Une analyse réalisée par le centre culturel Les Grignoux
et consacrée au film
Persepolis
un film d'animation de Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud
France, 2007, 1 h 35
Persepolis est au départ une bande dessinée largement autobiographique de Marjane Satrapi[1], une jeune Iranienne vivant aujourd'hui en France : enfant, elle a d'abord partagé l'exaltation de la révolution qui a renversé le Shah en 1978, avant d'être confrontée avec toute sa famille à un nouveau régime de plus en plus autoritaire et répressif ; à l'aube de l'adolescence, elle sera alors envoyée par ses parents, seule, en Autriche pour y poursuivre ses études et s'y mettre à l'abri de la guerre en cours.
De cette expérience, Marjane Satrapi a d'abord tiré une bande dessinée au graphisme expressionniste avant d'en faire un film d'animation avec la collaboration de Vincent Paronnaud. Plus resserré, marqué par la voix-off de la narratrice, le film rend sans doute plus évident le regard que la jeune femme devenue adulte pose à présent sur son enfance et son adolescence.
Mélangeant l'histoire politique et l'histoire personnelle, Persepolis se signale notamment par la distance critique (dans un sens positif) que l'auteur porte sur son propre personnage confrontée à de multiples épreuves et difficultés : l'adolescence en particulier y est montrée avec ses souffrances, ses déchirements et ses illusions, la narration autobiographique apparaissant alors comme un geste d'auto-analyse du passé.
C'est cette dimension qu'il paraît intéressant d'exploiter avec un jeune public qui, sans nécessairement s'identifier au personnage, pourra confronter ses propres expériences à celles de la jeune héroïne en « profitant » cependant de cette médiation d'un regard d'adulte.
L'animation proposée ici s'adresse à un public d'adolescent(e)s (à partir de quinze environ) et veut d'abord s'attacher la dimension autobiographique de Persepolis et plus particulièrement à l'évolution du personnage principal : on remarquera en effet que le film souligne par différents procédés l'écart entre le personnage de Marjane, enfant ou adolescente, et l'auteur devenue adulte. On commencera ainsi l'animation en demandant aux participants, après la vision du film, de citer les éléments du film dont ils se souviennent et qui révèlent cette distance - souvent ironique - que Marjane Satrapi marque par rapport à elle-même et aux événements qu'elle a vécus.
Un petit exemple suffira à concrétiser cette analyse et à lancer la réflexion des jeunes spectateurs. Ainsi, au début du film, la petite Marjane affirme qu'elle sera « le dernier prophète de la galaxie » : il s'agit bien sûr là d'une parole d'enfant, et tous les spectateurs (adolescents ou adultes) comprennent bien que l'auteur adulte ne croit évidemment plus à ce qui n'était qu'un rêve de petite fille.
C'est d'abord avec nos connaissances d'adulte que nous jugeons qu'il s'agit là d'un enfantillage (et que nous estimons que Marjane Satrapi adulte doit elle aussi réagir comme nous), mais d'autres indices nous permettent de confirmer notre interprétation : ainsi, l'échange qui suit avec la grand-mère de Marjane suffit à nous convaincre de la naïveté de la petite fille, tout en nous montrant une réaction d'adulte à laquelle nous pouvons nous identifier intellectuellement. Comme la grand-mère nous sourions intérieurement de ces propos enfantins tout en retrouvant sans doute dans l'attitude de la petite Marjane une part de notre expérience personnelle (pour rappel, la grand-mère répond immédiatement à Marjane qu'elle sera sa première disciple lorsque celle-ci lui affirme qu'aucune vieille n'aura désormais le droit de souffrir : mais elle lui demande quand même comment elle fera pour que les vieilles ne souffrent plus, ce à quoi Marjane répond que ce sera interdit...).
Demandons alors aux participants d'essayer de se souvenir d'un maximum d'épisodes qui révèlent l'évolution de Marjane ; essayons également de repérer dans ces différents épisodes des indices qui permettent de percevoir la distance que l'auteur marque par rapport à elle-même. Cette réflexion pourra être menée en petits groupes, mais l'on essaiera ensuite de regrouper les éléments relevés pour retracer l'ensemble du parcours psychologique du personnage (par exemple au tableau). On trouvera ci-dessous quelques exemples d'analyses qui pourraient ainsi être faites.
À l'école, Marjane intervient pendant le cours d'éducation religieuse et déclare qu'il y a à présent 300 000 prisonniers politiques en Iran. Le professeur téléphonera le soir aux parents de Marjane pour se plaindre de son comportement. Sa mère en larmes lui raconte alors que les Gardiens de la Révolution ont violé une jeune fille pour pouvoir l'exécuter après (car il serait interdit d'exécuter des vierges).
La réaction de Marjane est celle d'une adolescente révoltée qui n'admet pas la propagande ni les mensonges qu'on lui assène. Mais l'intervention de sa mère donne une coloration beaucoup plus dramatique à cet épisode en révélant les risques encourus par les opposants (réels ou supposés) au régime. Marjane n'est plus une enfant et elle connaît le monde qui l'entoure, mais, adolescente, elle n'a sans doute pas la même perception des risques que sa mère : c'est effectivement l'âge où souvent l'on défie l'autorité (légitime ou non) et où l'on prend beaucoup de risques (pour de bonnes ou de mauvaises raisons...). À l'issue de cet épisode, les parents de Marjane prendront d'ailleurs la décision de l'envoyer étudier en Europe.
Arrivée à Vienne, Marjane se lie avec un groupe de « marginaux » et assiste avec eux à un concert de hard rock : d'abord hésitante, elle se met ensuite à danser frénétiquement.
Comme beaucoup d'adolescent(e)s, Marjane cherche à s'intégrer à un groupe dont elle va partager (au moins pendant un temps) tous les goûts même s'ils lui paraissent bizarres... Ici, c'est la mise en scène qui révèle le regard ironique de l'auteur sur le personnage : Marjane tarde en effet à réagir quand elle entend la musique comme si elle était surprise par cette musique effectivement assourdissante... Ensuite seulement, elle fait comme les autres et se met à danser.
En 1986, en Autriche, Marjane se met soudain à grandir...
Tous les spectateurs se souviennent certainement de cette séquence spectaculaire où l'on voit Marjane grandir dans tous les sens mais de façon inégale. Le dessin animé s'inspirant de la peinture de Picasso montre bien sûr la croissance de l'adolescente de façon caricaturale et exagérée, révélant le regard ironique que l'adulte porte aujourd'hui sur cette période de transformation physique vécue souvent difficilement sinon douloureusement.
En Autriche, Marjane rencontre Markus avec qui elle file le parfait amour... Mais leur relation se dégrade, et Marjane le surprend un jour au lit avec une autre fille. C'est la rupture, Marjane considérant alors qu'elle n'a été qu'une « conne » dans toute cette histoire.
L'histoire d'amour de Marjane est tragi-comique : cette rupture aura des conséquences dramatiques pour la jeune fille qui va sombrer moralement et physiquement et se retrouver finalement à l'hôpital, gravement malade.
L'épisode a pourtant également une dimension comique due essentiellement à sa répétition sur un mode grotesque : ce qui avait d'abord été montré comme une idylle romantique apparaît dans les souvenirs de la jeune fille comme une escroquerie. Markus apparaît à présent comme un personnage répugnant, médiocre, égoïste et finalement comme une « couille molle »... Ce regard critique est bien sûr le fruit de la déception, mais l'on devine aussi que c'est celui de l'adulte considérant de façon critique (ce qui ne veut pas dire négative) son premier chagrin d'amour.
L'objectif de l'animation est d'amener les participants à prendre à travers la fiction[2] une certaine distance critique par rapport à leurs propres expériences et à des émotions qui sont souvent vécues de façon intense et confuse. Tout le monde sans doute connaît un jour ou l'autre une déception amoureuse même si les conséquences en sont souvent moins graves que dans Persepolis. Et chacun a vécu de façon plus ou moins difficile les transformations corporelles liées à l'adolescence même si Marjane Satrapi en donne ici une image caricaturale et ironique.
Il s'agira sans doute moins pour les participants de se comparer au personnage que de mieux apprécier comment le cinéma (mais aussi la littérature) permet de parler d'expériences personnelles souvent intimes sur un mode qui n'est pas celui de la simple répétition mais plutôt de la « reprise analytique » : l'ironie en particulier est dans Persepolis un instrument d'une telle reprise mais également de partage avec les spectateurs.
Si Persepolis pose peu de problèmes de compréhension, certains épisodes risquent cependant de laisser perplexes de jeunes spectateurs. Trois épisodes au moins méritent, semble-t-il, qu'on y revienne lors d'une discussion avec l'ensemble des participants. Il s'agit d'abord de l'espèce d'effondrement moral éprouvé par Marjane après sa rupture avec Markus, puis de la dépression psychologique où elle sombre après son retour en Iran et enfin de son mariage raté avec Réza.
Il s'agira simplement de demander aux jeunes participants s'ils comprennent les réactions de Marjane à ces différents moments. Certain(e)s participant(e)s réagiront alors certainement de manière négative en posant des jugements dépréciatifs sur le personnage («elle est faible», «elle se laisse aller», «elle ne réfléchit pas», etc.). On ne cherchera sans doute pas à les faire changer brutalement d'avis, mais on ouvrira une discussion à ce propos en permettant à des différents avis de s'exprimer à ce propos. Pour faire avancer la discussion, on conseillera cependant aux participants de s'appuyer sur un maximum d'éléments du film pour étayer leur opinion. On trouvera par ailleurs dans l'encadré ci-dessous quelques réflexions à ce propos[3].
Si ces échanges peuvent se faire oralement avec l'ensemble du groupe, il sera intéressant pour terminer de demander aux participants de réagir au film individuellement et par écrit. On pourra par exemple leur demander en quoi l'expérience de Majane est selon eux représentative des difficultés de l'adolescence ou est au contraire exceptionnelle. On pourrait également leur suggérer, si les premières réactions ont été particulièrement positives, de raconter (toujours par écrit et anonymement) l'un ou l'autre épisode de leur vie personnelle que l'histoire de Persepolis leur aurait rappelé.
Ces textes recueillis par l'animateur lui permettraient d'abord de mieux connaître le groupe auquel il s'adresse, notamment sa « sensibilité » aux différentes thématiques abordées par Marjane Satrapi (la solitude affective, la dépression, le conformisme adolescent, le deuil, la prise de certaines « drogues », l'exil réel ou psychologique, etc.). Une publication est également envisageable (au moins en direction du groupe de départ) avec bien sûr l'accord des auteurs et en prenant différentes mesures (comme l'anonymat éventuel des textes) pour garantir le respect mutuel. De tels textes (avec toutes les précautions évoquées) révèlent souvent aux différents membres du groupe des préoccupations rarement évoquées dans les relations interpersonnelles.
EffondrementJuste après la découverte de l'infidélité de Markus, Marjane semble réagir par le mépris: elle s'est conduite comme une « conne », et Markus n'était qu'une « couille molle »... Pourtant, cette histoire malheureuse va la conduire à un véritable effondrement. Plusieurs facteurs expliquent sans doute cette réaction. Le premier et le plus important est certainement la solitude de la jeune fille: une autre adolescente serait certainement retournée dans sa famille, dans un environnement « familier » où elle aurait ses repères et qui lui permettrait de se reconstruire. Même si les parents ou les frères et sœurs « ne peuvent pas comprendre », ils témoignent (en général) de l'affection qui aidera le jeune à surmonter ce chagrin. Le lieu - la chambre d'enfant -, les habitudes domestiques, les objets familiers suffisent souvent par leur seule présence à relativiser ce qui est vécu dans un premier moment comme une catastrophe ou un malheur absolu: le monde continue à exister, «la vie est là simple et tranquille» comme l'écrivait Verlaine. Or Marjane n'a pas de « base de repli » (elle a d'ailleurs été expulsée par sa logeuse) puisque ses parents ont tout fait pour qu'elle puisse quitter l'Iran. En outre, les parents, s'ils ne sont sans doute pas les meilleurs conseillers en matière d'amour, définissent plus largement un cadre de vie, des règles de comportement, des objectifs à atteindre (par exemple en matière scolaire): cela peut représenter une contrainte (parfois insupportable) mais cela donne également un sens à l'existence qui ne se réduit pas à l'amour aussi important soit-il. Marjane, dont les parents et la grand-mère sont des guides essentiels mais absents, est à ce moment complètement seule et n'a donc pas les moyens de se construire un avenir ni même de l'imaginer de façon un peu concrète. Le fait que Marjane soit étrangère constitue sans doute un autre élément d'explication de son effondrement. Elle dira plus tard qu'en Europe, on est libres mais qu'on vous y laisse mourir dans la solitude... Le propos est peut-être excessif mais traduit bien l'incapacité de Marjane à trouver de l'aide dans une société qu'elle ne connaît en fait pas bien: en arrivant en Autriche, elle a dû s'adapter avec une grande anxiété à des règles, à des normes, à un mode de vie différents qui l'empêchaient sans doute de se sentir tout à fait à l'aise. Dès lors, dans ce monde «étranger» (il suffit pour un Européen de s'imaginer dans un pays inconnu comme... l'Iran), toutes les portes paraissent fermées, et il n'y a aucune personne à qui elle puisse s'adresser... L'effort psychologique pour s'adapter à ce monde «étranger» comme pour surmonter le chagrin amoureux est alors trop important pour la jeune fille qui s'abandonne totalement au flux de l'existence comme elle se laisse emporter par le tram jusqu'au terminus... |
1. Publiée en plusieurs volumes aux éditions L'Association.
2. Le film comme la bande dessinée n'est évidemment pas une « pure » fiction et comporte une large part autobiographique, mais, pour le spectateur, le partage entre vérité et fiction reste très incertain, ce qui crée, avec tous les procédés de la mise en scène, une distance irréductible entre le dessin animé et l'expérience personnelle de chacun.
3. Pour des raisons de place, on n'a reproduit ici que la première de ces analyses disponibles dans le dossier pédagogique que le centre culturel Les Grignoux a consacré à ce film.