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Une analyse réalisée par le centre culturel Les Grignoux
et consacrée au film
Wonder
de Stephen Chbosky
États-Unis, 2017, 1h53

Cette analyse consacrée à Wonder de Stephen Chbosky propose de revenir sur une série d'éléments significatifs du film. Elle est complétée par quelques réflexions sur le travail d'interprétation filmique.

Le film en quelques mots

Auggie a 10 ans et va connaître sa première rentrée scolaire. Jusque-là, c’est sa maman qui s’est chargée de son instruction. En effet, Auggie souffre d’une anomalie génétique qui déforme son visage. Ainsi, son enfance a été perturbée par de multiples opérations chirurgicales. Mais le regard des autres reste très lourd à supporter. Aussi, cette première rentrée est un passage très chargé en émotions, pour lui mais aussi pour toute sa famille.

L’intégration d’Auggie au sein de l’école est au centre du film, qui laisse néanmoins une place à d’autres personnages, comme Via, la grande sœur d’Auggie, qui ne bénéficie pas d’autant d’attention que son frère de la part de leurs parents.

Le film Wonder pourra être vu par un large public notamment dans le cadre d'un échange intergénérationnel. Il délivre une grande leçon de tolérance ainsi que de multiples petits messages dans le sens du vivre ensemble et de l’acceptation de soi.

Questions d'interprétation

Dans le film de Stephen Chbosky, un certain nombre d'éléments de différentes natures peuvent faire l'objet d'un travail d'interprétation, qu'il s'agisse d'éléments de mise en scène (les figures liées à la prise de vue, au montage, la manière de traiter la question du point de vue…), des références convoquées tout au long du film (les préceptes de Monsieur Browne, les films de science fiction, les jeux vidéo, la pièce de théâtre dans laquelle Via tient le rôle principal à la place de son amie Miranda…) ou encore de détails symboliques comme le casque intégral d'Auggie par exemple. C'est à cet aspect du film que nous souhaitons nous intéresser à travers l'analyse développée ci-dessous. Son objectif sera de mettre en lumière la dimension signifiante du cinéma : loin d'être le simple enregistrement d'une réalité préexistante, un film est en effet une construction symbolique hautement élaborée qui vise à produire des effets de sens plus ou moins définis même si la majorité de spectateurs et spectatrices sont à peine conscients du travail d'inteprétation qu'ils fournissent au cours de la projection. Il s'agira ici de mieux comprendre ce travail d'interpétation et les mécanismes très divers sur lesquels il repose.

Image du film
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Quelques pistes d'analyse

Changer de regard

On considérera d'abord quelques images extraites du film Wonder qu'on pourra mettre en rapport avec les propos Monsieur Tuschman, le proviseur de l'école que fréquente Auggie, aux parents de Julian: « Auggie ne peut rien changer à ce qu'il est. C'est peut-être à nous de changer notre regard sur lui… »

On voit que les quatre images du film proposées ici ont trait au regard que nous portons sur les choses et à la façon dont ce regard peut être transformé selon la position que l'on occupe

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Ainsi, une cour de récréation ou une salle de classe montrée en plongée verticale (image 1), autrement dit d'un point de vue aérien, n'ont pas du tout la même apparence que si nous les regardons de notre point de vue habituel, « à hauteur d'homme ». Or ce sont bel et bien les mêmes éléments qui sont filmés (ou photographiés) et s'offrent à notre regard.

Par ailleurs, si la position de la caméra peut avoir de l'importance dans notre façon de percevoir les choses, il en va de même en ce qui concerne la distance (réelle ou focale) qui nous sépare du motif filmé (ou photographié). C'est ce que démontre le tout premier plan-séquence de Wonder: filmé au ralenti et en gros plan, vêtu d'un authentique costume de cosmonaute, Auggie semble flotter en apesanteur dans l'espace (image 2). Seul le haut de son corps apparaît quelques secondes dans le champ avant d'en disparaître aussitôt par le bas, un peu comme s'il parcourait à grandes enjambées une surface extraterrestre. Un recul brusque de la caméra accompagné d'un rétablissement du rythme normal du défilement des images permet ensuite de découvrir qu'il s'agit en réalité de l'enfant en train de sauter sur son lit, dans une chambre dont les murs sont tapissés d'un papier bleu foncé recouvert d'étoiles. Dans un premier temps, nous avons donc été leurrés dans notre interprétation de la scène par une simple substitution de contexte, rendue possible par le rétrécissement du champ visuel de la caméra et divers artifices de mise en scène cinématographique (procédé du ralenti, costume, décor…), en somme autant d'éléments qui, une fois révélés comme tels, nous obligent à réinterpréter la scène vue quelques instants auparavant.

Quant aux deux dernières illustrations, elles mettent en relief un renversement d'image horizontal (image B3) ou vertical (image B4) dû à un pur phénomène d'optique: la réfraction de la lumière. Si un mot écrit ne peut pas se retourner spontanément (« now » vs « won ») et si nous ne marchons pas au plafond, il n'y a pourtant cette fois aucun artifice et c'est bel et bien un phénomène naturel qui se trouve à l'origine d'une perception différente de la réalité!

Des détails porteurs de sens

Passons à présent en revue quelques éléments du film qui marquent la plupart des spectateurs et qui méritent que l'on y revienne de manière un peu plus approfondie. Dans Wonder, on remarque ainsi facilement qu'Auggie a bien du mal à se séparer de son casque intégral de cosmonaute. Dans le contexte du film, quel sens peut-on donner à cet objet ? Et peut-on repérer dans le film d'autres détails porteurs d'un surplus de signification ?

Le casque de cosmonaute

Le casque de cosmonaute que porte constamment Auggie au début du film témoigne bien sûr de sa grande passion pour l'espace et la découverte de l'univers. Mais au-delà de cet aspect, il exerce dans sa vie une autre fonction importante : il le protège des regards que son visage déformé attire presque de façon magnétique mais aussi des moqueries et commentaires désobligeants que cette déformation amène souvent. Or dans le même temps, ce casque intégral l'empêche de se confronter à la réalité extérieure et par conséquent d'y trouver une véritable place. En quelque sorte, cette frontière entre l'enfant et le monde peut être interprétée comme un prolongement symbolique de l'attitude protectrice dont ses parents ont fait preuve tout au long de sa petite enfance comme l'indique, entre autres, sa scolarisation à domicile jusqu'à l'âge de dix ans. Aussi, lorsqu'il est amené à se rendre à l'école pour la première fois, Auggie a-t-il bien du mal à « se mettre à nu », autrement dit à se séparer de l'objet qu'il considère à la fois comme un rempart et un refuge. Mais ce sera finalement l'absence de ce cocon protecteur qui lui permettra, au-delà des multiples difficultés rencontrées au fil de l'année scolaire, de s'intégrer en classe, de se faire de vrais amis et de sentir enfin heureux.

Le masque de Scream

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Le Cri d'Edvard Munch
91 x 73 cm
Gallerie Nationale de Norvège
(Wikimedia Commons)

Dans le film, Auggie est particulièrement heureux de voir arriver la fête d'Halloween. C'est en effet pour tout le monde l'occasion de sortir déguisé et pour lui, l'occasion de ne pas se faire remarquer, de pouvoir dissimuler les traits de son visage sans attirer sur lui un regain d'attention. En effet, avec son costume, il est pareil à tous ses camarades. Or c'est précisément à cause d'un déguisement imprévu qui empêche ses camarades de l'identifier qu'il va se trouver confronté à l'une des pires situations qu'il ait eu à vivre à l'école.

Sous son masque de Scream, il assiste à une conversation au cours de laquelle son ami Jack lance que s'il était à sa place, il se suiciderait. Ces propos ont évidemment pour effet de plonger Auggie dans une profonde détresse que nous ne pouvons alors que deviner mais que l'expression de son masque exprime parfaitement bien.

Même si, dans le film du même nom, ce masque est associé à un tueur, il s'inspire en réalité du Cri, le célèbre tableau expressionniste du peintre norvégien Edvard Munch, dont il existe cinq versions réalisées entre 1893 et 1917. Comme dans le tableau, la bouche et les yeux grand ouverts du masque de Scream semblent refléter ici moins la terreur que le tueur inspire à ses victimes que de l'étonnement, de l'incompréhension et un profond désespoir, accentuant symboliquement la douleur psychique qu'Auggie ressent quand il entend les propos de celui qu'il considérait jusque-là comme son unique ami.

Les lunettes

Lorsqu'elle va voir le spectacle monté par la petite troupe théâtrale de l'école, la mère d'Auggie et de Via a oublié ses lunettes et elle ne reconnaît pas sa fille sur scène, qu'elle prend pour Miranda puisque c'est son nom qui figure sur le programme. On peut interpréter cet oubli comme une sorte d'acte manqué, un peu comme si elle ne souhaitait pas réellement regarder sa fille. Le fait qu'elle s'empare des lunettes de son mari en apprenant que c'est en réalité Via qui incarne le personnage principal de Notre petite ville traduit alors en quelque sorte une réelle volonté d'ouvrir enfin les yeux sur elle en déplaçant son attention, qu'elle portait exclusivement jusque-là sur Auggie. La fin du spectacle signera d'ailleurs de véritables retrouvailles entre mère et fille, augurant une relation nouvelle entre elles et une nouvelle configuration des liens familiaux.

Changer de point de vue

Pendant la première partie du film Wonder, nous voyons se succéder à intervalles réguliers l'inscription au bas de l'écran du nom de quatre personnages: « Auggie », « Via », « Jack Will » et « Miranda ». Mais quel est le rôle de ces inscriptions ou plus exactement quel sens pouvons-nous leur donner ? Et pourquoi ces quatre personnages-là ?

Wonder développe un propos centré sur Auggie et, dans une moindre mesure, sur sa sœur aînée Via. Les relations que ces adolescents entretiennent avec leur environnement social et familial – ici, leurs parents et les jeunes de leur âge rencontrés à l'école – sont donc essentiellement exposées de leur point de vue. Au début du film, nous découvrons ainsi des personnages importants de leur entourage dont les véritables motivations ne sont pas exprimées et sur lesquels nous sommes spontanément amenés à porter un jugement sommaire et plus ou moins arbitraire: Amos et, surtout, Julian nous choquent et nous révoltent par leur comportement harcelant, nous apprécions par contre Jack Will, tolérant et ouvert à une relation d'amitié avec Auggie, Charlotte nous paraît être une fille superficielle soucieuse principalement d'elle-même et de son image… Et lorsque, après les vacances scolaires, nous retrouvons en même temps que Via, sa meilleure amie Miranda, physiquement transformée et particulièrement distante, nous la considérons immédiatement comme une fille qui a dû faire de mauvaises rencontres et « mal tourner » pendant l'été.

Pour approfondir notre connaissance des principaux personnages et nous les faire apprécier sous un autre jour, le réalisateur a choisi de recourir à un procédé qui consiste à remonter légèrement dans le temps à quatre reprises, et à signaler à chaque fois ces retours en arrière en incrustant à l'image le prénom de l'un des quatre personnages principaux: Auggie, Via, Jack et Miranda. Ce procédé lié au montage du film permet notamment de multiplier les points de vue sur un certain nombre de situations dont on apprend ainsi l'historique et de nuancer des portraits, nous amenant à développer de l'empathie vis-à-vis d'eux et à modifier notre regard sur des comportements sommairement jugés dans un premier temps.

Ces légers retours en arrière qui montrent la rentrée scolaire selon différents points de vue nous apprennent entre autres que:

Auggie souffre d'une malformation congénitale qui lui a valu de très nombreuses opérations de chirurgie esthétique et lui a attribué une place marginale au sein de la société et une place centrale au sein de la famille, sa mère ayant fait preuve d'une grande abnégation en choisissant d'abandonner des études qui touchaient pourtant à leur fin pour se consacrer corps et âme à l'éducation, au bien-être et la scolarisationde son fils ;

Via adore son petit frère mais elle souffre d'avoir dû grandir seule et se prendre en charge trop vite; entièrement autonome, elle aussi voudrait pourtant un peu d'attention de la part de ses parents, se remémorant le temps où Auggie n'était pas encore né et où elle était au centre de toutes les attentions;

À l'école, Jack a une réputation de « gentil garçon », pour le plus grand bonheur de sa mère; c'est d'ailleurs cet argument qu'elle emploie pour le convaincre d'accepter la proposition du proviseur de rencontrer Auggie avant la rentrée. Lui-même n'en a pas envie et c'est finalement bien plus pour sauvegarder cette réputation si chère à sa mère que par réel souci de favoriser l'intégration d'Auggie qu'il accepte de le rencontrer avant la rentrée;

Miranda, enfin, a « volé » la vie familiale de son amie, faite d'amour et d'échanges chaleureux, par dépit face à la sienne, marquée par une grande solitude après le divorce de ses parents, sa mère broyant du noir à longueur de journée et son père s'étant carrément détourné d'elle depuis sa nouvelle rencontre amoureuse. Nous comprenons ainsi qu'elle-même est en souffrance et que la distance qu'elle a placée entre elle-même et Via n'a rien à voir avec une attitude hautaine de rejet ou de mépris.

Toutes ces informations apportées grâce à une multiplication des points de vue ont pour effet de rendre les portraits moins monolithiques, plus humains et plus attachants, permettant aux spectateurs de développer de l'empathie vis-à-vis de ces personnages et d'accroître par là leur implication émotionnelle dans le film.

Changer de réalité

Dans Wonder, certains univers – virtuels, fictionnels ou lointains – ont une importance particulière. Cette insistance sur certains mondes imaginaires méritent d'être interrogée : quel sens prennent-ils dans le contexte du film ?

Dans le film de Stephen Chbosky, les différents mondes parallèles évoqués constituent un support important à l'expression et au bien-être psychologique des deux jeunes protagonistes du film, participant même à la résolution de véritables crises.

Marginalisé socialement avant son entrée à l'école, Auggie se plaît à imaginer une vie idéale ailleurs, dans des univers lointains (dans l'espace, à la conquête de la lune) ou fictionnels comme Star Wars (saga cinématographique ayant donné lieu à plusieurs jeux-vidéo développant son univers) ou Minecraft (jeu-vidéo). Quant à sa sœur Via, qui occupe une place secondaire au sein de la famille, c'est de manière biaisée, à travers la voix du personnage principal d'une pièce de théâtre, qu'elle va pouvoir exprimer son ressenti et retisser de véritables liens avec sa mère.

Star Wars

Comme de nombreux adolescents, Auggie est un grand fan de Star Wars. La petite tresse qu'il porte et qu'on découvre quand il enlève son casque révèle d'ailleurs à quel point il s'identifie à un jeune Padawan, autrement dit à un apprenti Jedi – guerrier armé d'un sabre laser et gardien de la paix opposés aux Sith dans l'univers intergalactique de Star Wars –, caractérisé par cette distinction physique mais aussi et surtout par une grande sagesse et un engagement total dans la défense de la paix et de la justice. Or dans le film, cette identité imaginaire à un jeune héros positif qui aidait Auggie à mieux vivre l'isolement socioaffectif subi à cause de son handicap se désagrège rapidement au contact du monde réel: moqué par ses condisciples et en particulier par Julian dès son entrée à l'école, il ne voit dès lors pas d'autre issue que d'y mettre symboliquement un terme en coupant sa tresse.

Un autre personnage issu de Star Wars vient à plusieurs reprises en soutien à Auggie au fil de son nouveau parcours scolaire. Il s'agit de Chewbacca, un guerrier Wookie appartenant au noyau de rebelles qui ont restauré la liberté dans la galaxie. Avec une apparence mi-singe, mi-homme, il est perçu comme un personnage laid mais bon et faisant preuve d'une loyauté indéfectible envers ses amis. C'est à lui que l'enfant se compare lorsqu'il s'approche pour le saluer devant les autres élèves médusés, posant en quelque sorte l'acte qu'il souhaiterait que les autres fassent eux-mêmes à son propre égard, en faisant fi de son apparence physique et de sa différence. Ce plan où nous voyons Chewbacca et Auggie ensemble est bien sûr la traduction d'une rencontre imaginaire qui n'existe pas dans la réalité du film et à laquelle, forcément, les autres personnages n'assistent pas!

Ces projections imaginaires d'Auggie dans l'univers de Star Wars à travers des personnages valeureux comme les Padawans ou Chewbacca montrent ainsi à quel point cet univers virtuel représente un refuge pour l'enfant pour progressivement disparaître avec son intégration à l'école et la reconnaissance institutionnelle de sa force, un peu comme s'il était finalement devenu un véritable Jedi.

Minecraft

Créer son propre monde idéal, c'est en quelque sorte le souhait d'Auggie, qui ne trouve pas sa place dans le monde réel. Ce n'est donc pas étonnant qu'il apprécie tout particulièrement Minecraft, un jeu vidéo dont le principe consiste à récupérer des matériaux et à créer les outils nécessaires à la construction d'un monde personnalisé, cela à partir d'un univers composé de centaines de milliers de cubes agencés selon une représentation réaliste du monde (montagnes, plaines, forêts…, ces milieux étant fréquentés par des animaux domestiques mais aussi par des monstres). Selon l'option de jeu choisie, le joueur peut également se battre pour survivre en amassant des ressources (cultiver des céréales, élever des animaux…), et en éradiquant les monstres.

Mais par la suite, l'univers de Minecraft va aussi permettre à Auggie de rétablir la communication avec Jack et de dialoguer avec lui sur un sujet à la fois délicat et très douloureux pour les deux amis: les propos blessants tenus à Halloween par Jack et perçus à son insu par Auggie. Ainsi le jeu, qui traduisait au départ une difficulté à s'ouvrir au monde extérieur et représentait un refuge salutaire devient à ce moment-là un formidable outil de médiation qui signe l'entrée d'Auggie dans la vie réelle.

La conquête spatiale

Enfin, l'attrait d'Auggie pour l'espace et l'univers tout entier, déjà très perceptible dans sa passion pour Star Wars, se traduit encore par les plans qui le montrent en combinaison spatiale, au début du film lorsqu'il saute sur son lit mais également plus tard, quand il imagine traverser l'école sous les applaudissements et les acclamations de ses condisciples. Comme les univers virtuels dans lesquels il se projette, l'espace représente ici un monde lointain, largement inconnu et donc propice aux fantasmes. Ces plans illustrent évidemment ici un vécu imaginaire répondant à un précepte alors énoncé en voix off: « Si ta situation ne te satisfait pas, imagine une situation que tu aimerais. ». Une telle transformation imaginaire de la réalité permet à Auggie, sinon de supporter, au moins de traverser un monde hostile en instaurant une distance invisible mais bien réelle qui le protège des moqueries et des regards déplacés. Comme les univers virtuels, ces plans imaginaires finiront par disparaître complètement du film, attestant d'une véritable intégration dans le monde réel.

Notre petite ville (Our Town), de Thornton Wilder

Le jour de la rentrée, Via rencontre son amie Miranda mais celle-ci a pris ses distances. Triste et dépitée, l'adolescente a pris appui sur le panneau réservé aux démarches à accomplir pour intégrer la troupe théâtrale de l'école. C'est là qu'elle tombe sous le charme de Justin, un élève précisément intéressé. Au départ, c'est donc moins par goût de la scène que par curiosité et pour faire plus ample connaissance avec lui que Via décide à son tour de rejoindre la troupe. C'est dans ce cadre précis et limité qu'elle va être amenée à côtoyer régulièrement son amie Miranda qui, elle aussi, fait désormais partie du petit groupe de comédiens. Une certaine tension marque la relation rompue entre les deux jeunes filles, qui passent symptomatiquement toutes les deux une audition pour le même rôle, celui d'Émilie, le personnage principal de la pièce. Le fait que ce soit Miranda qui obtienne le rôle et que Via soit désignée comme simple doublure est particulièrement signifiant sur le plan symbolique, révélant à la fois une sorte d'interchangeabilité des deux adolescentes, très proches et très complices jusque-là, et la rivalité larvée qui s'est installée entre elles depuis que Miranda s'est appropriée la vie de Via. Et à la fin du film, en cédant son rôle à Via précisément le jour où ses parents et son frère sont venus assister au spectacle, Miranda lui rend en quelque sorte sa propre vie, retrouvant en même temps sa place privilégiée d'amie dans un univers familial qu'elle accepte ne pas être le sien.

Enfin, remarquons encore que la pièce de Thornton Wilder décrit la vie quotidienne des habitants d'une petite ville américaine à travers trois époques différentes (1901, 1904 et 1913), qui se révèlent être trois étapes cruciales dans la vie de l'héroïne Émily Webb – son enfance, son histoire d'amour et sa mort – avec, comme thème central, l'appartenance communautaire, plus particulièrement l'appartenance à la famille. C'est d'ailleurs la performance de Via dans cette pièce-là qui permettra à sa mère de comprendre son mal-être et qui leur permettra véritablement à toutes les deux de se retrouver. Sur le plan de l'interprétation, on peut donc ainsi établir un lien assez évident entre le thème de la pièce et l'un des thèmes du film qui, à travers le parcours de Via, questionne la place souvent secondaire qu'occupent les enfants issus d'une fratrie comptant un frère ou une sœur atteint·e d'un handicap et qui requiert pour cette raison une attention constante des parents.

En synthèse

Des observations développées dans cette analyse émergent ainsi les grandes lignes fondatrices du film, qui peuvent se définir comme une double nécessité: celle, comme le précise Monsieur Tushman, de changer son regard sur les choses qui ne peuvent être changées et de regarder au-delà des apparences pour connaître les autres d'une part, et celle d'accepter soi-même ce qui ne peut être changé, tout cela étant rendu possible grâce à un climat de bienveillance généralisé.

Ces prérequis ouvrent la voie à une vie plus sereine et plus heureuse, comme l'indique l'issue du parcours de plusieurs protagonistes du film. Tout d'abord, c'est en acceptant son visage déformé qu'Auggie finit par se libérer des mondes imaginaires dans lesquels il projetait sa vie, mener une vie sociale en dehors du foyer familial, se faire de vrais amis, entretenir une relation apaisée avec ses parents, en d'autres mots, qu'il finit par trouver le bonheur.

Miranda, elle, vit au départ très mal le divorce de ses parents car il a eu pour elle des conséquences affectives énormes: père absent et désormais inattentif, mère dépressive, climat morose en permanence à la maison, grande solitude… Mais s'approprier imaginairement la vie et l'histoire familiale de sa meilleure amie ne lui apporte pourtant qu'un bien-être temporaire et illusoire, puisqu'après les vacances, quand elle retrouve Via « en chair et en os » à l'école, sa construction mentale se heurte immédiatement à la réalité. Déstabilisée par la double perte qu'a finalement engendrée son incapacité à accepter une famille désagrégée et malheureuse – perte des liens familiaux, mais aussi perte de sa meilleure amie –, Miranda vit un conflit intérieur qui la pousse à chercher à le résoudre en renouant d'abord avec Auggie, puis avec Via, à qui elle offre son rôle le temps d'une représentation, et enfin avec toute sa famille « de substitution », pourrait-on dire, au sein de laquelle elle retrouve une « vraie » place, celle qu'elle y occupait avant le divorce de ses propres parents.

Interpréter d'autres films ?

Les interprétations proposées ici sont-elles vraies ? ou bien sont-elles des interprétations singulières, propres à l'analyste mais qui ne sont pas nécessairement partagées par tous les spectateurs et spectatrices ?

Il n'est pas possible de prouver que ces interprétations sont correctes car nous n'avons aucun moyen d'observation directe du sens des mots ou des images. Mais une interprétation peut être jugée plus ou moins vraisemblable.

Il faut ici tenir compte de plusieurs réflexions.

Un film comme Wonder fait l'objet d'un travail d'écriture puis de mise en scène qui dure plusieurs mois sinon plusieurs années. Tous les détails qui ont été évoqués ici ont été voulus, choisis par le cinéaste et ses co-scénaristes (Steven Conrad et Jack Thorne) parce qu'ils les jugeaient pertinents et significatifs. Il se peut que ces choix aient été faits de façon implicite sans formuler d'interprétations élaborées comme celles proposées ici, mais l'interprétation consiste précisément à essayer de comprendre les raisons qui ont pu motiver ces choix qui ne sont évidemment pas dus au hasard. Et il est important de comprendre que ces choix sont faits par l'auteur du film et non pas par les personnages eux-mêmes qui sont bien évidemment des créatures de fiction : ce n'est pas la mère d'Auggie et de Via qui a « réellement » oublié ses lunettes mais les scénaristes du film qui ont décidé qu'elle allait oublier ses lunettes…

Chaque détail du film ne doit donc pas être compris comme un fait « réel » mais comme un élément d'une fiction qui est organisée globalement de façon cohérente de façon à produire des effets de sens et d'émotion sur les spectateurs. Dès lors, ce qui garantit la validité d'une interprétation - même si elle reste fondamentalement hypothétique -, c'est qu'elle s'inscrive de façon cohérente dans l'ensemble du film et qu'elle soit reliée à d'autres éléments du film.

Enfin, Wonder est un film qui s'adresse à un large public et qui se veut de ce fait accessible au plus grand nombre. Le sens donné par les scénaristes et le cinéaste aux différents éléments filmiques repose donc sur des procédures qui sont largement partagées ou facilement partageables avec la plupart des spectateurs et spectatrices : tout le monde sera certainement d'accord pour dire que le casque de cosmonaute d'Auggie le protège du regard d'autrui. En revanche, le masque de Scream peut être interprété de deux façons différentes : soit on se souvient qu'il s'agit du masque du tueur dans le célèbre film d'horreur, mais dans ce cas, ce masque semble contradictoire avec les sentiments que doit éprouver Auggie ; soit on connaît le tableau de Munch (qui ne représente pas selon certains analystes un personnage qui crie mais un personnage qui se bouche les oreilles à cause d'un cri perçant qu'il entend), et on voit dans le choix de ce masque une expression de désespoir. On peut raffiner l'interprétation et l'on peut dire que le masque à la fois montre et cache l'horreur, une horreur qui est double : celle que peut inspirer la malformation d'Auggie, celle qu'il ressent quand il entend les propos de son ami à son sujet. Dans ce cas, l'on insiste sur l'ambivalence de cet objet. On peut donc discuter des interprétations proposées mais, quelle que soit la nôtre, elle s'appuiera sur l'idée principale de l'horreur (ressentie ou inspirée par le personnage).

L'on voit que les spectateurs et spectatrices doivent procéder à de multiples interprétations, souvent de façon très rapide et implicite, mais que ce travail est indispensable si l'on veut comprendre le film et en tirer une forme de plaisir. Les démarches proposées ici ne sont donc pas spécifiques au film Wonder et peuvent être mises en œuvre pour de nombreux autres films. Cela ne sera sans doute pas toujours facile, car si Wonder s'appuie sur ce qu'on pourrait appeler le « sens commun », c'est-à-dire des procédures qui sont communes à la grande majorité des spectateurs (adultes[1]). Mais certains films, notamment lorsqu'ils sont réalisés par des cinéastes à la personnalité singulière, sont certainement moins facilement interprétables. Soit il faut maîtriser les références culturelles (au sens le plus large) sur lesquelles s'appuie l'auteur du film, soit ces références sont elles-mêmes insuffisantes, et certains choix sont idiosyncrasiques et laissés dès lors la libre interprétation de chacun ou chacune.

Référence

Michel Condé, Cinéma et Fiction. Essai sur la réception filmique. Paris, L'Harmattan, 2016.

1. L'on observera facilement que de jeunes enfants ne sont pas nécessairement capables de procéder à ce genre d'interprétation et qu'ils ne perçoivent pas par exemple la dimension symbolique du casque d'Auggie qu'ils considèrent comme un simple jouet.

 

Image du film

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