Une fiche réalisée par le centre culturel Les Grignoux
et consacrée au film
Le Géant égoïste (The Selfish Giant)
un film de de Clio Barnard
Grande-Bretagne, 2013, 1h33
Le Géant égoïste se présente comme une fiction réaliste mettant en scène deux jeunes adolescents, laissés-pour-compte de l'Angleterre contemporaine. Exclus de l'école et étrangers dans leur propre quartier, Arbor et son meilleur ami Swifty rencontrent Kitten, un ferrailleur local qui récupère illégalement les métaux volés aux alentours. À leur tour, les deux adolescents se mettent à déambuler avec une vieille charrette tirée par un cheval à la recherche de ferraille abandonnée.
Swifty a cependant un don naturel avec les chevaux, ce qui attire l'attention de Kitten, qui organise par ailleurs des courses clandestines. Le ferrailleur envisage bientôt de l'utiliser comme jockey, alors que l'autre adolescent, Arbor, se préoccupe de tous les moyens possibles pour gagner plus d'argent avec des métaux récupérés ou volés. Il est vrai que les familles des deux jeunes gens sont confrontées à de graves difficultés financières. Mais en favorisant Swifty, Kitten provoque la jalousie d'Arbor, et les tensions s'accumulent entre les deux amis jusqu'à conduire à un événement tragique.
Le Géant égoïste se signale de prime abord par son regard presque documentaire sur la pauvreté en Grande-Bretagne : misère économique, chômage, stigmatisation, violence, exploitation, drogue, assistanat et contrôle social, tous ces aspects de la vie des laissés-pour-compte sont décrits en quelques images significatives. Mais le film raconte également une histoire d'adolescence, l'histoire d'une amitié entre deux garçons confrontés à monde d'adultes dont ils deviendront les victimes plus ou moins involontaires.
Bien que les personnages principaux soient de jeunes adolescents de douze ou treize ans à peine, le film s'adresse sans doute à un public légèrement plus âgé : sa peinture réaliste d'un milieu défavorisé, la violence physique ou verbale qui dominent les relations sociales, le pessimisme général qui s'en dégage peuvent en effet désarçonner un jeune public surtout si la vision de ce film n'est pas suivie d'une phase d'échange et de réflexion avec des spectateurs adultes.
De nombreuses thématiques liées à la santé peuvent être abordées à travers ce film, notamment les inégalités sociales et culturelles en matière d'accès à la santé, les troubles de l'attention et l'échec scolaire, ou encore la place des adolescents dans la société actuelle… Un thème mérite peut-être plus l'attention, celui de la prise de risque, fréquente à l'adolescence, et ses conséquences possibles sur la santé. C'est ce thème que l'on souhaite plus particulièrement développer ici (en conseillant cependant au lecteur de voir d'abord le film s'il ne veut pas que le sujet soit largement défloré par nos commentaires).
Il importe cependant ici de bien comprendre la démarche proposée. Le Géant égoïste est un film qui représente - même s'il y a une part importante de fiction et de mise en scène - une réalité sociale relativement spécifique, celle d'une population britannique pauvre et précarisée. Et l'on trouverait sans aucun doute des situations sociales similaires dans la plupart des autres pays européens. Les raisons premières des risques plus ou moins importants que prennent les adolescents dans le film est certainement à chercher dans cette situation sociale. Mais l'objectif de l'animation proposée n'est pas de rechercher les causes du comportement des personnages mis en scène, car l'on s'adresse ici à un public - celui qui aura vu le film - qui n'est pas confronté dans sa majorité - on peut du moins le supposer - aux mêmes conditions sociales particulièrement difficiles. Analyser les causes des comportements à risque représentés dans le film conduirait en fait à « éloigner » les personnages, à les renvoyer à leur condition sociale et, dans le pire des cas, à les stigmatiser (« C'est parce qu'ils sont pauvres qu'ils se comportent de manière dangereuse »). L'on vise plutôt ici à favoriser l'identification spontanée aux personnages pour induire ensuite une prise de conscience des risques le plus souvent méconnus que tous nous pouvons prendre en l'une ou l'autre circonstance : c'est à un cheminement indirect que l'on souhaite conduire les participants en utilisant les situations illustrées par la fiction cinématographique pour réfléchir à nos propres comportements, même s'ils peuvent être très éloignés en apparence de ceux mis en scène dans le film.
Si l'on parle d'une éventuelle prise de risque par les personnages du Géant égoïste, les spectateurs se souviendront facilement de la scène la plus dramatique où Swifty voulant aider son copain à récupérer un câble est brutalement électrocuté. Ce simple accident mérite cependant un petit questionnement : cet événement a-t-il surpris les spectateurs ? Quelle est la cause de cet accident ? Quelle imprudence a commise Swifty ? Certains facteurs ont-ils accru le risque couru ? Quelles précautions faut-il prendre quand on manipule des câbles sous tension ?
On constatera vraisemblablement des différences importantes dans les réponses apportées à ces questions : certains spectateurs sont sans doute bien informés des risques électriques mais d'autres le sont certainement moins et peuvent même avoir des conceptions erronées à ce propos. Si tout le monde sait que l'électricité est dangereuse, ce risque reste souvent mal défini comme en témoigne malheureusement l'accident de Swifty. Dans ce cas-ci, on peut repérer au moins quatre facteurs de risque : Swifty ne porte pas de bottes ni de gants en manipulant le câble volé ; en outre, comme il sort d'un endroit souterrain, il a un contact direct - par les mains, par les genoux, par d'autres parties du corps - avec la terre, ce qui permet le passage du courant ; l'humidité ambiante, qui imbibe ses vêtements, peut également favoriser la conductibilité de son corps ; enfin, il est vraisemblable que le câble était porteur d'un courant à haute tension : dans ce cas, un arc électrique peut se produire même sans contact direct (ce qui explique bien sûr les recommandations de prudence devant les entrées des cabines à haute tension).
Mais c'est peut-être la première question qui a le plus d'intérêt : cet accident a-t-il surpris les spectateurs ? Même si les réponses peuvent varier, beaucoup devront admettre qu'ils ont effectivement été surpris par cet événement, la surprise étant évidemment une des caractéristiques essentielles des accidents : si la réflexion nous fait bien prendre conscience après coup des facteurs de risque, nous avons néanmoins tendance à négliger ces facteurs dans le cours des événements jusqu'à ce que survienne un accident inattendu, même si celui mis ici en scène relève heureusement de la fiction cinématographique. Deux éléments doivent donc être pris en considération dans ce type d'accident : la mauvaise connaissance des risques liés à certains comportements, mais aussi la sous-estimation de ces risques.
Le Géant égoïste peut ainsi être l'occasion d'une réflexion plus générale sur la prise de risque notamment à l'adolescence, même si bien sûr les autres âges de la vie ne sont pas exempts de tels comportements. Demandons donc simplement aux spectateurs s'ils se souviennent d'autres séquences du film marquées par des risques pour la santé physique ou mentale de l'un ou l'autre protagoniste.
Les réponses seront sans doute assez maigres et évasives : rien vraisemblablement ne paraîtra aussi dangereux que l'accident survenu à Swifty, si ce n'est peut-être le geste du ferrailleur Kitten qui menace de plonger la main d'Arbor dans une machine à dénuder les câbles ; mais, comme il s'agit d'un acte volontaire (et criminel), on ne peut sans doute pas à proprement parler d'un comportement à risque. Notons néanmoins les suggestions éventuelles (au tableau par exemple), puis proposons aux spectateurs de revenir sur une série de scènes précises du film : on leur demandera plus précisément d'évaluer les risques inhérents aux comportements mis en scène. Il s'agira entre autres des séquences suivantes :
Un peu de réflexion suffit à montrer que toutes ces séquences illustrent des prises de risques plus ou moins importantes, même si, comme spectateurs, nous les remarquons à peine au cours de la projection. Ainsi, le vol de câble le long de la voie ferrée au tout début du film est sans doute aussi dangereux que celui du câble souterrain qui sera fatal à Swifty. Mais, comme ce premier épisode est sans conséquences graves, nous l'oublions rapidement et nous négligeons facilement les risques qu'il comporte.
Les risques illustrés dans de nombreuses scènes du film sont cependant de nature très différente, et il peut sembler hasardeux de comparer des activités illégales comme le vol de câbles électriques avec d'autres plus banales comme la circulation en ville. Mais c'est précisément parce qu'elles sont très différentes qu'elles méritent une réflexion au cas par cas ; il est en outre intéressant de chercher d'autres situations dans l'expérience de chacun qui illustrent le même type de risques. La place manque ici pour une analyse complète, et l'on se contentera de quelques exemples, mais une discussion un peu plus approfondie avec les spectateurs devrait permettre de mesurer de façon plus réfléchie les dangers des autres situations citées.
Circuler à cheval dans une ville moderne peut sembler inhabituel, même si la cinéaste Clio Barnard explique dans le dossier de presse qu'il s'agit là d'une situation fréquemment rencontrée dans la région paupérisée de Bradford. Mais l'on voit facilement que les mêmes risques se retrouvent avec la circulation de véhicules de différents gabarits et se déplaçant à des vitesses différentes : vélos, piétons avec ou sans poussettes, mobylettes… Les accidents de la route, dont sont notamment victimes les usagers faibles, sont une réalité quotidienne, très généralement sous-évaluée comme en témoigne l'attitude désinvolte d'Arbor et de Swifty. Circuler en particulier en pleine nuit avec un véhicule non éclairé est évidemment particulièrement dangereux.
La prise irrégulière des médicaments par Arbor illustre un type de comportement très différent mais également problématique. Autant l'utilisation des médicaments est fréquente dans nos sociétés développées, autant le respect mais aussi la compréhension des posologies sont souvent médiocres. Une simple discussion avec les participants devrait permettre de pointer certaines incompréhensions et d'exposer en quelques mots les grands types de médicaments et de posologies qui leur sont associées (même si cette question mérite certainement une séance propre de réflexion). L'attitude de Kitten, le ferrailleur, éclaire également des prises de risques très fréquentes qu'on rencontre en particulier dans le contexte du travail. Kitten ne se conduit pas de manière irresponsable, et l'on constate qu'il porte comme ses ouvriers des équipements de sécurité (bottes et veste fluorescente) mais qu'il laisse accéder à son chantier des jeunes adolescents non équipés dans des zones dangereuses, près d'une grue par exemple. Un phénomène courant, celui de l'habituation au danger, malgré les panneaux d'avertissement, joue ici certainement un rôle important dans une telle négligence. On remarque aussi que Kitten donne des conseils précis à Arbor pour le vol du câble, mais il n'en explique pas la portée (il faut enlever les zips parce que ce sont des pièces métalliques susceptibles de conduire le courant), et surtout il ne tient pas compte de l'âge de son interlocuteur : il ne faut pas une grande expérience d'éducateur pour se rendre compte qu'un jeune adolescent ne va pas assimiler de telles consignes, notamment si on ne l'accompagne pas pour lui montrer les risques et les « zones » de risque.
Dans tous les cas, il est cependant difficile de mesurer de façon précise les risques au point que certains peuvent être inaperçus ou passer pour négligeables : ainsi brûler les gaines de câbles sur un feu de fortune peut sembler pratiquement sans danger, et il faut un peu de connaissances scientifiques pour savoir qu'une telle manière de faire libère des substances toxiques comme des dioxines. Les risques d'une telle combustion en plein air sont sans doute très faibles pour les adolescents qui restent à l'écart des fumées produites, mais l'on sait que ce genre de pratiques (notamment la combustion à basse température d'ordures ménagères) est à certains endroits une vraie source de pollution.
Il y a bien sûr une très grande différence entre une analyse abstraite des risques, comme celle que l'on vient de faire sommairement, et une modification réelle des comportements qui est beaucoup plus difficile à provoquer. Il faut d'ailleurs se demander si une réduction des risques est souhaitable et même souhaitée par le public auquel on s'adresse : ainsi, des jeux aussi innocents que le trampoline comportent évidemment certains dangers, mais qui va réellement renoncer à une telle pratique par peur de l'accident ?
La mesure de risques est également très difficile à prendre pour la plupart des individus dans la vie quotidienne : les chevaux peuvent impressionner par leur taille et leur force, mais sont-ils plus dangereux que des animaux beaucoup plus familiers comme les chiens ? L'accent mis sur le danger potentiel ne risque-t-il pas dès lors de renfoncer des craintes largement irrationnelles comme c'est le cas de la peur que suscitent les voyages en avion chez beaucoup de personnes alors qu'elles ignorent les risques beaucoup plus importants de la circulation automobile ?
Les réflexions proposées ici visent donc essentiellement à susciter la discussion, un équilibre devant toujours être trouvé entre le souci de la prévention et les bénéfices qui en sont éventuellement escomptés. Cela ne peut se faire concrètement que dans des cadres délimités - par exemple des situations professionnelles - où l'on procède à une analyse concrète des différents facteurs de risque et des manières d'y remédier.
Dans cette perspective, on fera remarquer aux participants qu'il y a un facteur de risque sans doute prépondérant dans la situation d'Arbor et de Swifty, les deux protagonistes du Géant égoïste, à savoir la situation sociale défavorisée des deux adolescents et de leurs familles : plusieurs éléments - l'exclusion scolaire, la pauvreté, les possibilités d'une économie « souterraine », le faible encadrement des adultes… - s'accumulent pour laisser les adolescents livrés à eux-mêmes et prêts à « affronter tous les dangers ». Ici aussi, la dimension psychologique - un éventuel goût du risque propre à l'adolescence - ne doit pas masquer l'importance des facteurs environnementaux et notamment sociaux. Mais, comme on l'a souligné en commençant, la prise en compte de cette dimension sociale ne doit pas non plus conduire à « mettre à distance » les personnages dans lesquels nous pouvons tous reconnaître une part de nous-mêmes.