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Une analyse réalisée par le centre culturel Les Grignoux
et consacrée au film
Drugstore Cowboy
de Gus Van Sant
USA, 1989
Avec Matt Dillon, Kelly Lynch, William S. Burroughs


1. Le film

Depuis des années, Bob vit avec et pour la drogue. Avec son amie et un autre couple, leur organisation fonctionne selon des règles simples et précises. Ils se fournissent à la «source», en cambriolant les drugstores ou les pharmacies des hôpitaux. Leur vie, faite d'aventures, de «défonces» et de tours joués à la poli ce, paraît presque enviable. Mais certains événements difficiles (blessure, overdose) font basculer leur univers bien réglé et amènent Bob peu à peu (par superstition? par réalisme?) à vouloir quitter ce mode de vie.

2. À quels spectateurs est destiné le film?

Dans ce film, l'univers de la drogue, la violence et les relations de couples ne sont jamais montrés de façon complaisante ou voyeuriste et peuvent ainsi être vus par un large public. Le critère sera davantage la réceptivité à la question plus large des addictions, ce qui nous semble pouvoir être possible dès le collège.

3. Relation à la problématique santé

Bonnie and Clyde

Construit sous la forme d'une succession de flash-back, Drugstore Cowboy est en quelque sorte une version junkie de Bonnie and Clyde. Dans une première partie, Gus Van Sant décrit le mode de vie d'un couple de toxicomanes et, dans la seconde, le retour dans la société du héros qui a pris la décision d arrêter sa consommation de drogue, Bob, personnage principal et auteur du récit, explique avec une certaine lucidité et quelques pointes d'humour comment il s'est construit un monde à part. Son univers englobe :

  • une petite «famille» qui compte Dianne, sa petite amie d'enfance et d'adolescence, devenue sa femme et dont le seul trait d'union existant avec Bob est la drogue, ainsi qu'un couple déjeunes paumés : Rick et Nadine.
  • une philosophie construite sur l'absence des contraintes liées à la vie en société et sur l'accès aux plaisirs immédiats par le biais des drogues. • des règles, basées sur la superstition, qui offrent à Bob et à l'ensemble du groupe un minimum de cadre structurant. Bien entendu, le non-respect des règles de conduite provoque la colère des forces obscures et attire le «mauvais œil». Bob fonctionne ici sur le mode récompense/punition, qui lui donne l'illusion de maîtriser son avenir,
  • l'accès, à volonté, aux paradis artificiels qui lui procure des plaisirs relativement durables et qui, finalement, évite toute remise en question de son mode de vie.

Seules deux scènes, marquant le début et la fin du film, s'inscrivent dans le moment présent : Bob est dans une ambulance, visiblement mal en point. D'emblée, il indique qu'il est drogué. Gus Van Sant induit volontairement le spectateur en erreur, en lui laissant croire que le déroulement du film expliquera la longue descente en enfer du héros jusqu'à l'overdose qui justifie sa présence dans [ambulance. Or, la suite de l'histoire infirme cette supposition. De la même manière, le réalisateur semble tout au long du film jouer sur les a priori du spectateur pour, en fin de compte, les démentir.

La drogue comme mode de vie

Ce film dont le thème central est la drogue ne démarre pas sur une situation familiale complexe, dans une banlieue sordide, au sein d'une bande de toxicomanes en pleine déchéance physique et mentale. Bob ne s'injecte pas pour oublier l'absence du père, mais parce qu'il a choisi (du moins le pense-t-il) de placer une drogue au centre de sa vie. Gus Van Sant a ainsi écarté de son scénario toute référence psychologique ou sociale aux premières prises de produit. Peut-être voulait-il suggérer que le quotidien de Bob, au départ, n'était ni meilleur, ni pire que celui des autres. Il a basculé (dans le pire) lorsqu'il a été initié à la drogue. Une initiation qu'il doit au prêtre défroqué, Tom Murphy. Lequel, du fait de son statut d'adulte et de l'accord de confiance qui en découle implicitement, n'a sans doute eu aucun mal à convaincre Bob adolescent de tenter l'expérience.

Dans le film, Tom Murphy semble aussi incarner l'alter ego de Bob et l'incitera à reprendre le produit pour en éprouver à nouveau les plaisirs. Car il s'agit bien id d'une véritable histoire d'amour entre le héros et la drogue qu'il s'injecte dans les veines. Ses désirs, ses plaisirs, ses élans d'énergie et ses projets ne peuvent se concevoir qu'au travers du produit, y compris dans sa relation avec Dianne. D'ailleurs, lorsqu'elle lui demande «sa dose de tendresse», Bob affiche un air surpris, comme s'il ne pouvait plus concevoir ce type de relation et y trouver autant de plaisir qu'avec la poudre.

Paradis artificiels

Alors que bien souvent les films, les reportages, les récits sur les toxicomanies, ou certains discours entendus dans le secteur de la prévention, font totalement abstraction de la dimension «plaisir» liée à la prise de drogues, le réalisateur de Drugstore Cowboy offre aux spectateurs une représentation subjective de ce plaisir recherché et ressenti. G. Van Sant exprime, de manière abs traite, par le flottement d'objets et de personnages, ce que Bob pense et ressent des effets. Bob se retrouve dans un univers onirique où même «le pire ennemi devient gentil». Il n'entend même plus Dianne lui parler, il est immergé dans un monde de béatitude créé par lui seul et pour lui seul sous l'effet du psychotrope. Comment, au retour de cette expérience aux limites de l'extase, où l'infini est frôlé, où l'illimité est à la portée du désir, Bob peut-il percevoir le quotidien et la réalité? Comment le voir autrement que sous la forme d'un monde fissuré, vide et n'offrant rien qui vaille la peine d'investir?

Comment, à l'issue de sa démarche de soins et du sevrage, peut-il supporter une vie grise, dans un studio lugubre duquel il ne s'extrait que pour aller exécuter des gestes répétitifs et sans autre intérêt que de gagner un salaire de misère?

Le réalisateur veut-il nous montrer qu'une vie que l'on choisit conforme aux valeurs et aux normes sociales vaut mieux qu'une vie anti-conformiste jalonnée de plaisirs immédiats, mais cependant placée sous le joug de la dépendance?

Liberté et dépendance

Dans son film, G. Van Sant évoque la dépendance de Bob au travers de sa relation avec son produit, avec Dianne, avec ses superstitions.

Le manque n'est suggéré que par sa quête obsessionnelle de produits, en quantité mais également en qualité. Cette angoisse du manque oblige Bob et sa bande à imaginer toutes sortes de ruses pour échapper à la vigilance de la police qui les surveille et les soupçonne ajuste titre.

Parler de dépendance, c'est forcément en évoquer toutes ses formes et ne pas se contenter de restreindre ce concept à la seule pharmaco-dépendance qui touche Bob dans ce film. Certaines de ces dépendances, nécessaires à notre adaptation au milieu, nous sont imposées : telle que la dépendance à l'air, aux aliments, au climat, etc. D'autres sont en rapport avec notre vie sociale, nos investissements et nos préférences. Toutes ont pour caractère commun de répondre à un besoin légitime ou à un choix délibéré destiné à ne pas entraver l'autonomie d'une personne.

Une dépendance devient excessive, voire pathologique, lorsqu'elle se traduit par un repli, une démission, une attitude de passivité qui ne permet plus aucune remise en question. L'état de pharmaco-dépendance, inscrit dans ce cadre, implique un processus physiologique et psychologique aliénant.

La dépendance physique conduit un sujet à absorber régulièrement des produits auxquels il s'est accoutumé, pour maintenir un équilibre physiologique et éviter les symptômes de manque. La dépendance psychologique est un mouvement perpétuel vers une recherche jamais résolue, jamais satisfaite. C'est un effort permanent pour remplir un vide, dont le comblement s'avère finalement irréalisable. Dans la première partie du film de G. Van Sant, la fuite en avant de Bob, sa boulimie de drogues, illustrent bien ces propos.

Parler de la dépendance, c'est, d'une certaine façon, questionner la liberté. Par quels mécanismes, les rêves, les fantasmes construits autour d'une certaine idée de la liberté peuvent-ils conduire à des états de dépendance excessive? Le refus de toutes restrictions, les tentatives d'échapper à une appartenance, un fonctionnement familial, social et psychologique vécu comme emprisonnant, peuvent-ils conduire vers cette relation exclusive à la drogue, aux drogues ?

La tendance est grande de cher cherches qualifications diverses, des spécificités, des traits psychologiques ou des caractères scientifiques, expliquant qu'à un moment donné de sa trajectoire, une personne «en errance» s'enferme dans la dépendance. En refusant de qualifier son personnage principal, G. Van Sant nous suggère peut-être de réfléchir aux notions d'étiquetage, de profil type ou de catégorie que nous utilisons à tour de bras pour classer les toxicomanes en particulier, et toute autre personne que nous croisons, en général.

L'overdose

Une fois de plus, le réalisateur de Drugstore Cowboy évite la facilité : il met en scène l'overdose de Nadine, la novice, alors que le spectateur s'attendait peut-être à voir les habitués de la drogue (Bob, Nadine, Rick ou David) se faire piéger par un produit mal dosé. Dans la revente des produits, les dealers utilisent fréquemment des additifs pour couper le produit, et fabriquer des doses en plus grand nombre. L'héroïne, par exemple, n'est quasiment jamais vendue à l'état pur. Les toxicomanes s'injectent environ 10 % d'héroïne pure par dose, le reste étant des produits de coupage. Evidemment, lorsqu'un dealer revend une dose de produit plus concentré, le toxicomane risque la surdose.

Nadine, novice dans la «famille», fait l'objet de restrictions dans l'attribution des doses de produit. Elle se sent exclue. Pour obtenir plus de respect, elle lance et se lance des défis, en bravant les superstitions, en absorbant un stupéfiant puissant. Elle se croit invincible, au dessus des risques, et finalement, succombe à l'overdose.

Le rappel à la loi

Tout l'itinéraire de Bob est jalonné de passages réguliers de l'inspecteur Gentry. Ces scènes sont des rappels à la réalité qui, à chaque fois, obligent Bob à s'extraire de son univers construit de toutes pièces, pour se replacer dans sa position de marginal vis-à-vis de la société. Gentry est un peu le surmoi de Bob : il lui rappelle les règles, les lois et les risques qu'il encourt.

Gentry échappe au raisonnement manichéen de Bob, il n'est ni bon, ni méchant, il est juste «réglo».

Vers la fin du film, Gentry lui rappelle une fois de plus la réalité : «on n abandonne pas une partie en cours» et lui conseille de faire attention à lui.

Substitution par la méthadone et sevrage

Lorsque Bob décide de décrocher, il s'inscrit dans un programme de substitution. Au détour du cabinet de l'assistante sociale, il explique (avec une logique sans appel) la galère de la drogue et sa motivation.

G. Van Sant fait comprendre au spectateur que Bob a réussi son sevrage après le traitement de substitution, lorsque Dianne vient le tenter avec de la drogue et qu'il résiste à la tentation.

Est-ce un brusque élan d'altruisme qui le pousse par la suite à offrir le cadeau empoisonné au Père Murphy? Est-ce pour satisfaire une vengeance entretenue que Bob va, à son tour, pervertir son initiateur?

4. Suggestion d'animation

Brève réflexion sur le cinéma

Beaucoup de critiques affirment qu'il y a une différence essentielle entre le cinéma et la télévision dans la manière même d'approcher le monde. Même si l'opposition est peut-être forcée (car elle masque la diversité aussi bien de la production cinématographique que télévisuelle), un film comme Drugstore Cowboy permet néanmoins de mieux comprendre ce qui fait la spécificité du cinéma ou du moins d'un certain cinéma.

Si l'on compare en effet ce film de Gus van Sant à ce que pourrait être un reportage télévisuel sur le même sujet — à savoir en gros la vie d'un groupe de toxicomanes —, une série de différences apparaissent facilement. D'abord, il y a toujours dans un reportage (qu'il soit d'ailleurs écrit ou audiovisuel) une distance presque infranchissable entre l'auteur, c'est-à-dire le responsable au sens le plus fort du terme, du reportage et la réalité dont il traite : l'auteur montre une réalité qui lui est extérieure (il ne fait pas partie du monde des toxicomanes), il la décrit, il la commente, il la juge parfois, il en dit en tout cas ce qui est censé être sa vérité... En revanche, il est beaucoup plus difficile de définir quelle est la position du réalisateur dans Drugstore Cowboy : il suit les junkies dans leur équipée, il est avec eux notamment dans les moments les plus «intimes» (la consommation de drogue) ou les plus secrets (le casse des pharmacies), il les accompagne sans marquer la moindre distance, sans poser explicitement de jugement ni de réflexion de quelque ordre que ce soit. Ce qui a pour conséquence qu'on peut lui prêter à peu près n'importe quelle intention : certains spectateurs auront l'impression qu'il fait l'apologie de la drogue, d'autres qu'il a certainement dû lui-même goûter à ces substances interdites pour si bien décrire le monde des junkies, d'aucuns enfin estimeront qu'il se contente de montrer une réalité sans la juger. Bien entendu, il se peut qu'une analyse plus fine parvienne à faire le partage entre ces différentes interprétations.

Par ailleurs, le cinéma se distingue nettement du documentaire télévisuel par le fait qu'il raconte des histoires et qu'il souligne dès lors fortement la dimension temporelle du monde qu'il met en scène : alors qu'un documentaire se contente souvent de dresser un état des lieux, de montrer les choses telles qu'elles sont, il y a toujours dans un film (de fiction) un avant et un après, un cheminement, une destinée qui s'accomplit, un devenir qui est sans doute celui des personnages mais aussi celui du spectateur que l'histoire aura (au moins au niveau émotionnel) transformé : c'est très clair dans Drugstore Cowboy qui débute de manière quasiment euphorique mais qui va ensuite nous plonger dans un délire paranoïaque et enfin nous faire retomber dans un quotidien prosaïque et aliénant. Plus fondamentalement d'ailleurs, le temps au cinéma n'est jamais un simple écoulement et il ne semble s'accomplir que comme une transmutation de l'être des choses avec de nombreux renversements de valeurs (on pourrait aussi bien dire des retournements de veste) qui l'accompagnent : Bob, le personnage central, quitte ses copains toxicos, entame un programme de désintoxication, trouve un travail, lui qui ne vivait semble-t-il jusque-là que de vols et d'aventures... Cette structure temporelle favorise elle aussi la diversité des interprétations chez les spectateurs puisque chacun peut privilégier l'un ou l'autre élément de cette structure, l'un ou l'autre moment de ce parcours.

Trois thèmes de discussion

Cette manière spécifique qu'a le cinéma d'aborder le monde permet de poser des questions qui sont habituellement évitées dans un débat public où domine presque toujours un point de vue légitime — et, dans ce cas-ci, stigmatisant — sur un problème comme celui de la toxicomanie. Filmant le monde des junkies de l'intérieur, Drugstore Cowboy nous oblige à nous interroger sur le plaisir qui est recherché dans la consommation de drogues

On n'hésitera donc pas à poser aux spectateurs cette question un peu provocante — la drogue rend-elle heureux ? — en insistant néanmoins sur le fait que les réponses doivent s'appuyer uniquement sur les informations fournies par le film. Celui-ci montre en effet que ce plaisir ne se limite pas à la consommation du produit (dont les effets ne sont représentés que par quelques images et qui sont évidemment difficiles à faire partager à un spectateur non-averti) et est lié à un tout un style de vie largement décrit dans la première partie du film : liberté, camaraderie, insouciance, provocation, plaisir de l'interdit et de la transgression, sont autant de traits qui caractérisent la vie de Bob et de ses copains. On peut d'ailleurs nuancer ce propos en attirant l'attention des participants sur certaines différences qui se marquent entre les personnages et notamment entre les filles et les garçons du groupe. On remarquera également que la seconde partie, montrant la réinsertion de Bob dans la vie "normale", est, elle, l'illustration des valeurs inverses de celles des junkies.

Si l'animation débute sur cette question du plaisir éprouvé dans la consommation de drogue, il faudra également s'interroger sur les contraintes qui s'exercent sur la vie des quatre personnages, telle qu'elle est montrée dans le film. Certaines scènes sont de ce point de vue très significatives comme celle de la visite à la mère qui, sans être caricaturale, révèle la perte de confiance qu'entraîne chez les proches ce style de vie. On remarquera également que le déroulement du film nuance tout ce que la présentation initiale de Bob pouvait avoir d'euphorique, comme si les obstacles s'accumulaient peu à peu pour le démentir : le premier « casse » montré dans le film se passe bien mais le second sera un échec. On s'interrogera aussi sur certaines contraintes que Bob et ses copains s'imposent (ou imposent à certains membres du groupe) comme la superstition du chapeau qui ne peut être déposé sur un lit : l'euphorie n'est-elle que l'envers d'une angoisse sans cause apparente (que tente de juguler une superstition absurde)? et la camaraderie que le masque de rapports de soumission et de dépendance (ainsi que l'indique le refus de partager la drogue avec l'une des filles)?

On en vient ainsi à la dernière question qui est celle de comprendre pourquoi Bob décide finalement de décrocher. Ici aussi, on se méfiera des réponses spontanées (qui sont souvent dictées par nos propres préjugés), et l'on veillera à ce que les réponses soient justifiées par des éléments du film. Bien entendu, celui-ci ne donne pas de réponses simples, et l'on peut très bien discuter pour savoir si c'est la mort de Nadine qui a été la cause principale du revirement de Bob ou si c'est surtout la nécessité d'enterrer son cadavre ou le fait de l'avoir enterré clandestinement comme un animal qui ont été déterminants : il n'est sans doute pas nécessaire de répondre de manière univoque à ces questions mais il importe de voir que le film développe ainsi, même si c'est souvent à peine explicité, tout un réseau explicatif (ou simplement interprétatif).

Cette discussion, on le voit, est volontairement centrée sur le film car elle vise à amener les spectateurs à rendre compte le plus justement possible d'un point de vue qui n'est pas le leur (et donc à dépasser éventuellement les réactions de défense spontanées que ce point de vue particulier pourrait susciter). À son terme (ou même pendant son déroulement si c'est nécessaire), il conviendra donc d'expliciter cet objectif, à savoir apprendre à surmonter ses propres préjugés pour comprendre un individu dont on est toujours plus ou moins éloigné. Dans une phase ultérieure (voir schéma d'animation), on laissera alors la place aux réactions individuelles.


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