de Jimmy, le nain, les gestes comme les propos des protagonistes peuvent susciter des réactions très différentes : la consommation de cocaïne sera perçue par certaines personnes comme une représentation « complaisante » sinon incitative de l'usage de drogues, tandis que les propos profondément racistes de Jimmy (qui parle d'une guerre inéluctable entre Noirs et Blancs) pourront choquer par leur caractère malsain ; d'autres en revanche riront de ces excès qui seront reçus comme des « licences » propres à la fiction sans qu'on ne puisse y voir une quelconque banalisation du racisme ou de la consommation de stupéfiants. L'humour noir de façon générale divise le public, son caractère plus ou moins transgressif de normes socialement reconnues (qu'il s'agisse de celles de la décence ou du respect des morts ou des personnes en position de faiblesse [10]) étant plus ou moins bien accepté par les uns et les autres. Même une séquence comme le suicide de Ken, qu'une majorité de spectateurs perçoit comme extrêmement violente et dramatique, sera vue par quelques uns comme une espèce d'outrance fictionnelle 11 qui implique une distanciation ironique que d'autres refuseront cependant absolument.

Pour ne pas conclure

Ce petit parcours ne prétend pas épuiser la question des émotions au cinéma ni même face à un seul film comme Bons Baisers de Bruges. Il s'agissait simplement d'ouvrir des pistes de discussion et de réflexion autour d'un phénomène sans doute essentiel de la réception filmique.

On fera seulement deux remarques pour terminer. La première est que toute discussion sur les émotions déborde rapidement, comme on l'a vu, sur certaines caractéristiques du film mais aussi sur les attentes et dispositions des spectateurs. Les émotions sont nécessairement liées aux « idées » qui sont véhiculées par le film mais dont sont également porteurs les spectateurs.

Par ailleurs, s'il n'est pas possible d'aborder les émotions de façon isolée (sinon à considérer que chacun réagit selon sa propre sensibilité), la réflexion montre aussi facilement que le cinéma (notamment de fiction) joue de manière spécifique sur la dynamique, l'équilibre et l'intensité des émotions éprouvées. Le « dispositif » cinématographique - qui laisse bien sûr une marge d'appréciation au public - mobilise d'une façon à chaque fois particulière la participation et l'identification des spectateurs qui réagissent différemment face à un film que face à une situation de la vie quotidienne. Cette différence est très perceptible dans certains genres comme les comédies (où l'on rit des malheurs des autres) ou le fantastique (où l'on admet pendant la durée de la projection l'existence de créatures imaginaires et menaçantes qui nous font frémir), mais le réalisme plus ou moins accentué de beaucoup de films comme Bons Baisers de Bruges masque souvent cet écart. Les quelques réflexions proposées ici devraient en tout cas avoir mis l'accent sur le plaisir souvent paradoxal que nous trouvons au cinéma...


1. On remarquera que cette approche renouvelée concerne également d'autres genres de spectacles comme le sport (voir par exemple Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et Civilisation : La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994).

2. On ne passera pas ici en revue les différentes conceptions des émotions. On signalera simplement l'opposition entre les tenants d'une conception universaliste des émotions - on trouverait dans toutes les civilisations un certain nombre d'émotions fondamentales, comme le pense le psychologue Paul Ekman - et les défenseurs d'une approche relativiste qui estiment que les émotions peuvent être définies de manière tout à fait différente selon les cultures (comme l'explique en particulier Vinciane Despret dans Ces émotions qui nous fabriquent. Ethnopsychologie des émotions. Paris, Les Empêcheurs De Penser En Rond, 2001).

3. Pour rappel, le test de Rorschach est un test de projection psychologique, les sujets étant appelés à interpréter des planches couvertes de taches d'encre symétriques.

4. Cette variation individuelle a bien été étudiée par Bernard Lahire dans son ouvrage La Culture des individus. Paris, La Découverte, 2004.

5. On sous-entend ici et plus loin dans le texte que cette impression est vraisemblablement celle d'au moins une partie des spectateurs. Comme on l'a indiqué précédemment, il importe de tenir compte d'une diversité possible de réactions, même si ce n'est pas à chaque fois rappelé.

6. En anticipant la catégorisation des émotions, on remarquera que, si l'on considère du moins les termes utilisés en français, les émotions positives sont à première vue moins nombreuses et moins distinctes que les émotions négatives (si l'on considère par exemple les six émotions de base d'Ekman, quatre sont négatives - la tristesse, la colère, la peur, le dégoût -, une est positive - la joie - et une est neutre - la surprise -). De manière très intuitive, cette constatation rejoint l'affirmation commune selon laquelle « les gens heureux n'ont pas d'histoires » ; autrement dit, le cinéma comme les autres systèmes narratifs (contes, littérature, bande dessinée...) solliciterait plus facilement des émotions négatives comme la peur, le dégoût, la colère, l'angoisse, que positives. La comédie basée sur le rire contredit néanmoins cette affirmation.

7. On remarquera que, pour la majorité des spectateurs, cette situation apparaît immédiatement comme un dilemme insoluble : nous ressentons de la sympathie pour Ray mais nous ne pouvons pas faire abstraction du fait que c'est un meurtrier... Doit-il se dénoncer ? Doit-il fuir et oublier ? Aucune issue spontanément envisagée n'est réellement satisfaisante. Nous avons donc l'impression d'être dépassés par des événements sur lesquels nous n'avons pas de maîtrise. C'est ce dilemme installé très tôt dans le film qui crée l'attente des spectateurs jusqu'à la résolution finale.

8. Par comparaison, on peut penser que nos réactions face à un documentaire sont sans doute plus proches de celles qu'on pourrait avoir face à la situation mise en scène, même si la représentation impose bien sûr une médiation importante qui transforme nécessairement les choses. Des événements qui se sont déroulés sur plusieurs mois peuvent ainsi être rapportés en quelques minutes, ce qui modifie profondément les impressions ressenties. En revanche, l'empathie à l'égard d'un personnage moralement condamnable comme Ray dans Bons Baisers de Bruges susciterait certainement beaucoup plus de résistances dans un documentaire.

9. On voit ici l'interaction complexe entre le dispositif cinématographique et les dispositions des différents spectateurs : tuer un enfant est évidemment un geste exceptionnel dans notre société, mais le geste de Ray peut réveiller chez certains spectateurs des souvenirs d'une culpabilité ancienne (même si elle est sans comparaison avec un tel geste). Ce réveil peut alors susciter soit une identification plus forte (la culpabilité de Ray « résonne » en moi) ou au contraire un rejet plus ou moins défensif (ce que j'ai fait n'a rien de comparable à ce qu'a fait le personnage). Ce simple exemple suffit à comprendre que l'identification n'a rien de mécanique et peut laisser la place à des réactions extrêmement contrastées chez les différents spectateurs.

10. Le fait que ce soit un nain qui tienne des propos racistes a un caractère paradoxal puisqu'il appartient à une minorité que l'on peut considérer comme discriminée. Si ces propos avaient été tenus par Ray ou Ken, notre sympathie à leur égard en aurait sans douté été affectée : en dehors du fait que ce sont des tueurs à gages, ces deux personnages sont montrés comme des individus « normaux », ce qui favorise évidemment l'identification des spectateurs. Encore une fois, nous aurions sans doute beaucoup plus de mal à « oublier » qu'il s'agit de tueurs à gages si le film était un documentaire et non une fiction.

11. De façon « raisonnable », le geste de Ken a bien peu de chances d'empêcher Harry de mettre ses menaces à exécution. Même cette invraisemblance du scénario est en général faiblement perçue à cause de notre implication émotionnelle induite par la tension dramatique.

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