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Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée à la question de
La causalité en sciences sociales

Analyse au format pdfL'analyse proposée ici souhaite aborder la question de la causalité en sciences sociales qui est utilisée de façon souvent imprudente dans les médias. On essaiera de préciser ici de façon critique comment les sciences sociales définissent d'éventuels liens de causalité entre des phénomènes.

Cette analyse est également disponible gratuitement au format pdf.

La causalité en sciences sociales

Les sciences sociales et plus précisément la sociologie depuis Émile Durkheim jusqu'à Pierre Bourdieu se sont construites consciemment en rupture avec le sens commun. Les notions que les hommes se font spontanément de la réalité, écrit Durkheim, sont « comme un voile qui s'interpose entre les choses et nous et qui nous les masque d'autant mieux qu'on le croit plus transparent ». Ces prénotions « ont, avant tout, pour objet de mettre nos actions en harmonie avec le monde qui nous entoure […] Or une représentation peut être en état de jouer utilement ce rôle tout en étant théoriquement fausse »[1]. De manière plus ferme encore, Durkheim ajoutait : « s'il existe une science des sociétés, il faut bien s'attendre à ce qu'elle ne consiste pas dans une simple paraphrase des préjugés traditionnels, mais nous fasse voir les choses autrement qu'elles n'apparaissent au vulgaire ; car l'objet de toute science est de faire des découvertes et toute découverte déconcerte plus ou moins les opinions reçues »[2].

Cette ambition théorique a sans doute été déçue ou, plus exactement, elle a été prise à revers par « l'objet » même dont elle prétendait rendre compte, à savoir la société et les différents acteurs sociaux : les sciences sociales ont en effet été récupérées — dans un sens qui n'est pas péjoratif — sous diverses formes par le « sens commun » et souvent réinterprétées de manière partielle sinon partiale en fonction de leur utilité pratique et non de leur pertinence théorique. Cette instrumentalisation a d'ailleurs été souvent le fait des sociologues eux-mêmes (ou des spécialistes en sciences sociales) qui sont également des acteurs sociaux soumis à des intérêts et mus par des passions comme tout un chacun, à tel point d'ailleurs que la sociologie comme science est devenue un objet polémique. Si l'on se souvient de ce ministre de l'Intérieur français déclarant après les attentats terroristes de 2015 qu'« aucune excuse ne [devait] être cherchée, aucune excuse sociale, sociologique et culturelle », les sociologues eux-mêmes peuvent s'accuser mutuellement de manquer à la rigueur scientifique et de céder à leurs passions inavouées ou à leurs intérêts cachés[3].

Il ne s'agira pas ici de passer en revue tous les usages et mésusages de la sociologie et des sciences sociales notamment dans les médias, ni de rétablir la pureté scientifique de certains concepts qui auraient été mal compris ou malmenés par le sens commun[4]. Dans le cadre de l'éducation permanente, il nous paraît plus pertinent d'éclairer de façon aussi pédagogique que possible certaines notions fondamentales et en particulier celle de causalité, ainsi que la manière dont cette notion peut être utilisée de façon raisonnable en dehors de son champ d'origine. Bien entendu, la notion de causalité n'est pas propre à la sociologie et est à l'œuvre dans l'ensemble des sciences : cependant, on ne considérera ici que les sciences humaines au sens large — sociologie, anthropologie, ethnologie, psychologie dans une moindre mesure, histoire également — dans la mesure où les sciences dites pures dépassent largement notre champ d'expertise et que la manière d'établir les causalités y est sans doute établie de manière plus formalisée.

Une causalité multiple ?

On peut dire néanmoins que le modèle classique de la causalité dans les sciences exactes imprègne encore largement le sens commun, notamment dans son application aux choses humaines : selon ce modèle mécaniste, tout phénomène est supposé avoir une cause, et la même cause produira les mêmes effets. La boule frappée par la queue rebondit sur les bords du billard, et la haine antisémite des nazis explique le génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce modèle est évidemment très sommaire puisqu'il lie mécaniquement une cause et un effet sans tenir compte des conditions où apparaît le phénomène considéré : même si leur attitude est moralement condamnable, tous les antisémites ne sont pas des assassins, et c'est dans un contexte particulier — celui de l'Allemagne des années 1930 puis de la Seconde Guerre mondiale — que l'antisémitisme nazi s'est transformé en politique génocidaire[5].

Comment dès lors utiliser la notion de causalité dans l'abord des phénomènes humains ? De manière simplifiée, si l'on considère une action individuelle comme le fait que le matin j'aille m'acheter un croissant à la boulangerie du coin, l'on peut distinguer la cause explicite des causes implicites : si l'on m'interroge sur mon geste, je répondrai naturellement que je vais acheter un croissant parce que j'ai faim. L'on peut cependant affirmer que d'autres causes ou d'autres phénomènes expliquent mon geste, des causes qui relèvent de la situation présente mais également du passé ainsi que d'une visée du futur.

Ainsi, mon comportement d'achat sera évidemment conditionné par la présence plus ou moins proche d'une boulangerie mais également de la disponibilité d'un moyen de locomotion (auto, vélo) me permettant de rejoindre un magasin plus lointain. Mon comportement dépendra également d'attitudes acquises de plus ou moins longue date : je pourrais cuire moi-même mes croissants si j'ai une habileté pâtissière ou bien réchauffer des croissants surgelés si j'ai l'habitude d'en acheter dans une grande surface et de les stocker dans mon congélateur. Enfin, si je me rends dans une boulangerie, alors que j'ai du pain à la maison, c'est pour avoir très prochainement le plaisir de goûter à une exquise viennoiserie !

Tout cela est sans doute évident. On remarquera cependant qu'à ces déterminants de l'action individuelle — qui relèvent donc du passé, du présent ou de l'avenir — s'ajoutent des facteurs « négatifs » qui peuvent inhiber l'action : pour acheter des croissants, il me faut de l'argent, ce que la reine Marie-Antoinette semblait avoir oublié en conseillant au peuple qui réclamait du pain de manger de la brioche ! Et si par manque d'argent, l'envie me prenait de voler un croissant, il se peut que mon éducation morale plus ou moins rigoriste m'empêche de passer à l'acte. Enfin, l'embonpoint et le souci de ma propre santé pourront me faire renoncer à une viennoiserie grasse et sucrée.

Relevons encore que chacun de ces grands facteurs peut être constitué de multiples éléments agencés de manière complexe : j'ai sans doute l'habitude héritée du passé d'acheter mes croissants dans une boulangerie, mais les traditions culinaires de ma famille ou de mon entourage me font également considérer ce mets comme typique du petit déjeuner alors qu'en Chine ou au Japon, on préférera manger salé en début de journée. Le passé comme le présent et le futur ne se réduisent pas à un élément unique et sont sans doute constitués de multiples facteurs dont j'ai souvent une conscience très limitée.

Tout ceci peut être résumé sous la forme d'un schéma sans doute simplificateur mais éclairant :

Schéma causalité multiple
Cliquez sur le schéma pour en obtenir une version agrandie au format pdf.

Ce schéma est évidemment sommaire et vise seulement à montrer les différents facteurs qui peuvent être pris en compte dans une explication de type sociologique. La division entre passé, présent et futur peut notamment être critiquée. Le passé n'existe plus, et il ne peut pas agir directement sur le présent: le passé se concrétise aujourd'hui sous la forme de réalités matérielles (la maison où j'habite, l'entreprise où je travaille, la ville où je réside…) ou bien de dispositions intériorisées par l'individu. Le futur quant à lui n'existe pas et n'a aucun effet sur le présent: c'est la subjectivité individuelle qui permet d'anticiper le futur et d'agir en fonction de cette anticipation.
Passé et futur, mais également présent, sont médiés par le sujet, mais ces médiations (dans la «boîte noire» du cerveau humain) sont peu étudiées par les sciences sociales et plutôt abandonnées à la psychologie : les sciences sociales vont quant à elles s'attacher à des réalités matérielles qui permettent de donner une assise objective à leurs différentes interprétations. Néanmoins, de manière générale, elles s'appuient — à un moment ou l'autre de l'interprétation — sur des raisonnements de nature psychologique qui relèvent souvent du sens commun : ainsi, pour Bourdieu, le déclassement social — qui est un fait objectif mesurable — entraîne souvent une forme de ressentiment (subjectif) qui se traduira par exemple par un vote en faveur de l'extrême droite — un autre fait mesurable objectivement —.
Les sentiments et pensées peuvent bien sûr être analysés à travers notamment des questionnaires, mais les sciences sociales ne se contenteront pas de ces seuls éléments qui seront en principe reliés à des faits objectifs (par exemple le statut socioéconomique, la professsion, le sexe, etc.).

Cette tripartition, aussi simplificatrice soit-elle, permet de distinguer quelques approches classiques en sciences sociales. Ainsi, les influences du passé sur le comportement présent correspondent assez précisément à la notion d'habitus chez Pierre Bourdieu qui désignait par là l'intériorisation et même l'incorporation de manières d'être et de faire tout au long de l'existence sous forme d'habitudes qui ne sont plus questionnées au moment de l'action. L'interactionnisme d'Erving Goffman met en revanche l'accent, comme son nom l'indique, sur les interactions entre l'individu et son environnement présent, qu'il s'agisse de l'institution où il se trouve[6] ou des autres individus avec qui il se coordonne, que ce soit d'ailleurs sur le mode de la coopération ou au contraire de la rivalité. L'individualisme méthodologique d'un Raymond Boudon insiste sur l'importance de la conscience qu'ont les individus de leurs actions, sur le sens qu'ils leur donnent et sur les intentions qui les animent dans leurs choix : cette approche théorique privilégie les intentions des acteurs qui escomptent notamment un « bénéfice » futur, réel ou symbolique, de leurs actions, même si l'agrégat social des actions individuelles peut ne pas du tout correspondre aux intentions individuelles (comme dans l'exemple classique de l'embouteillage provoqué par la volonté des individus d'arriver à peu près au même moment au même endroit). L'on comprend qu'aucune de ces approches ne peut être considérée comme exclusive des autres, même si certaines polémiques entre sociologues peuvent parfois donner cette impression[7].

Par ailleurs, le premier type d'analyse — par l'influence du passé sur le comportement présent — relève apparemment d'un déterminisme classique : cause-conséquence, alors que l'analyse par l'intentionnalité des acteurs et la visée d'un futur semble spécifique aux sciences humaines. La dimension stratégique de l'action (comme chez Goffman) implique également une conscience de la situation présente qui est absente des sciences naturelles[8]. Si, pour des raisons épistémologiques, certains chercheurs peuvent préférer un type d'approche, aucune cependant ne peut prétendre seule expliquer totalement un comportement, comme on le comprend facilement à partir de ce schéma.

Enfin, on remarquera que, si, parmi les causes possibles d'un comportement que l'on a considérées dans ce petit exemple, la plupart d'entre elles sont de nature sociale, il y a au moins une cause biologique évidente : la faim qui me pousse à aller acheter un croissant ! Bien sûr, les sciences sociales privilégient les facteurs de nature sociale, mais elles ne peuvent pas exclure par principe des facteurs biologiques, même si ceux-ci sont également l'objet d'une réinterprétation subjective à la fois psychologique et sociale : je peux résister à la sensation de faim et préférer jeuner pour des raisons diététiques ou religieuses ou autres…

Les analyses en sciences sociales et plus largement en sciences humaines doivent donc prendre en considération plusieurs facteurs pour expliquer le plus complètement possible un comportement observable. Et l'on parlera donc de causalité multifactorielle. Certains facteurs peuvent-ils cependant être considérés comme plus déterminants que d'autres ? Peut-on dire que la « vraie » cause d'un comportement est par exemple l'intérêt plus ou moins caché de l'acteur (selon le schéma classique qui affirme qu'il n'y a pas de geste désintéressé et que les causes les plus nobles ne sont que le masque de l'égoïsme) ?

L'utilisation des statistiques

Il faut bien faire ici la distinction entre un comportement individuel, singulier, et une série de comportements plus ou moins similaires (par exemple ceux des élèves face à l'école). Si l'on considère de façon isolée le comportement d'un individu, par exemple dans une perspective historique, il n'est pas possible de décider quel est le facteur déterminant le plus important : aucune observation, aucune mesure, aucun témoignage même ne permet de déterminer la « vraie cause » d'un tel comportement. On peut prendre ici un exemple historique — dramatique — pour éclairer ce point. On sait qu'en août 1945, le président américain Harry Truman a décidé d'utiliser l'arme atomique, dont on venait de lui révéler l'existence, contre le Japon, d'abord à Hiroshima puis à Nagasaki. La première interprétation donnée à cette décision était relativement évidente : il s'agissait d'obliger le Japon à capituler sans conditions alors que les responsables militaires américains prévoyaient une invasion du pays qui serait coûteuse en vies américaines et qui pourrait prolonger la guerre pendant de longs mois encore. Cette interprétation a cependant été remise en cause dans les années 1960 par un historien américain, Gar Alperovitz[9], qui, en se basant sur d'autres sources, a montré que des considérations diplomatiques avaient certainement joué un rôle important dans la décision de Truman : alors que la Guerre froide se dessinait déjà avec l'Union Soviétique, il s'agissait par ce bombardement atomique de montrer la toute-puissance des États-Unis et de peser ainsi de manière décisive sur l'avenir du monde. On remarquera que ces interprétations laissent en suspens la question du jugement moral, judiciaire ou politique que l'on peut porter sur cette décision, même si l'on comprend facilement que la première, que l'on peut qualifier d'officielle, est plutôt favorable au président américain, tandis que la seconde est beaucoup plus critique et émanait d'ailleurs d'un opposant à la guerre du Viêt-nam. L'historien vise d'abord à expliquer les faits, même s'il peut bien sûr également porter un jugement sur les actes commis par les uns et les autres. Or si l'on considère cette décision individuelle, il semble clair que les deux éléments ont pesé dans le choix de Truman, mais nous n'avons aucun moyen de mesurer si l'un a été plus important que l'autre : même si l'on accumule les arguments en faveur de l'une ou de l'autre interprétation[10], ces deux considérations et bien d'autres étaient certainement présentes à l'esprit de Truman sans que l'on puisse dire que l'une a été plus importante que l'autre.

Cette réflexion vaut également lorsqu'on analyse un petit nombre de comportements individuels où l'on peut deviner l'effet de différents facteurs sociaux sans que l'on puisse cependant déterminer si l'un de ceux-ci a joué un rôle plus important qu'un autre. Ainsi, les attentats islamistes en France et en Belgique en 2015 ont donné lieu, par presse interposée, à des querelles d'experts, l'un affirmant qu'il s'agissait d'une « radicalisation de l'Islam », tandis qu'un autre prétendait qu'il s'agissait d'une « islamisation de la radicalité » avant qu'un troisième y voit un contrecoup de l'héritage post-colonial[11]. Vu le petit nombre d'auteurs d'attentats[12] en Europe (même s'ils furent très meurtriers), il est en fait impossible de déterminer l'importance de ces différents éléments dont on peut seulement discuter de la vraisemblance. En fait, ce sont les convictions idéologiques des différents chercheurs et de leurs lecteurs qui leur feront préférer l'une ou l'autre interprétation[13].

La perspective change cependant si l'on peut observer un grand nombre de phénomènes similaires qui peuvent alors donner lieu à une analyse statistique. Celle-ci va permettre de décrire de manière précise un phénomène — par exemple, le nombre de suicides par an et par pays — mais également d'établir — ou non — des corrélations entre le phénomène observé et différentes variables dites indépendantes comme l'âge, la profession, le sexe, le niveau d'études, la confession religieuse, le statut marital, etc[14]. L'analyse statistique révèle ainsi l'influence plus ou moins importante de ces différents facteurs et permet de dégager éventuellement des liens de causalité entre les comportements observés et différents facteurs qu'on considère comme déterminants.

Plusieurs remarques doivent être faites à ce propos. Comme tous les manuels de statistique le soulignent, une corrélation n'implique pas nécessairement une relation de causalité : des corrélations peuvent en effet être dues au hasard comme celle entre la consommation de chocolat dans un pays et le nombre de Prix Nobel[15] !

L'observation de certaines corrélations ne permet pas de déterminer quelle est la cause et quelle est la conséquence : ainsi, si l'on constate une corrélation entre le niveau d'éducation d'un pays et la richesse nationale, il n'est pas facile de décider si c'est la population mieux éduquée qui contribue à une plus grande richesse, ou bien si ce sont les ressources financières du pays qui lui permettent de consacrer plus de moyens à l'éducation[16]. Dans ce cas, l'on devine qu'il s'agit sans doute d'une causalité circulaire (et non pas linéaire), les deux phénomènes se renforçant mutuellement. Or les phénomènes sociaux se caractérisent souvent par ce type de causalité circulaire où l'effet agit à son tour sur la cause qu'il renforce et qui reproduit alors le même effet souvent en l'amplifiant. Ainsi, un mouvement de protestation qui suscite une répression policière violente risque bien de s'amplifier et de devenir à son tour violent, entraînant une nouvelle répression policière encore plus vive.

Enfin, une corrélation peut être due à une variable cachée qui influence les deux variables observées : on constate ainsi une surmortalité évidente dans les hôpitaux (par rapport aux lieux d'habitation privés), mais celle-ci n'est évidemment pas liée au lieu lui-même mais au fait que les personnes qui sont hospitalisées sont malades et souvent gravement malades. Ce n'est pas le lieu qui détermine le taux de mortalité mais bien l'état de santé affaibli des patients à l'hôpital[17].

Les statistiques en elles-mêmes n'indiquent donc pas des liens de causalité qui doivent faire l'objet d'une interprétation plus ou moins vraisemblable. Bien entendu, il y a de nombreux domaines où de telles corrélations sont avérées et où les liens de causalité sont largement analysés. Ainsi, dans le domaine de l'éducation, il est établi de longue date que la réussite scolaire des élèves dans les pays occidentaux (et sans doute ailleurs) dépend pour une grande part du statut socio-économique des parents ainsi que du niveau des diplômes que ceux-ci ont obtenus. Différents facteurs peuvent ainsi être pris en considération — le statut socio-économique, le niveau socioculturel des parents mais aussi le sexe des enfants, leur place dans la fratrie, le nombre de livres possédés à la maison, etc. — dont l'influence peut être mesurée de façon statistique même si l'interprétation en termes de causalité ne découle jamais directement des corrélations observées. Toujours dans le domaine de l'éducation, on observe par exemple depuis plusieurs décennies dans les pays occidentaux que les filles réussissent en moyenne mieux que les garçons à l'école, et cela jusque dans l'enseignement supérieur. D'autres différences apparaissent comme le fait que les filles s'orientent plutôt vers les sections littéraires alors que les garçons choisissent plus souvent les sections scientifiques et mathématiques[18]. Les différences sont statistiquement significatives, mais l'explication que l'on peut en donner ne peut pas être déduite directement des chiffres : ainsi, certains avancent que les filles sont en général mieux adaptées par leur éducation précoce aux normes scolaires d'obéissance, de discipline, de respect, que les garçons jugés plus « turbulents » ; d'autres mettent en avant les espérances différentes que filles et garçons mettent dans la réussite scolaire qui, pour les filles, serait synonyme d'indépendance (notamment par rapport à la famille) alors que les garçons auraient besoin de faire moins d'effort pour se garantir un statut supérieur (notamment par rapport aux filles).

Il ne s'agit pas ici de discuter de ces explications (il y en a d'autres), mais de souligner deux points importants. Les statistiques permettent de mesurer le « poids » de différents facteurs (grâce à des instruments parfois complexes comme les analyses de régression), mais pas — on l'a dit — d'en donner une explication qui repose toujours sur une part d'interprétation. Dans le cas des différences de réussite scolaire entre filles et garçons, on voit par exemple que de telles différences statistiques ne peuvent certainement pas être interprétées en termes d'inégalité ou de discrimination (à moins d'imaginer que les garçons soient discriminés par rapport aux filles…).

Par ailleurs, les analyses statistiques mettent en évidence des différences de comportement entre groupes — selon l'analyse classique d'Émile Durkheim, les hommes célibataires se suicident en plus grand nombre que les hommes mariés, et il en déduisait donc un effet « protecteur » du mariage, en tout cas pour les hommes —, et les interprétations qui en sont proposées ne peuvent dès lors prétendre expliquer que les différences entre comportements, et non pas les comportements eux-mêmes. L'analyse sociologique va expliquer pourquoi les enfants des classes socioculturellement privilégiées réussissent en général mieux que ceux issus des milieux défavorisés, mais pas pourquoi certains enfants socioculturellement défavorisés réussissent néanmoins à l'école et que d'autres enfants issus de milieux privilégiés échouent plus ou moins gravement. Bien entendu, des analyses subséquentes peuvent porter sur ces comportements minoritaires, mais les facteurs mis alors en évidence seront différents de ceux censés expliquer les comportements « majoritaires » dans le même groupe. Même lorsque l'analyse met en évidence une cause sous-jacente — comme l'anomie expliquant chez Durkheim la propension au suicide —, cette cause n'est jamais le déterminant unique du comportement : toutes les personnes en situation d'anomie ne se suicident heureusement pas !

L'on en revient ainsi à notre schéma de départ : le comportement individuel est déterminé par de multiples facteurs sans que l'on puisse décider lequel est le plus important, si du moins on le considère de façon isolée. Les statistiques (mais également l'observation qualitative d'un grand nombre de cas comme en anthropologie ou en histoire[19]) permettent en revanche de mesurer l'influence plus ou moins importante de différents facteurs, mais aucun de ces facteurs n'agit de façon « mécanique », et les comportements observés, même dans un groupe socialement homogène, sont relativement divers comme on le constate facilement en observant une fratrie. Enfin, l'on n'oubliera pas qu'il faut tenir compte de la part nécessairement hypothétique de l'interprétation causale même quand elle s'appuie sur des données statistiques apparemment solides et probantes[20].

L'hypothèse déterministe en sciences sociales

La causalité en sciences sociales n'a rien de mécanique, et l'explication dans ce champ ne permet pas d'affirmer par exemple que « la vraie cause » de tel ou tel phénomène réside dans tel facteur social. Cela ne signifie pas qu'en ce domaine, on renonce à rechercher les causes des comportements (ou des réalités) observés. Mais ces causes sont diverses et ont un « poids » différent que l'on peut, dans le meilleur des cas, définir de façon statistique. On remarquera que ce type d'explication de nature statistique n'est pas propre aux sciences humaines. En physique, l'on sait bien que le lancer d'un dé donne une chance sur six au joueur de prévoir (alors que le lancer du dodécaèdre régulier, sans doute moins utilisé dans la vie courante, lui donnerait une chance sur douze), même si aucun physicien n'est capable aujourd'hui sur base de ses connaissances de faire une meilleure prédiction que n'importe quel joueur (pour autant que le dé ne soit pas pipé…). Mais un tel savoir de nature statistique, qui peut dans ce cas sembler évident et de peu d'intérêt (sauf pour les amateurs de casino), se retrouve dans un grand nombre de domaines scientifiques : en santé publique, lorsqu'on affirme par exemple qu'une nourriture trop grasse et trop sucrée, réduit l'espérance de vie des populations concernées, ce savoir (parfois calculé de façon très précise) est évidemment tout à fait pertinent même si certains individus ayant de telles pratiques alimentaires vivent plus vieux que d'autres adeptes du régime dit méditerranéen. Une vérité statistique n'est pas une vérité individuelle, mais une telle vérité (pour autant qu'elle ait été établie correctement) révèle des causalités sous-jacentes incontestables, même si celles-ci doivent faire l'objet d'une analyse et d'une interprétation subséquentes (comme le fait que la consommation de sucre favorise le diabète de type 2).

La causalité dans les sciences sociales est du même type, et il n'y a pas de raison de déconsidérer ce genre d'explications pour autant qu'on en conçoive bien les limites. Il faut à ce propos souligner un point important qu'on a déjà évoqué, à savoir que les déterminants sociaux (comme le statut économique et social, le sexe, l'âge…) n'agissent pas directement — sauf de façon exceptionnelle — sur les comportements (selon le schéma behavioriste classique stimulus-réponse[21]) et sont toujours interprétés et retravaillés par nos représentations mentales. Celles-ci peuvent être fausses, totalement ou partiellement, illusoires au sens marxiste du terme (quand Marx affirme par exemple que « la religion est l'opium du peuple »), mais il est incontestable qu'elles orientent nos actions : si je crois à la gravité d'une pandémie, je respecterai certainement mieux les consignes de confinement qui me sont imposées que si je considère que le risque est surestimé par les autorités.

L'explication en sciences sociales repose donc sur un postulat déterministe, même si les causalités mises en évidence sont de nature statistique et reposent sur des facteurs multiples et divers (qui sont pour une part de nature intentionnelle). Mais ce postulat s'applique à l'ensemble de nos comportements qui tous, contrairement à une opinion courante, relèvent de ce type d'explications. De façon sans doute superficielle, beaucoup d'entre nous opposons en effet le « conditionnement » social (par exemple par la propagande, la télévision, la publicité, les mass médias…) à notre liberté intérieure et à notre esprit critique qui nous permettraient d'échapper à un tel conditionnement. Dans une perspective sociologique, il s'agit là cependant d'une forme d'illusion qui peut d'ailleurs être partiellement expliquée par l'idéologie individualiste qui caractérise les sociétés occidentales modernes : depuis le 19e siècle au moins, la valorisation de l'individualité est largement partagée et promotionnée notamment par les milieux artistes qui défendent « l'anticonformisme » par opposition au conformisme des « bourgeois » et des masses représentées comme des moutons bêlants. Mais pour le sociologue, cet « anticonformisme » est également une construction historique qui s'explique par certains caractères des sociétés modernes dont le développement a défait les solidarités et les hiérarchies anciennes au profit d'individus atomisés[22].

On remarquera qu'en tant qu'agents sociaux, nous passons très facilement d'un point de vue à l'autre : en faveur du déterminisme ou au contraire du libre-arbitre. Très généralement, nous percevons chez autrui les effets d'influences extérieures dont nous nous croyons en revanche préservés. Un exemple simple et peu polémique peut éclairer ce point. L'on sait que, depuis quelques décennies, les tatouages se sont répandus dans les sociétés occidentales alors qu'il s'agissait jusque-là d'une pratique très minoritaire et stigmatisée (associée, dans le meilleur des cas, aux marins et, dans le pire, aux délinquants…). On retrouve alors, sur cette pratique, les deux points de vue opposés que l'on vient d'évoquer : pour les personnes qui n'apprécient pas ce genre de décoration corporelle, il s'agit typiquement d'un « effet de mode » dont sont « victimes » ceux ou celles qui y recourent ; en revanche, les tatouages sont considérés par leurs adeptes comme un libre choix (ne serait-ce que leur motif !) où il n'y a nulle contrainte ni aliénation due à la mode ou à des influences extérieures comme celle du groupe d'appartenance, et ils estimeront généralement que les « opposants » ou les « critiques » sont victimes de préjugés liés à l'âge ou à la condition sociale. Pour éclairer cette différence de points de vue, il suffit de revenir à notre schéma de départ qui mettait en évidence l'influence possible de différents facteurs sans que l'on puisse décider au niveau individuel de leur caractère plus ou moins décisif : il y a incontestablement un effet de mode lié d'ailleurs à une multiplication de boutiques de tatoueurs, et l'on pourrait sans doute établir des corrélations entre le choix ou non de se faire tatouer et différentes caractéristiques sociales ; mais, même si l'une de ces corrélations se révélait particulièrement significative, la relation de causalité serait de nature statistique et révélerait des différences de comportements entre groupes sans pouvoir prétendre expliquer complètement ce choix (ou non-choix). Une analyse qualitative[23] auprès d'un nombre plus ou moins important d'individus pourrait, quant à elle, éclairer la signification qu'a ce geste pour ces personnes (signification qui sera plus ou moins largement partagée et qui se révélera en cela comme une construction sociale), mais elle ne pourra pas expliquer pourquoi elles donnent (ou non) un tel sens à cette pratique ni si cette signification suffit à entraîner le passage à l'acte (qui, en l'occurrence, est plus ou moins douloureux).

On remarquera encore à ce propos que nous changeons facilement de perspective face aux actes des uns et des autres en passant d'une perspective explicative (déterministe) à un point de vue moral (qui met l'accent sur le libre arbitre) : ainsi, l'on expliquera facilement des les phénomènes de délinquance par les conditions sociales qui pèsent sur leurs auteurs (pauvreté, exclusion, discrimination…), tout en condamnant des responsables politiques pour leur impéritie, leur égoïsme ou incompétence[24] sans tenir compte des conditions dans lesquelles s'exerce ce pouvoir et comme si ce pouvoir dépendait entièrement des libres choix de ceux qui l'exercent. Bien entendu, comme tout un chacun, le sociologue a le droit d'avoir des opinions politiques, mais le glissement opéré — par exemple dans des interviews ou des tribunes de journaux — mérite d'être relevé.

L'arbitraire social

Dans la perspective déterministe qui est celle des sciences sociales (comme des autres sciences), il reste un dernier point à éclairer, à savoir l'affirmation souvent répétée que toutes les réalités sociales sont des constructions arbitraires. Il s'agit là d'une critique ancienne à dimension politique qu'on peut faire remonter à La Boétie et à son Discours de la servitude volontaire (1576) qui remettait en cause la légitimité des princes et des tyrans à gouverner en soulignant que leur puissance ne dépendait en fait que de la volonté aliénée de leurs sujets renonçant volontairement mais également inconsciemment à leur propre liberté. De ce point de vue, la diversité de mœurs et des coutumes — « vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà », selon le mot de Pascal —, des institutions, des normes et des autres réalités sociales, révèle leur caractère arbitraire et variable selon les lieux et les époques. Tous les mouvements sociaux visent en particulier à changer un ordre des choses qu'ils jugent injuste et qui peut, sinon qui doit, être transformé. Une telle affirmation semble néanmoins contradictoire avec le postulat déterministe à la base de toute explication scientifique : si la société est une création arbitraire, y a-t-il autre chose à expliquer que son caractère arbitraire ? Et la sociologie n'est-elle pas une science inutile ? Les choses ne sont évidemment pas aussi simples. L'on partira ici d'un exemple peu polémique avant d'aborder des réalités plus problématiques.

La diversité des langues humaines a depuis longtemps été remarquée, et un des fondateurs de la linguistique moderne, Ferdinand de Saussure, a mis à la base de sa réflexion le caractère arbitraire de la relation entre le signifiant et le signifié, entre la « forme » des mots et leur sens : /Hund/ en allemand et /chien/ en français désignent le même animal mais ne se prononcent pas de la même manière dans ces deux langues, et bien sûr le chinois, l'espagnol ou le swahili utilisent encore d'autres mots (ou plus exactement d'autres morphèmes). On remarquera à ce propos que nous parlons très généralement la langue que nous ont apprise de façon spontanée nos parents, et que n'importe quel petit enfant a la capacité de parler n'importe quelle langue, bien que cette capacité semble diminuer avec l'âge. Peut-on dès lors en conclure que les langues dans leur ensemble sont arbitraires et n'obéissent à aucune nécessité ?[25]

Il n'en est rien. Les différentes langues ont d'abord une organisation interne et forment un système que nous devons respecter si nous voulons nous faire comprendre : l'ordre syntaxique en français nous impose de placer le sujet avant le verbe suivi du complément, si nous voulons distinguer le coupable dans la phrase « Jacques a frappé Henri », qui ne signifie évidemment pas la même chose que « Henri a frappé Jacques » ! L'ordre syntaxique en français n'est donc pas du tout arbitraire et influe sur la signification que l'on veut transmettre. D'autres langues utilisent des moyens tout à fait différents comme le système des flexions qui permettent de distinguer en latin le nominatif et l'accusatif. Mais cette organisation propre à chaque langue est nécessaire pour permettre l'intercompréhension. C'est cette organisation interne qu'étudie en particulier la linguistique synchronique et qui s'explique par les nécessités d'une communication complexe. Sans organisation syntaxique mais également sans système phonologique[26] ou morphématique[27], le système linguistique ne fonctionnerait pas, sinon de façon extrêmement sommaire.

Par ailleurs, des facteurs historiques et sociaux très évidents expliquent pourquoi je parle le français et non pas le japonais ou le wolof. C'est bien sûr l'héritage de mon éducation qui détermine ce qui pour moi est ma langue maternelle. Mais un tel héritage — sur lequel j'ai apparemment peu de prise — peut également faire l'objet d'une appropriation stratégique : en fonction des situations, je peux faire le choix d'un vocabulaire plutôt raffiné ou au contraire vulgaire si je veux par exemple heurter ou choquer mon auditoire. Il y a également des mots à la mode que je peux privilégier ou au contraire rejeter.

Qu'est-ce que tout cela signifie ? La langue, bien loin d'être une construction arbitraire, est une réalité sociale qui résulte de l'interaction de multiples acteurs et dont la construction actuelle comme l'évolution historique s'expliquent par de nombreux facteurs qu'il est possible de repérer et d'analyser. On sait par exemple comment certaines populations ont pu défendre leur langue minoritaire (qualifiée souvent péjorativement de dialecte ou de patois) face à un État culturellement et linguistiquement dominant : en qualifiant la langue de construction sociale arbitraire, on ne peut évidemment comprendre comment certaines langues ont pu s'imposer ou au contraire résister face à d'autres. Les sciences sociales et historiques (mais également linguistiques) ont bien sûr pour objectif de comprendre de telles réalités sociales aussi mouvantes soient-elles et ne peuvent simplement affirmer qu'il s'agit là de constructions arbitraires. Affirmer qu'une réalité sociale est arbitraire est le plus souvent un jugement moral ou politique mais n'est en aucune façon une explication : le rôle des sciences sociales est précisément de montrer en quoi cette réalité, loin d'être arbitraire, est déterminée par de multiples facteurs sociaux même si, encore une fois, ces déterminismes n'ont rien de mécanique. Et les corrélations observées — comme par exemple les liaisons stables entre le signifiant et le signifié dans le système de la langue — n'impliquent pas nécessairement une relation de causalité : dans ce cas, elles peuvent être dites arbitraires mais d'autres facteurs expliquent alors la réalité sociale en cause et, dans ce cas-ci, sa stabilité[28].

On conclura en rappelant que l'explication en sciences sociales ou humaines ne vise pas à légitimer d'un point de vue moral, politique, éthique ou même esthétique les réalités analysées. Les historiens qui étudient une réalité terrifiante comme la destruction des Juifs d'Europe par les nazis ne cherchent évidemment pas à justifier d'une quelconque façon ces crimes. Et, pour prendre un exemple sans doute moins grave mais plus actuel, la division genrée des tâches, des fonctions, des emplois et de bien d'autres aspects de la vie privée et publique est tout à fait critiquable — et je la critique personnellement — mais en dénoncer l'arbitraire ne suffit pas à en expliquer la réalité (historique[29]) ni la persistance jusqu'à nos jours [30]. Mais ce que peuvent prétendre les sciences sociales, c'est décrire les différentes composantes de cette réalité (ou de ces réalités sans doute diverses) et d'en éclairer au moins certains facteurs déterminants comme d'ailleurs les réactions égalitaires et féministes qui s'y sont opposées et s'y opposent encore.


1. Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique. Paris PUF, 1977, p. 16.

2. « Préface de la première édition », op.cit., p. VII.

3. Une polémique (assez brève) a ainsi secoué le milieu des sociologues lors de la publication de l'ouvrage de Gérald Bronner et Étienne Géhin, Le Danger sociologique (Paris, Puf, 2017) auquel il fut répondu vertement par exemple par Arnaud Saint-Martin, « Le danger sociologique ? Un feu de paille », Zilsel, 2018/1 (N° 3), p. 411-442.

4. Il n'y a pas évidemment de « sens commun » : nous utilisons ici l'expression pour désigner le vaste monde des non-spécialistes par opposition aux spécialistes des sciences sociales, étant bien entendu qu'il n'y a pas de frontière étanche entre les deux mais un large continuum.

5. Pour un court rappel de ce contexte : Michel Condé, Pourquoi les « négationnistes » ne sont pas des historiens, Liège, Les Grignoux, 2017, p. 1-12.

6. On pense bien sûr à l'ouvrage classique d'Erving Goffman, Asiles (Paris, Minuit, 1968).

7. L'opposition théorique entre Pierre Bourdieu et Raymond Boudon est un des classiques des études en sociologie. Les travaux de Bourdieu ne se résument cependant pas à la notion d'habitus et comportent très généralement une analyse des stratégies des acteurs (et donc de leur intentionnalité) même si ces stratégies sont influencées par leur habitus.

8. On signalera à ce propos que certains auteurs en éthologie n'hésitent pas aujourd'hui à attribuer aux animaux (ou du moins à certaines espèces) des formes plus ou moins complexes de conscience, sinon de conscience de soi mais également de sentiments et d'émotions (Frans de Waal, L'Âge de l'empathie : leçons de nature pour une société plus apaisée, Paris, Éditions Les Liens qui libèrent, 2010). À l'inverse, certains courants en psychologie comme le behaviorisme refusent de considérer l'intériorité des individus (pensées, sentiments, émotions) au profit de la seule observation des comportements, selon le schéma classique stimulus-réponse.

9. On suit ici les informations fournies par la version anglaise de Wikipedia anglais.

10. Argument en faveur de la première interprétation : Truman pouvait difficilement justifier devant son opinion publique un refus de recourir à l'arme atomique permettant de sauver la vie de nombreux soldats américains. Argument en faveur de la seconde interprétation : les principaux responsables militaires américains estimaient que l'effondrement du Japon interviendrait rapidement, avant même l'invasion du Japon, et que le recours à l'arme atomique était dès lors inutile. Chacun de ces arguments peut ensuite faire l'objet d'une contre-argumentation.

11. Il s'agissait des interprétations respectives de Gilles Kepel, Olivier Roy et François Burgat. La radicalisation de l'Islam désigne l'hégémonie nouvelle du courant salafiste sur les populations musulmanes ; en revanche, l'islamisation de la radicalité décrit une révolte générationnelle qui se transforme en combat religieux ; la troisième thèse met notamment l'accent sur les discriminations dont l'ensemble des musulmans sont victimes en Occident ou de la part de l'Occident.

12. Il y a sans doute eu une confusion notamment dans la presse quant aux personnes visées par ces analyses. Les journalistes pensaient évidemment aux auteurs des attentats en Europe qui étaient en très petit nombre, alors que les analyses portaient sans doute sur des groupes beaucoup plus larges : les occidentaux partis combattre en Syrie, les musulmans du monde entier qui avaient rejoint Daesh, tous ceux qui, notamment via les réseaux sociaux, étaient sensibles à l'idéologie de cette organisation… Les analyses en question ne portaient sans doute pas sur les mêmes personnes dont ces sociologues et politologues n'avaient d'ailleurs qu'une connaissance indirecte.

13. On peut citer une autre querelle historique à titre d'exemple, celle qui a opposé notamment Frédéric Rousseau (La Guerre censurée. Une histoire des combattants européens de 14-18, Paris, Seuil, 1999) à Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker (14-18. Retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000) à propos du « consentement » des soldats à la guerre : le premier soulignait les contraintes qui pesaient sur les combattants (notamment la menace d'être fusillés pour l'exemple), et les seconds mettaient en avant une forme de consentement patriotique pouvant aller jusqu'au sacrifice de soi. Même en accumulant les témoignages et documents (qui sont en grand nombre), il est pratiquement impossible de trancher de façon unilatérale en faveur de l'une ou l'autre thèse. Bien entendu, ces thèses ont pu être nuancées (les officiers étaient certainement animés d'un plus fort patriotisme que les simples soldats, l'attitude des combattants a dû certainement changer avec l'enlisement dans la guerre des tranchées, etc.), mais l'on doit sans doute admettre que les deux facteurs ont déterminé l'attitude au combat des soldats sans que l'on puisse mesurer leur poids exact.

14. On se réfère bien sûr ici à l'ouvrage classique d'Émile Durkheim sur le Suicide (Paris, Alcan, 1897).

15. Le Monde.

16. SESâme

17. Les faits sont plus complexes qu'évoqué puisque les hôpitaux sont le lieu de certaines infections spécifiques dites nosocomiales. Mais dans ce cas aussi, la « cause » n'est pas le lieu en lui-même mais des soins ou des gestes de soignants insuffisamment précautionneux.

18. Le Monde

19. Le recours aux statistiques est loin d'être général en sociologie et beaucoup de travaux sont de nature qualitative. Dans ce cas cependant, l'observation va s'intéresser aux comportements dominants dans un groupe qui apparaîtront comme la norme du groupe qu'il s'agira d'expliquer par les différentes dimensions de la situation sociale où se trouve le groupe. Les comportements anormaux, déviants ou minoritaires, pourront également être expliqués par d'autres facteurs de la situation sociale. L'approche qualitative entraîne généralement l'adhésion du lecteur par sa cohérence et les nombreux aspects de la situation dont elle rend compte. Même si les données ne sont pas chiffrées, on peut parler d'un effet de nombre. Mais cela n'empêche pas des querelles entre sociologues ou historiens étudiant les mêmes phénomènes de masse. Ainsi, Daniel Godlhagen observant les Bourreaux volontaires de Hitler (Paris, Seuil, 1997), c'est-à-dire les soldats et les policiers allemands ayant participé directement aux massacres de populations juives pendant la Seconde Guerre mondiale, a mis en évidence ce qu'il estime être un antisémitisme propre à l'histoire de l'Allemagne qu'il qualifie d'éliminationniste ; il s'opposait en cela à un autre historien, Christopher Browning, auteur Des Hommes ordinaires : le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne (Paris, Les Belles Lettres, 1994), qui mettait en avant les effets des petits groupes de pairs comme la crainte de « perdre la face » ou de « paraître lâche », ou encore la « division du travail » qui atomise la responsabilité individuelle, ou même l'abus d'alcool qui facilite le passage à l'acte. Il n'y a sans doute pas de preuve ni d'épreuve décisive (au sens de Karl Popper) pour choisir entre l'une ou l'autre thèse mais seulement des arguments plus ou moins cohérents s'appuyant sur des éléments plus ou moins nombreux. Il y a généralisation (à partir d'un grand nombre de cas observés) mais on ne peut pas parler de « lois » similaires à celles mises en évidence dans les sciences naturelles. On peut à ce propos se reporter à l'ouvrage (assez ardu !) de Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. L'espace non-poppérien du raisonnement naturel (Paris, Nathan, 1991).

20. On n'abordera pas ici la manière dont sont élaborées ces données statistiques : les manuels de sociologie soulignent que le recueil de ces données impose un travail de construction (par exemple, l'élaboration d'un questionnaire ou bien la détermination du statut socioéconomique des personnes) et qu'il peut donc être mal fait et notamment biaisé par les préjugés de son ou ses responsables.

21. Un psychologue comme Daniel Kahneman distingue deux « systèmes de pensée », l'un étant extrêmement rapide et intuitif (pouvant être décrit selon le schéma stimulus-réponse), l'autre plus lent, plus contrôlé et plus réfléchi. Si je traverse la rue et que j'entends un grand bruit, la surprise va m'immobiliser de façon instinctive. On remarquera également que, dans les expérimentations de renforcement positif dans le behaviorisme skinnerien, il s'agit bien d'un renforcement (souvent progressif) des comportements, ce qui implique que la « boîte noire » du cerveau (humain mais également animal) ne réagit pas de manière mécanique aux stimuli (sauf exceptions comme la surprise).

22. Tout cela a été largement analysé par des anthropologues comme Louis Dumont (Essais sur l'individualisme. Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, Paris, Seuil, 1983), des historiens comme Norbert Elias (La Société des individus, Paris, Fayard, 1991) et des sociologues comme Luc Boltanski et Eve Chiapello (Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris Gallimard, 1999, en particulier l'analyse de la récupération par les entreprises de la « critique artiste » de l'aliénation moderne notamment par le travail répétitif et atomisé).

23. Voir par exemple Sébastien Lo Sardo, « De chair, d'encre et de quotidien », Techniques & Culture [En ligne], 52-53 | 2009, mis en ligne le 01 août 2012, consulté le 08 juin 2020.

24. Pour prendre un autre exemple, on remarque par exemple qu'il y a eu beaucoup d'analyses portant sur les auteurs d'attentats islamiques et les conditions sociales qui ont favorisé leur passage à l'acte, alors qu'elles sont beaucoup plus rares dans le cas des terroristes d'extrême droite (comme Anders Breivik), comme si, pour ceux-ci, l'idéologie raciste, violente d'inspiration fasciste ou néo-nazie, suffisait à expliquer complètement leurs actes.

25. On se souviendra à ce propos que des réformateurs sociaux ont voulu promouvoir une langue internationale, construite de façon artificielle, l'espéranto qui a rencontré un certain succès. Il reste bien sûr à comprendre pourquoi cette langue en principe plus simple et facile à apprendre est restée marginale. On se souviendra également que, dans un contexte de gauchisme exacerbé, Roland Barthes, s'appuyant sur le caractère de construction sociale de la langue, avait osé la formule « la langue est fasciste » ! On voit évidemment le glissement de sens : d'arbitraire au sens de non motivé à pouvoir arbitraire, nécessairement fasciste.

26. Les phonèmes sont les plus petites unités sonores distinctives d'une langue : en français, un seul phonème distingue (à l'oral) les mots rat et roux /a/ et /u/. Toutes les langues n'ont pas le même système de phonèmes et l'on sait par exemple que l'espagnol dispose de la jota /x/ inconnue en français. Ces systèmes sont donc différents selon les langues et peuvent être considérés comme partiellement arbitraires mais ils sont organisés de façon « interne » selon des oppositions régulières (l'occlusion permet par exemple de distinguer en français le /p/ du /b/ mais également le /t/ du /d/ ou encore le /k/ du /g/ : on parle bien ici de « sons », et non de la langue écrite).

27. Les morphèmes désignent les unités minimales de sens, ce qui peut correspondre sommairement aux mots : par exemple, « chat » ou « chien ». On semble retrouver ici l'arbitraire du signe dont parlait Saussure. Mais les morphèmes n'échappent pas à toute organisation interne : dans « curieuse », « fameuse », « courageuse », il y a en fait deux ou trois morphèmes curi- (qu'on retrouve dans curiosité), -eu- (qui désigne une qualité) et –se (qui féminise la personne dotée de cette qualité). On voit bien que les morphèmes s'organisent de façon (relativement) cohérente, ce qui nous permet de comprendre plus facilement de nouveaux mots (« vitrioleuse » dans un fait divers) et parfois d'en construire certains (« changeuse », « zingueuse» ?).

28. Pour prendre un exemple simple dans le monde naturel, la relation entre la couleur de chaque variété de pommes et celle de leur chair est évidemment arbitraire (certaines pommes sont extérieurement jaunes, d'autres vertes, d'autres rouges, d'autres multicolores…), mais cela ne signifie évidemment pas que cette couleur soit « arbitraire » ! La relation entre la couleur extérieure et la couleur intérieure de la pomme est arbitraire — elle n'existe tout simplement pas —, mais cela ne signifie pas que la réalité de la « pomme » soit arbitraire. Les facteurs explicatifs sont ailleurs, en particulier dans le patrimoine génétique des différentes variétés.

29. Sans que cet ouvrage ne prétende épuiser le sujet, on peut notamment se reporter à l'Histoire des femmes en Occident, sous la direction de Georges Duby et Michelle Perrot (en cinq volumes).

30. Parmi d'autres ouvrages, on consultera par exemple Françoise Héritier, Masculin/Féminin (en deux volumes), Paris, Odile Jacob, 1996 & 2002.

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