Un ouvrage édité par les Grignoux
La Littérature en pratique
20 exercices d'écriture à l'école
par Michel Condé
Sommaire du chapitre III (l'ensemble de ce chapitre est reproduit ci-dessous) :
13. Si c'est vous qui le dites !
Table des matières de La Littérature en pratique
Par ailleurs, cette animation constitue un exercice d'imagination grâce auquel l'élève peut prendre ses distances vis-à-vis des rôles sociaux traditionnels et des clichés qui leur sont associés.
Le modèle type pour l'animation se trouve chez R. DEVOS, Sens dessus dessous. Paris, Le Livre de Poche (5102), pp. 53-58. Dans le sketch, «Le procès du tribunal», l'accusé se transforme en accusateur et le juge en prévenu par un retournement aussi absurde que comique.
Après lecture et explication sommaire des textes modèles, on propose aux élèves des «couples» sociaux stéréotypés (liste qui reste bien sûr ouverte) : l'employeur et le demandeur d'emploi, le professeur et l'élève, l'agent de police et l'automobiliste, le client et le marchand, le juge et l'assassin, l'ouvrier et le patron, le gardien de musée et le visiteur le médecin et le malade, le fou et le psychiatre, etc. Le dialogue doit conduire ces deux personnages à échanger leurs rôles, le fou devenant le psychiatre et inversement : les situations de départ et d'arrivée étant ainsi connues, toute l'habileté des rédacteurs consistera à ménager cette transformation sans qu'intervienne de rupture brusque. Avec de jeunes élèves, il est sans doute préférable que le professeur, après avoir choisi un de ces couples, écrive lui-même au tableau les suggestions de dialogue fournies par la classe. Des élèves plus âgés ou plus entraînés à la collaboration pourront former de petits groupes de trois, quatre ou cinq personnes, chaque groupe choisissant de préférence un couple différent. Après rédaction et lecture des textes, on peut reprendre l'essai le plus prometteur et l'améliorer collectivement.
- Au suivant !(Elèves du premier cycle de l'enseignement secondaire.)
- Docteur, plus moyen de voir à un mètre. D'ailleurs, où êtes-vous ?
- Ici ! Mais pas d'importance... Examinons plutôt le cas.
- Avez-vous déjà vu un musicien qui n'arrive plus à lire les notes et qui confond le piano avec sa femme ?
- Vous ne portez pas de lunettes ?
- Non, et je vois très mal. Mon nez est tout pelé à force de l'avoir collé à l'écran de ma télévision.
- Ouvrez bien les yeux, je vais voir cela de plus près.
- Tiens ! Vous portez des lunettes ?
- Depuis longtemps.
- Puis-je les essayer ? Merci !
- Mon Dieu, où suis-je ?
- Ne vous inquiétez pas, Docteur, je vais examiner votre cas de près.
- Merci. Sachez que je ne vois plus qu'à quelques millimètres de moi.
- Revenez dans un mois, nous examinerons l'évolution de la chose.
- Merci, Monsieur, vous êtes bien aimable. Mais où est la porte ?
- Attendez, je vais vous y conduire, donnez-moi votre bras.
- Merci, Docteur, je reviendrai dans un mois.
- C'est cela. Au revoir. Au suivant !
- Eh toi ! T'as pas cent balles ?
- Non, je n'ai pas d'argent pour les mendiants.
- Vous les ministres, vous êtes bien tous les mêmes !
- Au lieu de mendier, vous feriez bien mieux de vous trouver du travail.
- Pourtant cent balles c'est pas la fin du monde.
- Mais cent francs, c'est déjà une somme importante.
- Faut pas exagérer tout de même !
- Vous croyez ça. Si vous saviez tous les frais que j'ai et toutes les taxes que je dois payer en plus... Il ne me reste plus un franc ! Alors cent francs, je serais content de les avoir.
- C'est bien vrai tout ce que vous me racontez là ?
- Je vous le jure !
- Et bien alors, voilà cent francs. Et en plus, je vous laisse la place. Parce que c'est une bonne !
- Vous êtes trop aimable. Mais dépêchez-vous de rentrer au conseil des ministres.
Prof. Nimbus : Bonjour, Madame Pile. Comment allez-vous ?
Mme Pile : Dans quel fauteuil dois-je m'asseoir ?
- C'est sans importance. Choisissez.
- Bon, je vais m'installer ici.
- Nous allons continuer les tests que nous avons commencés l'autre jour. Bon, alors, parlez-moi de votre enfance.
- Je n'ai pas eu une enfance très heureuse. Mes parents m'ont abandonnée à l'âge de six ans, et je n'ai jamais pu oublier cela. Vous comprenez, c'est triste.
- Mais ne pleurez pas comme ça, je comprends très bien.
- Oui, c'est facile à dire... vous les psychiatres, vous comprenez toujours tout, mais vous n'avez jamais vécu ce genre de choses.
- Mais si, justement, je suis aussi un enfant abandonné, et je sais ce que c'est que la solitude.
- Ah bon ?
- Si, si. Rien que d'y repenser, j'en ai les larmes aux yeux. Les trois quarts des parents ne veulent rien comprendre.
- C'est vrai.
- C'est triste, vous savez. Mais je dois vous embêter avec mes histoires.
- Mais non, au contraire, si ça vous soulage, racontez. Je suis là pour ça.
- Cela fait du bien qu'il y ait des personnes compréhensives comme vous.
- Mais installez-vous dans le divan, vous serez mieux.
- Merci, c'est bien gentil. Mais cela ne vous dérange pas au moins?
- Mais non, pas du tout. Je vais prendre le fauteuil. Tenez, voilà un mouchoir, cela ne sert à rien de vous mettre dans des états pareils. Ce n'est pas bon pour votre système nerveux, vous devriez le savoir. Pour finir, vous allez me faire une dépression.
- Oui, je sais, mais je suis si accablé. Je ne sais plus quoi faire.
- Je connais un bon remède pour vous remonter le moral.
- Ah oui ? Lequel ?
- Vous allez tout d'abord prendre trois jours de repos et un cachet de Défatyl à chaque repas, et je vous assure que d'ici quinze jours, vous serez en pleine forme. Bon, je crois que notre entretien est terminé.
- Comment puis-je vous remercier ?
- Il vous suffit de payer les honoraires au guichet qui se trouve au rez-de-chaussée. Au revoir, professeur Nimbus.
- Au revoir, Madame Pile.
- Bonjour, Monsieur le curé. Je viens vous confesser mes crimes.(Elèves du second cycle de l'enseignement secondaire.)
- Des crimes.., mon fils ?
- Si vous saviez... J'ai commencé par voler des sucettes à l'âge de douze ans, puis des oreillers, notamment celui de mon frère. Maintenant, j'ai sombré dans l'alcool... Je ne sais plus quoi faire. Je voudrais mourir. Je veux expier mes fautes.
- Qui n'en commet pas, mon fils ?
- Vous aussi, mon père ?
- Oui, moi aussi, parfois, je me trompe de voie. Par exemple, je mange des pâtes...
- Et alors ?
- Oui, mais des Panzani ! Et je prends un verre de temps en temps avec mes pâtes.
- Vous savez, mon père, que boire est un péché mortel aux yeux du Tout-Puissant ?
- Mais ce n'est que de temps en temps...
- C'est encore de trop !
- (En pleurs) Je ne le ferai plus !
- C'est tout comme fautes ?
- Oui, je vous le jure.
- Ça va alors. Vous me ferez trois Pater et deux Ave, et je vous donne l'absolution, si vous buvez dorénavant de l'eau bénite !
Le prolongement le plus naturel à cette animation consiste à faire jouer le sketch par les élèves, sans doute sur le mode de la Commedia dell'Arte, c'est-à-dire sans étude par coeur et mot à mot du texte écrit. En se basant seulement sur les grandes lignes du dialogue, les élèves seront amenés à improviser et révéleront involontairement tout ce qui, dans le texte initial, était mal écrit et peu jouable.
Cette animation peut aussi être l'occasion de mettre en évidence les marques qui accompagnent la transformation de l'oral en écrit, notamment l'usage des guillemets, des tirets, l'emploi de l'italique pour les indications scéniques, le rôle spécifique de la ponctuation comme les trois points, les points d'exclamation, dont l'importance apparaît immédiatement dans l'interprétation, etc. Une manière très éclairante de faire juger de l'importance des marques spécifiques de l'écrit consisterait notamment dans la lecture d'un sketch peu connu de Devos (ou d'un autre), suivie de l'écoute de ce sketch enregistré : qu'est-ce qui, dans l'interprétation, pouvait être prévu à la seule lecture du texte ?
Par ailleurs, on lira avec intérêt la pièce de Michel DE GHELDERODE, Escurial (Bruxelles, Labor (Espace Nord, 9), pp. 13-29) : le roi se change en fou, et le fou en roi, mais la farce se termine de manière tragique par la mort du bouffon.
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Le quiproquo est un procédé théâtral bien connu, qui nécessite cependant beaucoup d'habileté de la part de l'écrivain, car chaque phrase doit avoir un double sens pour que locuteur et interlocuteur puissent comprendre les répliques de façon différente et prolonger le malentendu.
Les quiproquos sont nombreux dans le théâtre classique et de boulevard, mais ils résultent généralement de la complexité d'une intrigue qui brouille les rôles et les situations. Nous leur préférons un texte d'Alphonse ALLAIS où le malentendu est provoqué plus spécifiquement par un jeu de mots, par un jeu sur une expression à double entente («Barmaid ou le fâcheux malentendu», Contes. Paris, Presses de la Renaissance (Club Géant), 1972, pp. 88-90).
La manière la plus simple de construire un quiproquo consiste à choisir un mot à double sens, comme une pomme, qui peut signifier à la fois un fruit et une pomme de douche, un pied qui appartient à un homme ou à une chaise, ou un tableau qui sera d'école ou de maître selon les circonstances. La première réplique doit être faussement univoque : le premier protagoniste affirmera par exemple «J'ai perdu mon chien», de telle sorte que le second comprenne que «son animal de compagnie a disparu», alors que le premier voulait en fait signifier «j'ai égaré mon chien de fusil». On remarquera d'ailleurs qu'un auditeur extérieur comprendra comme le second interlocuteur. La complexité de cette première réplique mérite certainement un éclaircissement au tableau, par exemple sous la forme suivante :
Ce qui est dit | Ce que le locuteur veut dire | Ce que le locuteur comprend |
«J'ai perdu mon chien» = | (J'ai égaré mon chien de fusil) = | (Il a perdu son animal de compagnie) |
La principale difficulté réside dans le choix de cette première phrase qui doit permettre de concilier deux significations différentes : le professeur devra sans doute aider certains élèves dans cette construction d'une situation à double entente. Un conseil général à ce sujet est de ne pas parler d'un objet physiquement présent : à la réplique «j'ai cassé mon pied» (voulant signifier «le pied de ma chaise»), on préférera «Un tel a cassé son pied», qui permet d'éviter une dénégation immédiate par les faits (le protagoniste n'a pas le pied dans le plâtre).
La situation de départ étant mise en place, chaque interlocuteur lance une série de répliques portant en fait sur deux objets différents. Toute la difficulté réside dans le choix d'expressions suffisamment vagues pour que l'un voulant signifier le chien de fusil, l'autre comprenne néanmoins l'animal (et inversement) : «il a dû se dévisser» est totalement inadéquat, alors que «il a dû se détacher» peut s'entendre dans deux sens différents.
La fin du quiproquo consiste précisément à faire surgir une réplique incongrue («Où l'avez-vous acheté ? Chez un armurier») qui révèle aux interlocuteurs le malentendu.
L'habileté des rédacteurs consistera à maintenir le plus longtemps possible le quiproquo, mais l'on préférera sans doute un texte court et bien construit, à un texte long et trop invraisemblable.
- Bonjour, Madame. Comment allez-vous ?
- Pas très bien.
- Qu'avez-vous ?
- J'ai un chat depuis ce matin... vraiment ennuyeux.
- Il vous ennuie tant que ça ? Pourquoi ?
- Il est vraiment désagréable. C'est tout ce que je peux vous dire.
- Mais s'il est vraiment méchant, donnez-le moi. Je pourrais l'apprivoiser.
- Comment voulez-vous que je vous le donne ? Il est coincé.
- Il ne souffre pas ?
- C'est moi qui souffre... pas lui !
- Comment ? C'est lui qui est coincé, et c'est vous qui souffrez ?
- Ben, oui, c'est vraiment un gros chat.
- Ah bon ! Comme vous l'aviez depuis ce matin, je croyais que c'était un chaton.
- Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit ! J'ai un chat dans la gorge.
- Maman, il n'y a plus de vers.(Elèves du premier cycle de l'enseignement secondaire.)
- Mais si, va voir dans l'armoire.
- Maman, je ne vois rien.
- Mais je viens de les ranger.
- Je te jure, il n'y en a pas.
- Tu es aveugle ? Je viens de te dire que je les ai rangés
- Mais enfin, maman...
- Regarde bien.
- Tu ne veux pas que je mette une deuxième paire de lunettes ?
- Si.
- Maman, je t'assure qu'il n'y a pas de vers de terre dans l'armoire à vaisselle. Je ne pourrai pas aller à la pêche.
Monsieur Saitout et Monsieur Voitout parlent de Madame Arrivetout
- Bonjour, Monsieur Saitout. Il vient d'en arriver une belle à Madame Arrivetout !
- Ah oui ? Quoi donc ?
- Figurez-vous qu'on lui a cassé son oeil !
- Crevé, vous voulez dire ?
- Oui, c'est ça.
- Mais quand est-ce arrivé ?
- Hier, bien sûr, vous n'avez pas entendu ? Elle a pourtant crié assez fort !
- Je n'ai pas fait attention. Comment était-il ? Fort abîmé ?
- Oh ! il était en mille morceaux.
- Et comment l'a-t-elle pris ?
- Tristement au début, mais maintenant, ça va mieux.
- Mais qui a pu lui faire ça ?
- Sûrement un petit vaurien.
- Est-elle à l'hôpital ?
- Non, elle a juste appelé le vitrier.
- Pour des lunettes ?
- Des lunettes ? Mais non, c'est pour son oeil-de-boeuf !
- J'ai perdu la tête.
- Mais je la vois ta tête ! Qu'est-ce que tu racontes ?
- Tu l'as trouvée ? Où est-elle ?
- Sur tes épaules, pardi !
- Ne te moque pas de moi, tu vois bien qu'elle n'est pas là !
- En effet, tu commences à la perdre, la tête, mon gars !
- Aide-moi à la chercher, au lieu de faire de l'humour.
- Excuse-moi, mais je ne suis pas assez fou pour chercher ta tête.
- Mais qu'est-ce qu'il y a d'anormal à vouloir retrouver la tête de mon pick-up ?
(Elèves du second cycle de l'enseignement secondaire.)
- Mon fils a cassé son pied (1).
- Ah oui, comment est-ce arrivé ?
- Ben... il était sur la chaise en train de se balancer, et tout d'un coup, il est tombé.
- Et ça s'est passé quand ?
- Hier à dix heures du matin, pendant le petit déjeuner.
- Tiens ! Pourtant il n'avait pas l'air abîmé aujourd'hui.
- Ce n'est pas très visible, ce n'est que déboîté.
- Et qu'avez-vous fait ?
- On l'a recollé.
- Tu veux dire plâtré !!!
- Mais non, recollé, t'as déjà vu un pied de chaise avec un plâtre, toi ?
(1) La faute, volontaire, était nécessaire pour qu'il y ait quiproquo.(Elèves du troisième cycle de l'enseignement secondaire.)
Par ailleurs, on lira sans doute avec plaisir quelques sketches de Raymond DEVOS, un des maîtres du jeu de mots et du jeu sur les mots (Sens dessus dessous. Paris, Le Livre de Poche (5102), pp. 9-10, 71, 105-108, 187).
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Ce dialogue repose sur une argumentation paradoxale : dans une dispute, l'un des interlocuteurs parait se ranger à l'avis de son adversaire, reprend ses arguments et les pousse jusqu'à des conséquences extrêmes et absurdes, faisant ainsi finalement tourner le débat à son avantage.
Dans «Monsieur Badin» de Georges COURTELINE (Théâtre. Paris, Garnier-Flammarion (65), pp. 66-70), un employé aux trop fréquentes absences avoue humblement ses fautes, explique même les remords qui l'assaillent et minent sa santé physique et mentale, puis réclame une augmentation justifiée par ces maladies occasionnées par le travail ou l'absence de travail. On remarquera que ce texte, loin de constituer une peinture fidèle de la réalité (selon le cliché qui fait de Courteline l'observateur sarcastique du monde des bureaux), frôle plutôt l'humour absurde sous une apparence de vraisemblance et de logique.
Après lecture des textes d'illustration, le professeur expliquera le procédé. Il faut choisir deux personnages en conflit : un policier et un contrevenant, un père et un fils rentré tardivement, un vendeur et un client qui discutent le prix d'un objet, un mari et sa femme qui lui reproche ses absences, des élèves et un professeur qui leur demande de mieux travailler... L'un des deux parait alors céder aux arguments de l'autre, adopte son point de vue et le pousse à ses conséquences ultimes et absurdes.
Avant que les élèves ne se lancent dans la rédaction du dialogue, il faut qu'au moins les grandes lignes de l'argumentation paradoxale aient été définies par la discussion : retourner l'argument de l'adversaire n'est jamais simple, et une certaine réflexion est ici nécessaire. Loin d'être spontané et «naturel», ce dialogue doit être très travaillé pour produire de véritables effets comiques.
- Bonjour, Monsieur. je suis le promoteur de la société «S.O.S. Frac». Je viens acheter votre terrain près du bois pour y construire une autoroute.(Elèves du second cycle de l'enseignement secondaire.)
- Dé quoi ? C'est ti quoi encore c't'histoire-là ?
- Eh bien, voilà, une autoroute doit passer sur votre terrain, et vous êtes exproprie...
- Vin d'ju ! et mes vaches ! où c'est ti que je vais les faire pâturer, hein ?
- Mais vous avez le terrain qui se trouve à côté, non ?
- Ben ouais, mais c'est ti là que s'té pose le grand problème...
- Lequel ?
- Eh ben, le terrain, vos voulez l'avouère por vos', non ?
- C'est exact.
- Ben alors, c'est simple, faut acheter la ferme avec le terrain !
- Oui, peut-être... mais pourquoi ?
- Mais l'terrain, i'va avec la ferme, le terrain, c'est une partie de la ferme, cré vin d'ju !
- Ah bon ?
- Ben oui, c'est comme le tracteur, i faut le tracteur pour labourer le terrain. Et alors toi, si tu rachètes le terrain, eh bien tu prends le tracteur avec.
- Mais...
- Pas de mais ! Quand tu t'achètes une voiture, tu prends les roues avec, non ?
- Bien sûr !
- Alors, prends le tracteur !
- Ah ouais, j'avais oublié que mon voisin Gustave, c'est ti qui m'a dit que son terrain, eh ben ! il le vendrait également : i'veut aller s installer sur la côte avec sa vache !
- Halte !
- Qu'est-ce qu'il y a ?
- Vous dépassiez nettement la vitesse limite, Monsieur.
- Bien sûr, c'est normal que je roule aussi vite, je suis en retard.
- Eh bien, si vous reconnaissez vos torts, je n'ai plus qu'à dresser procès-verbal.
- Oui, oui, vous avez raison, je suis d'ailleurs bien content de ne pas en avoir deux...
- Que voulez-vous dire ?
- >Ben, j'ai déjà brûlé deux feux rouges dans l'avenue...
- Qu'est-ce que vous me racontez ? Vous êtes fou ?
- Pas du tout, je trouve ça tout à fait normal : c'est votre métier de veiller à la sécurité des gens. J'aurais d'ailleurs dû mettre ma ceinture de sécurité, ça m'aurait évité de me heurter le front au pare-brise, quand j'ai renversé la vieille dame qui traversait la rue.
- Ah, parce que vous avez eu un accident ?
- Oui, là-bas, dans la rue adjacente, j'ai dérapé à cause de mes pneus lisses.
- Vous avez déjà eu des ennuis avec mes collègues alors ?
- Non, non, pas du tout, je me suis sauvé : je viens de vous le dire, je suis en retard. Figurez-vous que je ne suis pas passé au contrôle technique, je ne me suis pas rendu compte que mon pot d'échappement traînait par terre. J'ai dû alors m'arrêter en catastrophe, mais comme je n'avais pas mon triangle de danger, une autre voiture m'est rentrée dedans : heureusement, la mienne n'a eu que quelques tôles froissées. Par contre, la sienne, son moteur a pris feu. Comme je n'avais pas d'extincteur, je n'ai pas pu l'aider et je suis reparti.
- Dites donc, cela fait beaucoup; ce n'est pas un simple procès-verbal que vous méritez, vous devriez passer devant un tribunal.
- Oh, je suis bien d'accord avec vous : vous perdez votre temps avec ce procès ridicule, alors que des tâches beaucoup plus urgentes vous appellent : les banques attaquées, le trafic de drogue, les assassinats... C'est vrai, vous et moi, nous perdons notre temps ici. Et je suis si pressé, si vous saviez...
- Bon, ben, je vous laisse repartir, mais que cela ne se reproduise plus.
- Merci beaucoup, je fonce à toute allure à mon bureau...
- A tout à l'heure, Maman, je sors avec Gaston ce soir.(Elèves du troisième cycle de l'enseignement secondaire.)
- Ah non, pas question, c'est dimanche aujourd'hui, et je suis seule à la maison : tu pourrais de temps en temps rester avec moi, tu ne crois pas ?
- Mais justement, Maman, c'est dimanche, et j'ai promis à Gaston de...
- Non ! Tu n'as que seize ans, et tu sors beaucoup trop à ton âge.
- Bon, ben, d'accord. J'ai changé d'avis : je vais rester à la maison pour te tenir compagnie.
- Voilà une bonne nouvelle.
- D'ailleurs, pour qu'on soit moins seules, je vais téléphoner à Gaston. Plus on est de fous, plus on rit.
- Euh... oui, pourquoi pas ?
- Et puis je pourrais aussi inviter Johnny, tu sais, le joueur de batterie :
- il nous fera un petit récital. Mais il ne se sépare jamais de Loulou le drogué. Tant qu'on y est, je vais t'amener la bande des «blousons noirs» : avec eux, on est sûr d'avoir de l'ambiance.
- Mais où va-t-on mettre tout ce monde-là ?
- Dans le salon, Maman.
- Tu es folle, et le tapis plain ?
- Ils enlèveront leurs chaussures, c'est simple. Tu pourrais déjà commencer à préparer à boire et à manger.
- Mais je n'ai plus rien ici pour eux, j'ai seulement quelques bières et un peu de whisky...
- Mais c'est parfait, ils ne boivent que ça ! Et pour manger, tu leur feras un bon plat de spaghetti.
- Tu es complètement folle, je ne veux pas de ça ici ! Tout compte fait, va t'amuser dehors, et surtout ne ramène personne à la maison, je suis très bien toute seule.
- Mais non, tu dis ça pour ne pas me culpabiliser. Si tu ne veux pas mes copains, je peux téléphoner à tante Anne, oncle André et cousin Arthur, sans oublier Lucette...
- Non, non merci, je préfère rester seule; tiens, voilà cinq cents francs, et dépêche-toi : Gaston doit t'attendre.
- Bon, si tu insistes, je m'en vais. A tout à l'heure.
- Oui, c'est ça, à plus tard.
Beaucoup de textes littéraires utilisent ce procédé, notamment lorsqu'ils mettent en scène des situations de pouvoir, où la position dominante d'un personnage oblige un autre, par ruse ou par flatterie, à faire semblant d'adopter le point de vue de son adversaire. Ainsi, chez MOLIERE, Toinette, la servante déguisée en médecin, fait semblant de croire aux maladies imaginaires d'Argan, et lui conseille finalement, de manière absurde, de se couper un bras et de se crever un oeil qui se développent, prétendument, aux dépens du reste du corps (Le Malade imaginaire. Acte III, Scène X).
Eugène IONESCO utilise, lui aussi, le procédé à la fin de Tueur sans gages (Paris, Gallimard (Folio, 576), pp. 194-207), Béranger essayant de comprendre les «motivations» d'un assassin qui tue sans raison : mais, dans ce cas, le personnage ne parvient pas à ses fins, c'est-à-dire à retourner à son profit l'argumentation de l'adversaire, cet échec manifestant précisément l'absence de véritables motifs chez le tueur et l'absurdité de ses actes gratuits.
Cet exercice est un des plus difficiles proposés ici; il demande notamment une capacité de décentrement qui n'apparaît chez l'enfant qu'au début du secondaire. Il s'agit en effet de quitter son point de vue spontané pour adopter celui de l'adversaire, même si, dans ce cas-ci, la simplicité des positions en présence (l'une pour, l'autre contre) facilite cette démarche. On rapprochera cette animation de celles qui suivent et qui ont pour objet spécifique la notion de point de vue (en particulier l'exercice 16 «chacun sa vérité»).
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Ce dialogue repose entièrement sur l'humour absurde, les réponses de l'interlocuteur n'ayant aucun rapport avec les questions qui lui sont posées : néanmoins, à l'intérieur du non-sens, apparaît une forme de cohérence ou de logique, nécessaire pour produire l'effet comique.
Les sketches de Raymond DEVOS fournissent des illustrations parfaites de l'humour absurde (Sens dessus dessous. Paris, Le livre de Poche (5102), pp. 87-89, 93-96, 135-137). On lira aussi avec plaisir 1'«Interview» de Mark TWAIN, exemple magnifique de nonsense (texte repris par Robert BENAYOUN, Les dingues du nonsense. Paris, Balland, 1984, pp. 114-115).
Après la lecture des textes d'illustration, le professeur proposera aux élèves d'écrire un dialogue absurde, en utilisant le procédé suivant. Lorsque quelqu'un pose une question, sa demande ouvre un espace de réponses possibles, et en interdit une série d'autres : ainsi, «quelle heure est-il ?» suppose «il est trois heures» ou «je n'ai pas de montre»; par contre, les réponses «un demi-camembert» ou «vingt-neuf heures quatre-vingts» sont absurdes ou hors de propos. Dans la forme de dialogue proposée, le premier interlocuteur posera des questions et réagira de manière logique et rationnelle; par contre, le second répondra toujours en dehors des attentes qu'ont fait naître les questions posées. Cependant, à l'intérieur de ce discours absurde, on essayera d'introduire, dans un second temps, une forme minimale de cohérence qui, n'ayant que l'apparence du raisonnement, provoquera le rire:
«Quelle heure est-il ?
- Un demi-camembert.
- Quel est le rapport?
- Je ne sais pas lire.
- Et alors ?
- La petite aiguille et la grande aiguille...
- Et bien, quoi ?
- Elles sont à la position du demi-camembert
- Ah bon, six heures !».
Il est évidemment absolument impossible de prévoir le déroulement du sketch, l'écriture étant nécessairement spontanée et aléatoire : au début, les répliques s'enchaîneront sans aucune logique, la cohérence du dialogue ne pouvant naître que de rencontres hasardeuses. Un des moyens de cette cohérence, mais ce n'est pas le seul, est le jeu de mots, l'expression prise au pied de la lettre. On se souvient évidemment de Raymond Devos demandant au portier de l'hôtel : «Où est la mer ? La mer... elle est démontée !». Néanmoins, d'autres voies sont possibles, et l'interview de Mark Twain, par exemple, ne repose sur aucun jeu de mots.
Texte hasardeux, qui condamne toute idée d'un «plan» préalable, ce dialogue nécessite souvent ratures, et recommencements, mais donne aussi des résultats remarquables.
- As-tu ton interrogation signée et corrigée ?
- Quelle interro ? Je vais à la piscine en deuxième heure.
- Mais je ne te demande pas si tu vas à la piscine. Je te demande ton interro.
- J'ai mon maillot, pas mon interro.
- Oui, mais pour mon cours, as-tu ton interrogation ?
- Je n'ai pas du tout besoin de mon interro pour aller à la piscine.
- Comprends-tu ce que je dis ?
- Mais oui, vous me demandez si j'ai mon maillot, et je vous répète que j'ai mon interro.
- Je ne comprends plus rien ! D'abord tu me dis que tu n'as pas ton interro, puis tu me dis juste le contraire, c'est-à-dire que tu as ton interro et pas ton maillot ! Tu te fous de moi ?
- Mais non, madame, c'est vous qui êtes à côté de la marque !
- Mais quelle marque ?
- Ben, la marque de mon maillot...
- Mais ça n'a rien à voir.
- Mais si, vous me demandez la marque de mon maillot, alors que je veux vous donner mon interro.
- Ce n'est pas ça que je demande.
- Bon, alors, je vais vous satisfaire, la marque de mon maillot, c'est Switch, mais maintenant, ne confondez plus maillot et interro !
- Pourquoi avez-vous frappé votre professeur de mathématiques ?
- Il faisait très beau.
- Je ne vois pas le rapport.
- Justement, j'aime quand il fait très beau.
- Vous ne répondez pas à ma question : pourquoi l'avoir frappé ?
- Je vous l'ai dit.
- Certainement, mais votre professeur est à l'hôpital...
- Justement.
- Justement quoi ?
- Il fait toujours beau : il va s'en payer du beau temps.
- Décidément, on n'en sort pas.
- Mais si. Vous avez dit qu'il a quitté l'école.
- Mais c'est vous qui l'avez frappé.
- Je ne lui ai jamais demandé de quitter l'école.
- Peut-être, mais le pauvre s'en souviendra.
- Pensez-vous, il n'aime pas l'école.
- Comment cela ?
- Il n'aime pas le soleil non plus.
- Mais vous, vous l'aimez.
- Le prof, pas tellement; j'aime pas les maths.
- Non, je parlais du soleil.
- S'il ne m'avait pas nargué avec ses x et ses y...
- C'est de sa faute alors ?
- Il faut reconnaître qu'il faisait chaud.
- Si je comprends bien, vous frappez quand vous avez chaud !
- Ben non, je n'aime pas les maths.
- Mais enfin, jeune homme, comprenez-vous ce que je raconte ?
- Quelle heure est-il ?
- Dix heures vingt, pourquoi ?
- Excusez-moi, il faut que je parte, je vais louper le cours de maths.
- Je vous en prie !
- Le directeur : «Il aime sûrement mieux le soleil qu'il ne le prétend.»
- Bonjour, Monsieur. Où voulez-vous aller ?
- Je ne sais pas.
- Mais enfin, Monsieur, vous voulez bien aller quelque part ?
- Non, absolument pas, je n'ai pas envie d'y aller. Pourquoi voulez-vous m'emmener quelque part où je ne veux pas ?
- Pourquoi êtes-vous monté dans ce taxi alors ?
- Pour que vous me conduisiez là-bas.
- Mais où là-bas ?
- Pas ici en tout cas.
- On commence à tourner en rond.
- Eh ! Mais ça va augmenter le prix de la course.
- On n'en finira jamais !
- Ah non ! Non ! Je n'ai pas assez d'argent sur moi.
- Enfin, donnez-moi une adresse où je puisse me rendre.
- Pourquoi vous donnerais-je cette adresse ?
- Ça ne vous regarde pas. Est-ce que je vous demande votre adresse à vous ?
- Restez poli, Monsieur.
- Mais enfin, c'est vous. Je m'assieds dans votre taxi, et vous voulez m'emmener quelque part, sans que je vous aie rien demandé.
- Bon alors, on reste ici.
- Non, on va là-bas.
- On revient toujours au même point !
- Je viens de vous dire que je ne veux pas rester ici.
- De toute façon, on ne peut pas y aller.
- Pourquoi ?
- Parce qu'il est deux heures, et que j'ai terminé mon service !
(Elèves du second cycle de l'enseignement secondaire.)
- Bonjour, Monsieur. Voici la carte.(Elèves du troisième cycle de l'enseignement secondaire.)
- Merci.
- Que désirez-vous ?
- Une escalope de veau panée.
- Il n'y en a pas.
- Pourquoi ?
- Pénurie de veau.
- Il doit bien vous en rester un morceau ?
- Oui, il nous en reste un.
- Eh bien, servez-le moi.
- Je ne peux pas.
- Pourquoi ?
- Ce n'est plus un veau.
- C'est quoi, alors ?
- Une vache...
- Une vache ?
- Il a grandi trop vite.
- Bon, alors donnez-moi du poisson.
- Quelle sorte de poisson ?
- Hum... une sole.
- Quelle sole ?
- Ben... une sole, quoi.
- Je ne peux pas, il me faut la clef.
- La clef ?
- Oui, la clef de sol !
- Quel est le rapport ?
- Aucun, mais je peux vous en trouver.
- C'est parfait, ça fait deux heures que je vous en demande !
- Oui, mais c'est loin.
- La pièce à côté ?
- Non, beaucoup plus loin.
- Au coin de la rue, chez le poissonnier ?
- Non... plus loin.
- Il vous faut votre voiture ?
- Non, plus loin...
- Vous vous foutez de moi ?
- Excusez-moi, je dois prendre le bateau.
- Et je vais attendre longtemps ?
- Le temps de la pêcher.
- Donnez-moi autre chose en attendant.
- Quoi ?
- L'addition.
Les exemples de théâtre absurde sont innombrables depuis Alfred JARRY (Tout Ubu. Paris, Le Livre de Poche (838), pp. 61-65) jusqu'à IONESCO (La Cantatrice Chauve. Paris, Gallimard (Folio, 236), pp. 28-31).
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