Une analyse réalisée par le centre culturel Les Grignoux
et consacrée au film
Moonlight
de Barry Jenkins
États-Unis, 2016, 1 h 51
Sacré meilleur film aux Oscars 2017, Moonlight raconte en trois chapitres la vie de Chiron né dans le ghetto noir de Miami, enfant solitaire d'abord, puis adolescent harcelé et enfin jeune adulte devenu dealer de drogue à Atlanta. Il brosse à grands traits le portrait d'un quartier défavorisé, rongé par le trafic de drogue et marqué par l'existence difficile de ses habitants, en particulier des mères célibataires, mais il dessine surtout par petites touches la découverte par Chiron de son orientation sexuelle - il est gay - dans un milieu fortement homophobe. Évitant toute prise de position explicite, le réalisateur Barry Jenkins a privilégié une approche toute en retenue, centrée sur la personnalité complexe sinon contradictoire de son personnage principal, le taiseux Chiron…
Moonlight, film laconique et souvent poétique, révèle une sensibilité à fleur de peau qui touchera certainement de nombreux spectateurs et spectatrices à partir de quinze ans environ. Les multiples facettes du personnage - Noir, adolescent, homosexuel, objet de brimades, en relation duelle avec sa mère… - constituent autant de portes d'entrée pour un film kaléidoscopique.
Si l'homosexualité apparaît aux yeux de nombreux critiques comme le thème principal du film, on remarque que cette problématique se déroule dans le contexte difficile d'un ghetto noir américain, illustrant ainsi ce que les sciences humaines désignent à présent comme « l'intersectionnalité » (que l'on pourrait définir comme l'entrecroisement des caractéristiques sociales) entre race, genre, classe, ethnicité, orientation sexuelle…
Mais le film peut aussi retenir l'attention des éducateurs à la santé par bien d'autres aspects comme la consommation et le trafic de drogue, les relations entre parents et enfants, les difficultés de communication entre pairs, le harcèlement scolaire, l'importance des modèles d'identification à l'adolescence… On s'attardera plus précisément ici sur la question de l'initiation sexuelle qui constitue à nos yeux la thématique la plus profonde sinon la plus enfouie de Moonlight.
Comme le film aborde, même si c'est brièvement, de multiples thématiques, on recueillera d'abord les impressions des spectateurs en recourant à des techniques simples comme les nuages de mots (chaque participant cite le premier qui lui vient à l'esprit, tous les mots étant progressivement réunis en nuages) ou l'évocation d'un personnage du film que chacun estime le plus marquant ou le plus intéressant[1]. Cette première étape est certainement indispensable si l'on veut bien percevoir le public auquel on s'adresse, ses attentes, ses sensibilités, ses crispations éventuelles : on sait notamment que l'homosexualité suscite encore bien des rejets notamment chez les adolescents comme en témoigne d'ailleurs le film lui-même[2].
Si l'on veut cependant éviter une approche superficielle du film, faite de réflexions générales sur l'une ou l'autre thématique (les ghettos, la pauvreté, la drogue…), il est préférable de suggérer des questions (reprises ci-dessous) qui sont illustrées de façon très concrète dans le film et dont chaque spectateur a pu lui-même faire l'expérience de façon plus ou moins intense. Il s'agira d'utiliser les situations mises en scène pour permettre à chacun de réagir de façon plus personnelle à certaines thématiques abordées dans le film. On pourrait ainsi poser des questions comme :
Toutes ces questions méritent sans doute un approfondissement pour mieux comprendre en particulier les motivations de Chiron : si l'homosexualité et la stigmatisation qui en résulte éclairent évidemment certaines réactions du personnage, ce ne sont pourtant là que des facteurs partiellement explicatifs, et bien d'autres motivations, que tout un chacun peut partager, doivent être prise en compte. Ainsi, de nombreux indices laissent à penser que la question centrale du film est celle de l'initiation sexuelle de Chiron et de ses difficultés à franchir cette étape : cette question est apparemment masquée par les relations compliquées aux autres personnages (sa mère, Juan, Terrell le harceleur…), mais chacune des trois parties est dominée par la présence de Kevin avec au centre du film la séquence d'initiation nocturne sur la plage. Et le film se termine évidemment par l'aveu de Chiron indiquant que Kevin est le seul homme qui l'ait touché.
Or un tel moment est problématique pour de nombreuses personnes, le plus souvent avant (« quand, comment, avec qui vais-je perdre ma virginité ? ») mais aussi dans certains cas au moment même de l'initiation ou par la suite. Et si l'on reconnaît que cette question est bien centrale dans le film, l'on comprend facilement sa structure en triptyque avec les trois moments de l'avant, du pendant et de l'après. (Le caractère elliptique du film peut également être vu comme un effet de la mémoire de Chiron qui, comme tout un chacun, se souvient de façon privilégiée de sa « première fois ».)
Aborder ouvertement une telle problématique avec des adolescents ou adolescentes est bien sûr difficile tant elle risque de choquer la pudeur individuelle et de favoriser naturellement toutes les stratégies de dissimulation. L'on suggère de revenir sur l'une des questions posées précédemment à propos du caractère mutique du personnage principal : plusieurs pistes d'interprétation, sans doute révélatrices de la personnalité de chacun, sont dès lors possibles. L'on en proposera trois que les participants seront invités à approfondir individuellement, par écrit et de façon anonyme :
« À votre avis, pourquoi Chiron est-il aussi laconique ? Que pense-t-il, que ressent-il ? Y a-t-il des choses qu'il ne parvient pas à exprimer ? Voici trois réponses possibles :
Développez la réponse qui vous paraît la plus pertinente en vous basant sur un maximum d'éléments du film. »
Après le recueil des réponses, on pourra en discuter collectivement en respectant l'anonymat des rédacteurs (l'animateur reprenant par exemple une interprétation qui lui paraît intéressante ou pertinente et sollicitant ensuite l'opinion du groupe). Si les réponses sont trop sommaires, on pourra également formuler certaines hypothèses plus élaborées. Ainsi, l'hypothèse d'un personnage dominé par la peur permet d'éclairer de nombreux éléments du film.
La première séquence nous montre Chiron pourchassé par d'autres gosses et se réfugiant dans un squat abandonné où Juan le découvrira terré. L'attitude de l'enfant complètement muet semble alors prolonger cette peur qui devait l'habiter lors de sa fuite. Ce n'est que très progressivement qu'il surmontera cette crainte et s'ouvrira à Juan et à Teresa sa compagne. La très belle scène au bord de l'océan sera également basée sur la peur de l'eau de Chiron que Juan lui fera surmonter grâce à son attitude bienveillante.
Les scènes ultérieures de harcèlement confirmeront visiblement cette peur qui habite encore l'enfant devenu adolescent qui craint - à juste titre - de sortir de l'école et d'affronter Tyrrel. Et la scène où Chiron après le violent passage à tabac revient à l'école pour fracasser une chaise sur le dos de Tyrrell traduit sans autant un sentiment de vengeance qu'une peur enfin surmontée grâce à la colère. La métamorphose de l'adolescent en adulte à la carrure particulièrement imposante apparaît alors comme une carapace destinée à le protéger définitivement des autres mais aussi et surtout de la peur qui l'habite.
Mais cette peur n'est pas seulement celle des harceleurs, c'est plus profondément la peur d'entrer en contact avec les autres : il a peur de s'ouvrir, même vis-à-vis de quelqu'un qui lui témoigne de l'affection ou de la sympathie comme Juan ou Teresa, et il a surtout peur de la sexualité, pas seulement parce qu'il est gay même si cela l'accentue certainement, mais parce que la présence physique de l'autre l'effraie. C'est évidemment ce que révèle sa relation avec Kevin qui lui ne craint pas de prendre des coups (dans la première partie du film) ou d'avoir des rapports sexuels avec une fille qui l'a allumé (même s'il y a une part de vantardise dans ses propos) ou encore d'approcher Chiron sur la plage. C'est Kevin qui, avec un joint partagé, provoque aussi bien les confidences que l'abandon de l'adolescent incapable sans doute de franchir le pas du contact physique.
Et bien entendu, l'aveu final de Chiron (qui a adopté le surnom de Black que Kevin lui avait donné sur la plage) confirme, après trois bouteilles de vin et un long dialogue en auto où il évite toutes les questions embarrassantes, que, malgré sa métamorphose physique, il est resté dominé par cette peur de la sexualité, du contact physique avec une autre personne. Cette émotion qui domine Chiron peut sembler singulière, liée en particulier à son parcours personnel, mais l'on se demandera si elle n'a pas une part dans toutes nos relations en particulier amoureuses ou érotiques.
1. Alain Douiller, 25 techniques d'animation pour promouvoir la santé, Le Coudrier, 2015, p. 100-104.
2. Face à des réactions potentiellement homophobes, il peut être intéressant de signaler que, si l'auteur du scénario, Tarell Alvin McCraney, est homosexuel et s'inspire de sa propre expérience, le réalisateur Barry Jenkins s'affirme hétérosexuel : la différence d'orientation sexuelle n'empêche évidemment pas la tolérance ni surtout la compréhension intime de son personnage.