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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Tabu
de Miguel Gomes
Portugal, 2012, 2h00
Avec Teresa Madruga (Pilar), Laura Soveral (Aurora âgée), Ana Moreira (Aurora jeune), Henrique Espírito Santo (Gian Luca Ventura âgé), Carloto Cotta (Ventura jeune), Isabel Cardoso (Santa), Manuel Mesquita (Mário)
Prix Alfred-Bauer Berlinale 2012


Face au morcellement du paysage culturel européen, qui touche tous les arts dont le cinéma, le Prix LUX décerné par le Parlement européen propose de sous-titrer un film dans les 23 langues officielles de l'Union européenne – la version originale donnant lieu à une adaptation pour les handicapés visuels ou auditifs – et d'en fournir une copie, numérique ou photochimique, dans chacun des 27 pays de l'Union.

Finaliste du Prix LUX 2012, Tabu peut ainsi être projeté, avec les deux autres films finalistes, dans les 27 Etats membres pendant les LUX Film Days en novembre 2012.

Pour accompagner cet événement, le centre culturel Les Grignoux propose une analyse de ce film qui s'adresse notamment aux animateurs en éducation permanente qui verront Tabu avec un large public et qui souhaiteront approfondir les principaux thèmes du film.

On trouvera également ici les versions allemande, anglaise, espagnole, néerlandaise et portugaise de cette analyse

Cette analyse (en français) est également disponible gratuitement au format pdf.Une vie meilleure au format pdf


En quelques mots

La première partie de Tabu de Manuel Gomes intitulée « Paradis perdu » (Paraíso perdido) se déroule dans le Lisbonne contemporain et s'attache à Pilar, une quinquagénaire membre de la communauté chrétienne de Taizé, qui consacre son temps aux autres et à des bonnes causes diverses. Elle s'occupe notamment par intermittences de sa voisine âgée Aurora qui, atteinte de démence sénile, se croit persécutée par sa servante noire Santa et s'estime abandonnée par sa fille. Mais le dévouement de Pilar ne semble pas rencontrer de véritable écho ni dans son entourage ni auprès de cette vieille femme qui s'enferme dans ses obsessions.

La mort inopinée de celle-ci va alors faire remonter un passé profondément enfoui, dans la seconde partie du film : « Paradis » (Paraíso). C'est Gian Luca Ventura, un amant depuis longtemps disparu d'Aurora, qui va révéler à Pilar et à Santa, l'histoire cachée de la vieille femme, celle d'un amour clandestin qui les a réunis en Afrique dans une colonie portugaise en proie aux premiers soubresauts des combats pour l'indépendance. Marquée du sceau du souvenir, cette seconde partie abandonne cependant le réalisme du début au profit d'une esthétique beaucoup plus distanciée, presque onirique.

Première approche

La majorité des spectateurs seront certainement sensibles à l'originalité esthétique et cinématographique de Tabu de Miguel Gomes, filmé notamment en noir et blanc dans un format inhabituel, mais ils pourront également s'interroger sur sa portée exacte : le film se signale en particulier par une rupture narrative qui nous fait passer du présent au passé, tout en faisant glisser notre intérêt d'un personnage à un autre, de Pilar, une quinquagénaire lisboète croyante et dévouée aux autres, à Aurora, une vieille femme sans doute sénile dont l'histoire inattendue et romantique nous sera révélée par son ancien amant.

Ces deux parties très différenciées semblent reliées par un fil assez ténu même si le personnage d'Aurora y est présent à des âges différents. Si chacun est évidemment libre d'interpréter à sa guise ce diptyque ainsi que les autres caractéristiques esthétiques de Tabu, on peut néanmoins suggérer quelques pistes de réflexion qui viseront sans doute plus à nourrir la discussion qu'à délivrer le sens « profond » du film. Trois grands axes d'analyse peuvent ainsi être envisagés.

L'histoire d'une passion

On repère facilement une série d'analogies et de contrastes entre les deux parties du film qui mettent chacune en scène un personnage principal féminin (Pilar/Aurora), l'une à l'âge mûr, l'autre dans sa pleine jeunesse, l'une guidée par l'amour d'autrui, l'autre dominée par une passion beaucoup plus personnelle sinon égoïste. Le romantisme du « Paradis » colonial passé contraste également avec le réalisme quotidien du Lisbonne contemporain.

Contrastes

Ce qui caractérise en effet le mieux cette première partie est sans doute son atmosphère en demi-teinte avec une impression d'attente inaboutie. Une des premières scènes nous montre par exemple Pilar venant accueillir Maya, une jeune Polonaise à l'aéroport, mais la jeune fille qu'elle rencontre déclare n'être que l'amie de Maya qui n'a pas pu venir à Lisbonne : on comprend cependant immédiatement qu'il s'agit d'un mensonge et que la jeune fille ne souhaite pas en fait séjourner chez cette dame âgée (préférant sans doute rester avec des amies de son âge). Pilar reste alors dans l'expectative, ne semblant manifester ni colère ni amertume.

De la même façon, à la séquence suivante, elle écoutera patiemment et sans broncher la vieille Aurora lui expliquer un rêve rempli de singes poilus et d'un contrôleur de train dont la billetterie se présente comme une machine à sous, rêve censé expliquer pourquoi elle vient de perdre tout son argent au casinoŠ Ainsi encore, on verra Pilar participer à une manifestation dénonçant la passivité de l'ONU face à un génocide sur lequel le spectateur n'aura cependant aucun éclaircissement : pleine de bonne volonté, animée d'une foi sincère, dévouée à autrui, Pilar semble faire face à un monde immobile, insensible ou indifférent à sa présence comme à son action.

À l'inverse, la seule personne qui semble s'intéresser à elle, un ami peintre, ne reçoit d'elle qu'un peu d'attention, une attention parfois même embarrassée quand elle accroche au mur le tableau qu'il lui offre avant de le décrocher parce qu'il ne lui plaît pas en réalité. Mais une autre scène est encore plus révélatrice à cet égard puisqu'on les voit tous les deux au cinéma, lui endormi et elle en train de pleurer silencieusement en écoutant la musique à l'écran, une version portugaise de « Be My Baby » du groupe The Ronettes (1963).

À la sortie du cinéma, son vieil ami lui souhaite alors une bonne année et lui fait une déclaration d'amour maladroite et embarrassée, avant de lui offrirŠ un nouveau tableau ! La tonalité de la scène hésite ainsi entre l'émotion et le risible, même si le spectateur perçoit facilement que cet amour exprimé de façon un peu ridicule n'est certainement pas partagé par Pilar. Toutes les scènes de la première partie baignent ainsi dans la même atmosphère un peu pesante, reflet d'une existence sans joie apparente et qui semble littéralement en pause.

Le contraste est dès lors saisissant avec la passion de la seconde partie, caractérisée par ses emportements, ses revirements brutaux et son épilogue tragique. Mais une série de liens parfois ténus apparaissent néanmoins entre ces deux volets disjoints.

Liens et analogies

On se rappellera d'abord que le film commence par une séquence assez étrange montrant un explorateur portugais s'enfonçant au XIXe siècle « au cœur du continent noir », mu non pas par le goût de l'aventure ou une volonté supérieure, celle du roi ou de Dieu, mais par une sourde peine de cœur causée par la mort d'une femme aimée, avant de mourir à son tour dévoré par un crocodile désormais aussi mélancolique que sa victimeŠ Ce prologue où l'on devine une pointe d'ironie se révèle immédiatement être un film à la projection duquel assiste Pilar, seule dans une salle obscure. Cette histoire d'amour tragique, qui se situe en outre dans un contexte colonial, apparaît ainsi immédiatement frappée du sceau la fiction cinématographique dans laquelle Pilar semble se plonger complaisamment (puisqu'on la reverra avec son ami peintre assister à une autre projection ressentie comme profondément émouvante). Est-ce déjà une manière pour le cinéaste de suggérer que la passion amoureuse n'est qu'un rêve ou une fiction ou encore une compensation imaginaire pour ce personnage plongé dans un quotidien sans éclat ?

Cette thématique amoureuse semble ensuite s'effacer même si elle est évoquée incidemment par Aurora racontant son rêve après sa déconvenue au Casino : elle évoque cette amie, épouse infidèle de cet homme velu comme « un singe », qui prétendait, selon la formule convenue : « heureux au jeu, malheureux en amour ». Mais cette citation incidente dans un rêve passablement absurde est facilement négligée par les spectateurs, comme le sera sans doute la chanson entendue au cinéma que Pilar écoute les larmes aux yeux : ce sera pourtant le même morceau - « Be My Baby » - qu'interprétera dans la seconde partie du film Gian Luca avec son orchestre lorsqu'il devra se séparer pendant plusieurs mois de sa maîtresse. À ce moment, le montage soulignera l'émotion des deux amants, Aurora écoutant cette chanson à la radio, secouée de sanglots, puis au plan suivant Gian Luca assis à sa batterie, le visage littéralement tordu par la douleur. L'amour, qu'il soit réellement vécu ou seulement éprouvé de façon imaginaire par Pilar au cinéma, apparaît ainsi comme un vecteur essentiel d'émotion intense pour les individus mis en scène dans l'une ou l'autre partie du film.

De façon plus formelle, on remarque également que les deux parties du film sont découpées en séquences temporelles explicites, la première en jours (du 28 décembre 2010 au 3 janvier 2011), la seconde en mois (d'octobre à août sans que l'année ne soit précisée). Cette insistance sur l'écoulement différencié du temps peut sans doute se comprendre comme une façon de souligner le contraste entre l'intensité de la passion qui accélère l'écoulement temporel et un quotidien qui semble au contraire le ralentir sinon l'immobiliser.

Dès lors, on peut se demander s'il ne faut pas prendre au pied de la lettre le titre de ces deux parties : Paradis perdu / Paradis ? Au cœur d'un présent figé, décevant, inabouti, se nicherait le souvenir d'un passé plus fort, plus intense, plus passionné. Ainsi les propos d'Aurora qui, lors de sa dernière hospitalisation, parle d'un crocodile qui irait se cacher chez Gian Luca Ventura, semblent aussi absurdes[1] à Pilar (qui lui répond seulement qu'elle doit se reposerŠ) qu'aux spectateurs mais se révèleront bientôt être parfaitement sensés, puisqu'ils évoquent un passé certes enfoui mais qui a pu avoir le goût du paradis comme du fruit défenduŠ

La mise en scène de cette seconde partie, sur laquelle on va bientôt revenir, rend néanmoins cette interprétation incertaine, tant elle paraît ironique et distanciée.

Un passé qui ne passe pasŠ

Le titre de la seconde partie du film, « Paradis », pourra cependant choquer un certain nombre de spectateurs dans la mesure où cette histoire d'amour très romantique et très mélancolique prend place dans le décor d'une colonie portugaise en Afrique[2], bientôt secouée par les soubresauts de la guerre d'indépendance. L'on verra notamment des colons s'exercer au maniement des armes même si les deux amants, personnages principaux de cette histoire, ne prennent pas part à cet entraînement et semblent secrètement détachés de cet univers.

Alors que la caméra nous montre des Noirs ravalés au rang de simples serviteurs ou de main-d'œuvre agricole exploitée dans les champs à flancs de collines, il est difficile d'imaginer que le paradis en question ait pu désigner autre chose que le monde fermé des Blancs. À aucun moment, le film ne semble ainsi remettre explicitement en cause cette vision nostalgique de l'empire portugais, sans doute encore partagée par un certain nombre d'anciens colons.

Entre grandes découvertes et colonisation

Bien entendu, le point de vue de l'auteur du film ne se confond pas nécessairement avec celui de ses personnages, mais l'on peut penser que l'ambiguïté ou l'ambivalence de son regard est également celui que de nombreux Portugais posent sur leur passé. Il faut rappeler en effet que, si le Portugal est aujourd'hui un petit pays d'Europe peuplé seulement de dix millions d'habitants, il fut aussi l'initiateur, dès la fin du XVe siècle, de ce que les manuels d'histoire appellent toujours les Grandes Découvertes. Cette ère d'exploration du monde par des navigateurs audacieux reste aujourd'hui encore pour le Portugal mais aussi pour l'Europe plus ou moins synonyme d'épopée, une épopée célébrée en particulier par Luis de Camõens dans ses célèbres Lusiades (publiées en 1572). Sans aucun doute, une telle image de gloire et d'héroïsme a fait l'objet de multiples remises en cause, notamment à cause des longues guerres coloniales menées en Afrique par le régime dictatorial de Salazar, puis par les transformations profondes de la société portugaise consécutives à la Révolution des œillets de 1975 qui va instaurer un régime démocratique et permettre l'intégration du pays dans l'Union Européenne. Mais ce passé, dont les générations les plus âgées ont encore la mémoire vive, reste ambivalent, plus ou moins conflictuel, plus ou moins enfoui mais toujours présent, comme en témoignent notamment le cinéma et la littérature[3].

Le prologue de Tabu reproduit ainsi l'imagerie la plus conventionnelle de l'exploration coloniale en Afrique avec cet aventurier qui s'enfonce seul accompagné de quelques porteurs noirs dans la jungle hostile, même si l'ironie du cinéaste est manifeste et souligne toute l'irréalité de la séquence. De façon plus significative, la voix off du narrateur révèle que ce ne sont pas les motifs officiels de l'entreprise coloniale comme la gloire de Dieu ou de l'Empire qui motivent le personnage dans son expédition mais une sourde peine de cœur qui le poussera finalement à un suicide presque risible : l'homme blanc au cinéma apparaît ainsi comme complètement détaché de ses propres actes qui, « en réalité », participent pourtant à toute l'entreprise de colonisation de l'Afrique avec toute sa violence et sa brutalité.

C'est le même détachement que l'on retrouvera dans la seconde partie du film, « Paradis », les deux principaux personnages s'isolant de plus en plus dans leur passion illégitime. Mais plus largement, on remarque que seuls les colons semblent habités par des motivations significatives comme l'amour, la jalousie, l'amitié, le remords, alors que les Noirs sont réduits au rôle de simples figurants obéissants. Même si cette partie est traitée avec moins d'ironie apparente, la comparaison avec le prologue s'impose à l'esprit du spectateur et en souligne le caractère artificiel : de la même façon que l'explorateur était accompagné de porteurs noirs muets, on voit à présent Aurora partir dans une expédition en brousse et abattre un buffle à la carabine avec, derrière elle, quelques serviteurs témoins passifs de son geste assuré et dominateur. Moins explicitement sans doute que dans le prologue, mais de façon néanmoins sensible, la mise en scène révèle grâce notamment à la distanciation de la voix off l'illusion dans laquelle vivent les personnages, leur indifférence au monde réel qui les entoure, leur isolement dans un univers largement imaginaireŠ

Dans la même perspective, comment ne pas sourire devant l'orchestre de Gian Luca Ventura interprétant avec conviction un tube mondial aux paroles aussi romantiques que conventionnelles, alors que le pays est dans train de basculer dans une guerre longue et violente ? Ainsi de façon générale, même si l'on peut partager l'émotion notamment des amants dans cette seconde partie, la narration a posteriori et l'ensemble de la mise en scène empêchent une véritable identification et révèlent aussi bien la part d'illusion dans laquelle vivent ces personnages que l'aspect largement fictif de cette reconstitution cinématographique d'un passé enfoui.

Un présent ambigu

Mais la même réflexion sur la représentation coloniale dans Tabu amène à s'interroger sur la première partie du film, apparemment plus réaliste, qui serait le temps d'un « Paradis perdu ». Ce sont les rapports entre Aurora vieillie et sa servante ou aide-soignante Santa qui s'imposent alors au premier plan. On relève ainsi facilement plusieurs traits contrastés entre ces deux personnages : l'une est désormais très âgée, atteinte par la sénilité, ayant disposé d'une fortune importante mais à présent largement dilapidée (comme en témoigne ce manteau de fourrure qu'elle s'apprête à aller échanger au Mont-de-piété) ; l'autre est plus jeune, sans grands moyens financiers, immigrée de fraîche date (elle s'exerce à apprendre la langue en lisant une version portugaise de Robinson Crusoé alors que ce roman célèbre de Daniel Defoe illustre, on le sait bien, la supériorité de l'homme blanc sur les « indigènes » comme le malheureux Vendredi devenu le serviteur dévoué de son maître RobinsonŠ). Les rapports de domination sont donc restés fondamentalement les mêmes, bien qu'ils se soient sans doute transformés d'une forme de servitude en une relation de service.

Mais la distance entre les uns et les autres, entre Blancs et Noirs, semble toujours aussi grande comme en témoigne de façon un peu détournée la « folie » d'Aurora qui s'estime persécutée par son aide-soignante qu'elle n'hésite pas à traiter de monstre ou de sorcière (on s'en souviendra dans la seconde partie où la jeune Aurora fera renvoyer un cuisinier un peu sorcier qui, outre sa grossesse, lui avait prédit une fin solitaire et amère) : les « maîtres » ont besoin des services des anciens colonisés mais ils ne peuvent pas se départir d'une certaine méfiance à leur égard qui parfois se transforme en paranoïa

.

Le monde des uns et des autres semble toujours aussi cloisonné, et l'on ne saura rien des véritables sentiments qui animent Santa : celle-ci paraît aussi impénétrable que ne l'étaient les Noirs de l'époque coloniale, simples figurants de la seconde partie du film. Alors que Pilar essaie de la convaincre d'intervenir pour apporter de meilleurs soins à Aurora, Santa réplique en se présentant comme une domestique obéissante, uniquement soumise aux ordres de la fille de la vieille femme (qui paie sans doute ses appointements). Il y a sans doute une part d'hypocrisie dans cette réponse qui illustre surtout la volonté de Santa de ne pas donner un caractère personnel à une relation qu'elle considère certainement comme purement contractuelle.

La « folie » d'Aurora peut ainsi être interprétée comme une représentation symbolique de l'incapacité de la société portugaise (ou d'une partie de cette société) à faire face à son passé notamment colonial ; et, si son égoïsme apparent contraste avec la générosité bienveillante de Pilar, l'attitude de l'une comme de l'autre révèlent leur impossibilité à communiquer avec Santa, volontairement laconique, ainsi que leur aveuglement[4] face aux motivations profondes de celle-ci. Ainsi, en poussant encore un peu plus loin l'interprétation, l'on pourrait avancer que les « crimes » qu'évoque Aurora en demandant à Pilar de prier Saint Antoine pour elle désignent peut-être moins l'adultère et le crime révélés dans la seconde partie que la colonisation et ses suites : Aurora prétend ainsi que « cette femme noire » est une envoyée du diable qui la poursuit parce qu'elle a « du sang sur les mains », mais n'est-ce pas la société portugaise qui a peu ou prou du sang sur les mains ? [5]

Certains spectateurs trouveront sans doute une telle interprétation forcée et remarqueront que la situation coloniale est à peine évoquée dans le film comme un décor faiblement esquissé. Le film de Miguel Gomes ne se limite pas en effet à la simple illustration d'une thèse, même de façon métaphorique, et il faut sans doute mieux prendre en compte sa dimension esthétique qui fonde en particulier le contraste visible entre ses deux grandes parties. Ce à quoi on va à présent s'attacher.

Une distanciation esthétique

Les spectateurs les moins sensibles à l'esthétique cinématographique remarqueront certaines caractéristiques très visibles de Tabu comme l'utilisation du noir et blanc ou d'un format d'image relativement étroit (1,37:1)[6], désormais inhabituel au cinéma. Et les cinéphiles se souviendront bien sûr que le film de Manuel Gomes porte le même titre qu'un grand classique, dernière réalisation de Friedrich Murnau, datant de 1931 et comportant deux grandes parties : « Paradise » et « Paradise lost » (dans la version anglaise), identiques donc mais inversées par rapport au film de Manuel Gomes ! En outre, comme son titre le suggère, ce film muet raconte également l'histoire d'un amour interdit, même si le contexte est fort différent, l'action se situant dans l'île de Bora-Bora en Polynésie. Certaines images du film de Gomes semblent même directement inspirées sinon pastichées de son prédécesseur comme ce bref plan où l'on voit Gian Luca souffler dans une conque, une image répétée à plusieurs reprises par Murnau, ou encore ce film en super-8 que tourne le mari d'Aurora[7] au bord d'une cascade et qui rappelle immanquablement l'une des premières séquences du Tabu originel où les deux amants se rencontrent pour la première fois aux abords d'une semblable cascade.

Hollywood classique ?

Le style du film de Gomes - notamment lorsqu'on considère le prologue et la seconde partie - s'apparente cependant moins à celui du cinéaste allemand qu'à des films classiques hollywoodiens censés se dérouler en Afrique, même s'il est sans doute difficile de citer des références précises. Mais le trait le plus caractéristique de ces deux épisodes africains est certainement l'absence de tout dialogue audible, un procédé tout à fait inhabituel qui rappelle évidemment la période du cinéma muet, bien que la bande-son du film de Gomes soit en réalité très élaborée : en effet, si l'on est attentif, l'on remarque que ce sont essentiellement les dialogues qui sont « effacés » alors qu'une partie des bruits d'ambiance et la musique d'accompagnement sont bien présents ! En outre, la voix off de Gian Luca âgé mais également celle d'Aurora vieillie mais lisant ses lettres de jeunesse sont également entendues et jouent d'ailleurs un rôle essentiel pour la compréhension du récit.

Cette manière de faire est suffisamment originale pour être facilement remarquée par tous les spectateurs - par exemple on entend le bruit du coup de feu que tire Aurora mais aucun bruit de la dispute entre les deux hommes qui a précédé -, mais l'habileté du réalisateur notamment dans son utilisation de la voix off suffit sans doute à éviter que le procédé ne soit perçu comme totalement artificiel. Cette seconde partie se présentant comme un souvenir remis en images, l'absence de dialogues sera perçue par la plupart des spectateurs comme le signe du caractère reconstitué de ces images. Les références au cinéma muet, « art du passé », renforceront sans doute cette impression même si les événements mis en scène se déroulent bien plus tard, vraisemblablement dans les années 60 si l'on considère le style vestimentaire des personnages et les références musicales.

Mais l'on relève également différents traits plus ironiques qui incitent les spectateurs à considérer les personnages et les événements avec un certain recul. C'est le cas en particulier dans le prologue où les propos plein d'emphase du narrateur (qui désigne par exemple l'explorateur comme une « créature mélancolique »), la posture du personnage littéralement accablé par la douleur, la musique de piano aux accents légèrement mécaniques, le rôle presque absurde dévolu au crocodile devenu un instrument de suicide traduisent un esprit de dérision sinon d'humour noir qui marque toute la séquence désignée d'ailleurs à son issue comme une pure reconstitution cinématographique (regardée par Pilar).

L'ironie est sans doute moins évidente dans la seconde partie du film que la voix grave de Gian Luca marque d'une empreinte mélancolique, mais l'on perçoit à plusieurs moments des pointes de dérision à l'égard des personnages mis en scène : lors de la séparation des deux amants par exemple, le visage en pleurs de l'un comme de l'autre à l'écoute du morceau « Be My Baby » semble proche de la caricature, même si leur émotion peut également être facilement partagée. Certaines attitudes également comme la marche décidée d'Aurora dans la brousse, le fusil à la main, le meurtre de l'ami de Gian Luca par Aurora (la caméra basculant d'ailleurs à 90° comme si elle adoptait le point de vue du mort) ou encore la gifle donnée par le mari à l'amant aussitôt jeté à terre dans la poussière, peuvent sembler artificielles, presque comiques, même si l'on y reconnaît aussi une gestuelle proche de celle du cinéma américain classique (ou même muet). Enfin, il s'agit parfois de détails à peine perceptibles comme cette séance de photos du groupe musical perché dans l'arbre, séance qui dure un peu trop longtemps, ou de ce geste involontairement obscène d'Aurora qui désigne entre ses mains écartées la taille supposée du petit crocodile disparu, ou même du nom de ce crocodile, Dandy, un nom supposé romantique d'après Gian Luca mais qui sonne aujourd'hui comme un rappel comique du célèbre film australien Crocodile Dundee[8] ! Toute l'histoire de ce petit crocodile, qui répète de façon décalée celle du prologue, apparaît d'ailleurs comme une espèce de MacGuffin, une fausse piste destinée à égarer de façon malicieuse le spectateur.

Le travail sur la bande-son et l'utilisation privilégiée de la voix off, les traits d'une ironie plus ou moins légère ainsi que les références cinématographiques diverses mais évidentes contribuent certainement à « déréaliser » toute cette seconde partie, obligeant le spectateur à prendre une distance plus ou moins grande par rapport aux événements représentés. Reste alors à s'interroger sur la mise en scène dans la première partie du film, traitée apparemment de façon plus réaliste.

Une réalité fragmentée

L'esthétique de cette première partie semble à première vue peu marquante, plongée dans la grisaille pluvieuse des mois d'hiver, alors que l'espace paraît resserré, les personnages étant confinés dans leurs appartements, filmés le plus souvent en plans rapprochés (qui contrastent avec les nombreux plans d'ensemble de la seconde partie, ouverts souvent sur de larges paysages). Le montage de ces différentes séquences est également significatif, chacune d'entre elles se présentant de façon discontinue, presque décousue, comme une saynète inaboutie. Ainsi, après avoir été rechercher Aurora au Casino d'Estoril et l'avoir écoutée raconter ses rêves pratiquement sans l'interrompre ni réagir, Pilar se retrouve dans son appartement plongé dans l'obscurité alors que le bruit d'une forte pluie se fait entendre à l'extérieur ; le bruit d'un téléphone portable résonne sourdement, intriguant Pilar qui, après quelques hésitations, découvre l'engin enfermé dans le frigo ! Est-ce elle qui l'a déposé là par distraction ? On ne le saura pas, la séquence immédiatement suivante nous la montrant sonnant chez sa voisine et offrant à Santa les gambas qui étaient dans le frigo et qu'elle destinait à la jeune Polonaise qu'elle devait hébergerŠ

Les liens entre les différentes séquences sont donc ténus, souvent problématiques, les événements étant découpés d'une manière qui peut sembler aléatoire ou arbitraire, laissant en particulier le sens des événements en suspens. Cette réalité fragmentaire, inaboutie, incertaine contraste avec l'aspect classique du récit de la seconde partie où les événements s'enchaînent de façon aussi rapide que cohérente. Le « Paradis perdu » apparaît ainsi comme un monde menacé par l'insignifiance et l'absurde dont la « folie » d'Aurora ne serait qu'une forme exacerbée. Mais précisément parce que cette folie n'est qu'apparente et qu'elle est la trace d'une histoire enfouie et inaperçue des autres protagonistes, la fiction mise en images dans la seconde partie du film apparaît peut-être esthétiquement comme plus « vraie » et certainement plus intense que cette réalité grise et quotidienne.

Mais c'est sans doute à chaque spectateur qu'il revient de faire ce choix, de décider si le paradis d'une passion cinématographique vaut mieux que la prose du quotidien. Sans préjuger de l'opinion de chacun, on remarquera que la seconde partie du film, qui semble imiter comme on l'a dit le cinéma classique hollywoodien, comprend au moins une scène qui aurait été impossible dans ce genre de films (à cause des normes pudibondes du code Hays), et qui illustre l'amour physique unissant Aurora et Gian Luca : or cette scène soutenue par la voix grave de Gian Luca, qui explique combien cette passion l'a transformé, est traitée de façon franche, sans ironie ni autre procédé de distanciation, et culmine avec un regard à la caméra de la jeune femme qui interpelle ainsi directement le spectateur. On y verra peut-être la préférence du cinéaste pour l'intensité d'un amour perdu, même s'il souligne par ailleurs à de multiples reprises la part irréductible de la fiction dans cette reconstitution cinématographique.

Quelques pistes de discussion

  • Les deux grandes parties du film Tabu s'intitulent Paradis perdu / Paradis (Paraíso perdido/ Paraíso) : ces intitulés méritent sans doute qu'on y revienne. Doit-on les prendre au premier degré ou sont-ils légèrement ironiques ? Et le titre même du film, Tabu, quel sens peut-on lui donner ? Que s'est-il véritablement « perdu » entre ces deux parties ?
  • L'arrière-plan historique du film, qui se déroule dans une colonie portugaise (aujourd'hui indépendante), peut également être interrogé : modifie-t-il le sens de l'histoire d'amour mise en scène ou n'apparaît-il que comme un décor secondaire et indifférent ? On se demandera également comment ce passé réapparaît ou transparaît dans la première partie du film, « le Paradis perdu » (Paraíso perdido), dont les faits prennent place dans le Lisbonne contemporain.
  • Les deux grandes parties du film se déroulent à des époques différentes mais se caractérisent aussi par une esthétique contrastée. On se souviendra par ailleurs que le film s'ouvre sur un prologue assez déroutant évoquant l'aventure d'un explorateur portugais profondément mélancoliqueŠ Sans doute certains spectateurs reconnaîtront des influences ou des citations d'autres films plus anciens. Mais quel est le sens de ces références ? Peut-on parler d'ironie, de distanciation, d'un procédé de mise en abyme ? Enfin, les spectateurs auront-ils été sensibles au travail sur la bande-son, notamment dans la seconde partie ? Le procédé paraît-il original, adéquat ou peut-être artificiel ? Et les différents choix musicaux sont-ils pertinents ou remarquables ?

1. Beaucoup de spectateurs ne se souviennent pas de ces propos (si ce n'est l'évocation du crocodile) et croient dès lors que le nom de Ventura n'apparaît que lorsqu'Aurora l'épelle du bout des doigts dans la paume de Santa (qui le recopie ensuite sur un bout de papier qu'elle donne à Pilar). Mais, couchée sur un brancard, Aurora parle bien de Gian Luca puis de Ventura sans que l'on comprenne alors qu'il s'agit de la même personne et que le crocodile a bien existéŠ

2. Le film a été tourné au Mozambique, ex-colonie portugaise, indépendant depuis 1975 après une longue guerre dont les premiers combats débutèrent en 1962. Mais le mont Tabu cité dans le film n'existe pas et le Mozambique n'est pas cité en tant que tel.

3. On peut citer par exemple les œuvres de Lídia Jorge (A Costa dos Murmúrios, 1988) ou d'António Lobo Antunes (As Naus, 1988).

4. Pilar soutient, on le voit, des mouvements en faveur des Droits humains, mais son action paraît abstraite, presque « aveugle », sans relation concrète avec ceux qui sont censés en être les bénéficiaires, de la même façon que ses prières pleines de générosité n'ont vraisemblablement (?) aucune efficacité réelle.

5. On se souviendra que le meurtre de Mario, l'ami de Gian Luca, sera attribué faussement à la guérilla comme un « acte de guerre » contre un « représentant de l'occupation blanche ». L'histoire individuelle n'est donc pas totalement détachée de l'histoire collective, même si le lien est mensonger.

6. Il s'agit du rapport entre la largeur et la hauteur de l'image : le format 1,37:1 (ou 4:3) désigne donc une image relativement carrée, alors qu'à partir de la fin des années 50 pour faire face notamment à la concurrence de la télévision, le cinéma se met à privilégier un format plus allongé (1,66:1 ou 1,85:1) ou même très allongé comme le Cinémascope (2,66:1).

sur un écran de cinéma, l'image au format scope (ici le film À perdre la raison de Joachim Lafosse) occupe toute la largeur (et toute la hauteur) de l'écran: le rapport entre la largeur et la hauteur est de 2,35/1

au cinéma (ici le film Potiche de François Ozon), le format habituel est le « pano » qui occupe seulement une partie de la largeur de l'écran : le rapport entre la largeur et la hauteur est dans ce cas de 1,85/1

Le format d'image de Tabu est le format dit « standard » (appelé Academy en anglais) qui s'est généralisé avec le cinéma parlant, puis qui a été progressivement abandonné dans le courant des années 1960.

Il existe encore d'autres formats d'images plus étroits (comme le 1,33/1 habituel à l'époque du cinéma muet) ou intermédiaires entre ceux décrits ici.

7. Le prénom de l'héroïne de Gomes est peut-être également une allusion à un autre film célèbre de Murnau, Sunrise (1927), qu'on peut traduire en portugais par AuroraŠ

8. Ce calembour est relevé par Christophe Beney dans une critique du film.

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