Une analyse réalisée par le centre culturel Les Grignoux
et consacrée au thème
Séries télévisées et éducation à la santé
On connaît le succès que les séries télévisées ont rencontré à partir des années 2000 (et même avant) avec notamment The Wire (Sur écoute, 2002-2008), Les Soprano (1999-2007), Desperate Housewives (2004-2012), Mad Men (2007-2015) Breaking Bad (2008-2013), Game of Thrones (2011-2019), Orange is the New Black (2013-2019), Peaky Blinders (2013 à aujourd'hui) et bien d'autres. Il est bien sûr difficile de mesurer l'impact que ces différentes séries ont pu avoir sur les spectateurs et spectatrices qui les ont suivies d'épisode en épisode, de saison en nouvelle saison. Cet impact varie d'ailleurs certainement selon les séries mais aussi selon leurs différents publics.
Malgré leur succès, il semble assez difficile de mener une réflexion à leur propos dans le cadre de l'éducation à la santé : la longueur de ces séries, leur diversité rend a priori difficile sinon impossible une analyse un peu approfondie. On constate d'ailleurs que, dans le champ universitaire, les études consacrées aux séries sont nettement moins nombreuses que celles portant sur des films isolés.
Il est cependant possible de proposer quelques pistes d'animation pour aborder des problématiques d'éducation à la santé à travers certaines séries vues par un grand nombre de spectateurs. Dans une telle perspective, il ne s'agit pas en effet d'étudier l'ensemble d'une série avec ses multiples personnages et ses multiples épisodes, mais plutôt de se focaliser sur des thématiques comme la consommation d'alcool, l'importance de la nourriture ou encore le tabagisme. Il suffit en effet d'évoquer ces thématiques devant un groupe de spectateurs (par exemple dans une classe de lycée) pour que de nombreux souvenirs surgissent spontanément chez les uns ou les autres : tout le monde se souvient par exemple que les personnages de Mad Men fument excessivement ou que la parfaite maîtresse de maison Bree Van de Kamp dans Desperate Housewives a une importante addiction à l'alcool, ou encore que Tony Soprano est un grand amateur de pâtes et de pâtisseries italiennes !
D'autres détails sans doute moins évidents que ceux cités à l'instant émergent facilement à travers des discussions informelles. Le tabac est omniprésent dans Mad Men - ce qui nous choque aujourd'hui - mais également l'alcool, notamment le whisky consommé à fortes doses. Dans House of Cards, Frank Underwood semble consacrer sa vie entière à des intrigues politiques mais il passe quand même quelques instants dans la boutique miteuse de Freddy pour y déguster son mets favori : des travers de porc ! Mais l'on remarque aussi que Frank et sa femme se retrouvent le soir à la fenêtre de leur maison pour griller une cigarette à l'abri des regards indiscrets…
De nombreux soupçons pèsent sur les auteurs de ces séries souvent accusés de faire du « placement de produit » à l'instigation des cigarettiers ou des marchands d'alcool. Si de tels faits (pour autant qu'ils soient avérés) doivent être dénoncés, l'approche proposée ici vise plutôt à comprendre le sens que ces gestes ou ces consommations ont dans la fiction télévisuelle, ainsi que l'impact qu'ils peuvent éventuellement avoir sur les spectateurs. On peut également se demander si ces séries à travers ces situations problématiques peuvent nous éclairer indirectement sur nos propres comportements à l'égard de la nourriture, de l'alcool ou de substances addictives.
Dans une perspective d'animation, il est possible de se baser sur les souvenirs spontanés que les spectateurs ont conservés des différentes séries qu'ils ont eu l'occasion de voir. L'on peut aussi leur suggérer de regarder quelques épisodes d'une série en cours avec une « attention flottante » sur les thématiques envisagées. Enfin, de courtes recherches sur Internet peuvent apporter des informations complémentaires sur les séries envisagées.
La réflexion ne visera sans doute pas tellement à dénoncer les addictions (au tabac, à l'alcool) ou les mauvaises habitudes (alimentaires) mais plutôt à éclairer le sens que ces comportements ont pour les personnages, même s'il reste largement implicite, ainsi que celui qu'il a vraisemblablement aux yeux des auteurs de la série en cause : il est clair en effet que des gestes comme allumer une cigarette ou boire un whisky, qui peuvent paraître anodins ou platement réalistes, sont voulus par les scénaristes et réalisateurs et traduisent des significations qui méritent d'être explicitées. L'exercice visera précisément à interroger des comportements qui sont généralement compris comme des habitudes (ou de « mauvaises habitudes ») sans tenir du contexte psychologique et social où elles prennent place.
L'on proposera donc ici quelques pistes de discussion et de réflexion autour des thématiques citées.
La cigarette est immédiatement présente dans Mad Men dont le générique se termine sur l'image en ombre chinoise du personnage principal, Don Draper, de dos, assis dans un canapé, la cigarette - toute blanche - à la main. L'association est ainsi très forte entre la cigarette et la réussite sociale qu'incarne Don Draper à une époque de croissance économique considérée aujourd'hui encore comme les « Trente Glorieuses ». À cette époque où la division des genres était encore fort marquée, on remarque d'ailleurs que les femmes occupant au départ des fonctions subordonnées (comme Peggy Olson) vont commencer à s'émanciper et s'affirmer à travers notamment la consommation ostensible de cigarettes. La cigarette permet ainsi de s'affirmer socialement et « virilement ».
Dans une série comme Peaky Blinders qui se passe en Angleterre dans l'entre-deux-guerres, l'on remarque la même association entre la cigarette et la supériorité « virile » puisque Thomas Shelby, le personnage principal, chef de gang, est un grand consommateur de cigarettes, et, de la même façon que dans Mad Men, l'affirmation des femmes passe notamment par leur main mise sur cet « attribut viril » (même si c'est sous la forme d'un fin cigarillo…). La distance historique, à une époque où l'on ne connaissait pas ou peu les méfaits du tabac, justifie sans doute cette omniprésence des cigarettes, mais la banalité même du geste en révèle a posteriori le caractère pernicieux : si cette consommation était à ce point répandue, elle ne résultait pas seulement du caractère addictif du tabac mais aussi de son association constante avec la virilité ou plus largement la supériorité sociale. Le moyen le plus simple et le plus anodin pour ressembler à quelqu'un comme Don Draper ou même à un chef de gang comme Thomas Shelby n'est-il pas la consommation de cigarettes ? [1]
Un peu paradoxalement, la connaissance des dangers du tabac, qui apparaît d'ailleurs dans Mad Men, a pu renforcer cette impression de supériorité incarnée par des hommes jeunes, en pleine force de l'âge et insouciants du « danger » (surtout quand on affronte par ailleurs des gangs armés comme Thomas Shelby…). La séduction exercée par la cigarette, qui résulte de son association avec la jeunesse, la supériorité sociale et le mépris du risque, apparaît donc clairement dans ces séries qui en jouent même si elles peuvent également la dénoncer occasionnellement.
On pourrait croire que la consommation d'alcool est similaire à celle du tabac. Les séries télévisées permettent cependant de comprendre les différences entre ces consommations. La cigarette constitue un geste essentiellement individuel, même si elle est parfois partagée (souvent d'ailleurs dans une perspective de séduction érotique quand un homme offre du feu à une femme). La consommation d'alcool représente en revanche le plus souvent un acte de socialisation qui intervient dans un lieu privilégié (mais non exclusif) : le bar.
Ici aussi, l'on retrouve l'association fréquente entre l'alcool et la virilité, la jeunesse, la supériorité sociale. On remarque d'ailleurs une hiérarchie dans les boissons alcoolisées qui redouble les hiérarchies sociales : les hommes en pleine réussite (Mad Men) boivent du whisky ou du bourbon, leurs épouses (Desperate Housewives) préfèrent le vin blanc, en particulier le Chardonnay, et les flics épuisés par la misère sociale de Baltimore (The Wire) avalent les bouteilles de bière en cascade… La « virilité » ne disparaît jamais entièrement dans la consommation d'alcool, et, si le flics de terrain perdent toute dignité en vomissant à l'issue de certaines de leurs beuveries, les cadres dynamiques de Mad Men gardent une attitude aussi impeccable que leurs costumes malgré leur consommation souvent excessive de whisky et de cocktails !
Le rapport de l'alcool avec le travail est également intéressant à souligner : on boit en fin de journée, on fréquente les bars en soirée, on avale un whisky après une négociation difficile avec un partenaire commercial… Il s'agit d'une manière de décompresser, sinon d'une forme de « récompense » pour le travail accompli. La remarque est sans doute évidente pour les addictologues mais elle mérite d'être relevée avec un large public qui néglige souvent le contexte où prend place la consommation d'alcool.
Dans Desperate Housewives, la consommation solitaire et cachée de vin blanc par Bree Van de Kamp mérite également d'être analysée : elle est en effet un des rares personnages à être désignée explicitement comme alcoolique, mais cette désignation résulte sans doute moins de l'importance quantitative de sa consommation que de sa manière de consommer qui rompt avec la socialisation qui entoure normalement l'alcool. Il ne s'agit pas évidemment de relativiser l'addiction dont elle souffre vraisemblablement mais de souligner que le comportement d'autres personnages est certainement tout aussi problématique même s'il est conforme aux normes sociales.
L'importance de la nourriture dans la série des Soprano a depuis longtemps été remarquée, et ses plats fétiches comme les fameux ziti al forno ont même donné lieu à des livres de recettes ! Paradoxalement, la gloutonnerie du personnage principal et de son entourage participe à la fascination qu'il exerce sur les spectateurs. Si Tony Soprano est frappé par des crises de panique (qui l'obligent, comme on le sait, à entreprendre une psychothérapie), la nourriture apparaît alors comme une forme de réassurance. Face à des adversaires ou des rivaux potentiels, elle se transforme en une manière pour Tony de s'affirmer plus fort, plus grand, plus puissant que ceux-ci, la corpulence et la taille du personnage devenant une marque de supériorité. Sous les dehors conviviaux d'un repas pris en commun (très généralement entre hommes), l'on devine que ce sont de véritables joutes verbales, des rivalités, des ruses, des mensonges qui sont à l'œuvre. Et lorsqu'un convive quitte brutalement la table, cela équivaut à une rupture violente. Entre mafieux, on mange pour ne pas se tirer dessus !
Quand il est seul, Tony mange cependant par habitude sinon par vacuité, simplement pour s'occuper. Il ouvre le frigo et saisit n'importe quel plat rangé là par sa femme Carmela. L'habitude n'est pas seule en jeu, et la nourriture joue pratiquement le rôle d'un anxiolytique face au stress de l'existence.
Il ne s'agit bien sûr ici que de quelques indications sommaires, mais l'on voit qu'il est possible de discuter et d'analyser des comportements représentés dans les séries télévisuelles. L'avantage d'une telle approche est qu'elle permet d'éclairer le contexte où apparaissent de tels comportements et dont le sens est généralement masqué par la fixation sur le produit ou sur la seule habituation (la « mauvaise habitude » étant retenue comme seul facteur explicatif).
1. On remarquera que l'image de séduction de la cigarette a très peu changé depuis sa mise en scène hollywoodienne avec des acteurs comme Humphrey Bogart (dont les photos, la cigarette aux lèvres, sont encore très présentes). C'est toujours le même mélange de virilité désabusée, ironique et légèrement cynique qui est associée à la cigarette.
À propos des illustrations manquantes…Faut-il montrer l'objet du « délit », en l'occurrence des cigarettes, des verres d'alcool, une nourriture trop riche ? Nous avons fait le choix ici de ne pas reproduire d'images des séries télévisuelles évoquées, images qui circulent par ailleurs largement sur Internet. Ces images qui pourraient sembler purement illustratives ont un indéniable pouvoir de séduction même s'il est très difficile à mesurer. Les publicitaires de Mad Men et leurs successeurs savent en effet mieux que quiconque que la publicité « réussie » est efficace et augmente la consommation des produits ainsi mis en scène. Mais la publicité n'est pas nécessairement explicite et passe bien souvent par des images en apparence neutres comme celles du cinéma ou de la télévision. Les réflexions suggérées ici insistent précisément sur le contexte où s'inscrit la consommation de ces différents produits et avant tout sur les valeurs qui leur sont associées, comme l'élégance, le luxe, le loisir, le plaisir… Ce sont bien ces valeurs que véhiculent ces séries, même si leur intention première n'est (sans doute) pas de faire la promotion de ces consommations problématiques. On comprend dès lors que les pouvoirs publics aient notamment obligé les cigarettiers à imprimer sur leurs paquets des photos des dommages physiques causés par la consommation de tabac. |