Une analyse réalisée par le centre culturel Les Grignoux
et consacrée au film
Le Secret de Brokeback Mountain
un film d'Ang Lee
USA, 2005, 2 h 14
Comment réagissent les humains lorsque désir et choix d'épanouissement personnel sont incompatibles avec la norme sociale ? C'est la question centrale du film Le secret de Brokeback Mountain, qui conte l'histoire d'un amour irrépressible entre deux jeunes cowboys. Pour les professionnels de la promotion de la santé, ce film offre matière à débattre avec les adolescents de l'homosexualité, des notions d'amour, de choix assumé et de la difficulté à faire fi des conventions sociales.
Adapté d'une nouvelle d'Annie Proulx et mis en scène par Ang Lee, Le secret de Brokeback Mountain est souvent présenté comme un western gay, mais les défenseurs du film - ils sont nombreux - ne manquent pas d'insister sur le caractère réducteur de l'expression. Comme si le film était traversé d'un souffle particulier, ceux qui l'ont aimé ne veulent pas le voir réduit à une caricature qui pourrait être un peu graveleuse. Qu'y a t-il donc, dans cette histoire d'amour entre deux cowboys, qui la place au-delà de cette étiquette (aguichante ?) de western gay ?
Tout commence dans l'Amérique rurale (le Wyoming) des années soixante. Deux jeunes gens, Jack Twist et Ennis Del Mar, sont amenés à garder ensemble un troupeau de moutons dans la montagne pour un fermier du coin. Les deux gaillards mal dégrossis s'entendent bien. Jack, le plus loquace, veut faire carrière dans le rodéo ; Ennis, le taciturne, compte se marier avec Alma, sa fiancée, et reprendre un ranch. Une amitié naît, qui, une nuit, prend un tour sexuel. La saison terminée, Jack et Ennis se séparent pour aller « vivre leur vie ». Ils se reverront quatre années plus tard et, pendant vingt ans, ils délaisseront régulièrement leur femme, leurs enfants, leur travail, pour de courtes escapades amoureuses dans la nature.
La difficulté que rencontrent les deux personnages à vivre une relation homosexuelle dans un contexte social hostile peut être, dans une perspective élargie, mise en relation avec la difficulté de tout un chacun de concilier ses désirs et ses aspirations personnelles à la vie en société, avec ses conventions et ses normes. On peut ainsi amener les participants à s'interroger sur la difficulté à assumer ses désirs, quels qu'ils soient, et sur l'équilibre à trouver entre désir intime et vie sociale.
L'histoire de Jack et Ennis illustre bien l'opposition (que nous vivons tous, sans doute, à l'un ou l'autre moment de notre vie) entre la norme, la culture, la pression sociale et la réalisation de soi, l'épanouissement personnel, la réalisation de ses désirs intimes. Ici, les deux hommes vivent leur désir l'un pour l'autre comme quelque chose d'irrépressible, impossible à combattre, mais qu'il faut cacher : à cet endroit-là, à ce moment-là, il n'est pas permis d'être un homme qui aime un autre homme.
La norme est tellement intériorisée chez les deux protagonistes qu'ils refusent de nommer « ce qui leur arrive ». Après cette première nuit où ils ont eu une relation sexuelle , Ennis déclare ne pas être homo, autant pour se rassurer lui-même sans doute que pour « prévenir » Jack, ce à quoi son ami répond que lui non plus n'est pas homo… « Si ça nous reprend au mauvais endroit ou au mauvais moment, on est mort » dira Ennis, bien conscient de l'hostilité de la communauté vis-à-vis des homosexuels. Enfant, Ennis a été amené par son père à constater ce que l'on fait aux hommes qui vivent ensemble : la vision d'un cadavre mutilé et abandonné au bord de la route se passe de commentaires. On n'utilise pas les mots pour désigner « cela ».
Pourtant, il est clair pour Jack d'abord, pour Ennis ensuite et pour la plupart des spectateurs sans doute, que leur « vraie vie » est là, que leur réalisation personnelle passe par cette relation homosexuelle. Certes, chacun des deux hommes aura une autre vie (mariage, enfants, travail, …), mais incapable de lui apporter la même satisfaction. À ce stade, Jack et Ennis ne partagent pas la même vision, ou n'assument pas leur désir de la même manière. Jack désire vivre avec Ennis, ne se satisfait pas de deux ou trois week-ends par an passés avec lui ; Ennis se sent « coincé » par son autre vie, mais ne manifeste pas le désir de s'en libérer. Sa contrainte est matérielle (le manque de moyens) et affective (il ne veut pas s'éloigner de ses filles), mais son enfermement est surtout mental : il ne veut pas prendre le risque de sortir de la norme. Au bout du compte, ils souffrent, l'un et l'autre.
Corollaires de cette situation : le secret et la sanction sociale. Jack et Ennis ne pourront assouvir leur désir que dans l'isolement : ils prétendent tous deux partir en week-end à la pêche avec leur ami. Personne ne sait, croient-ils, la relation qui les unit en réalité. Ils se trompent : le fermier qui les a engagés les a vus ensemble et l'a dit à Jack, mais Ennis n'est pas au courant ; quant à Alma, la femme d'Ennis, elle les a vu s'embrasser fougueusement lors de leurs retrouvailles. Ils portent donc un secret, mentent à leur entourage, mènent une double vie. Là encore, Jack est plus audacieux qu'Ennis : il file le rejoindre quand il apprend qu'Ennis a divorcé, pensant qu'il est enfin libre de vivre avec lui ; il évoque auprès de ses parents la possibilité de reprendre leur ranch avec son ami. Ennis, lui, n'a que la violence à opposer à sa femme Alma qui le met face à son mensonge.
Quant à la sanction sociale de l'homosexualité, elle prend différentes formes. Le tabou est la première : on l'a dit, on n'entendra qu'une seule fois le mot « homo » au cours du film, et aucun autre mot pour désigner l'homosexualité, ni même la sexualité. L'hostilité se manifeste dans les regards (celui du père de Jack), les gestes d'évitement (le clown qui a sauvé la mise à Jack lors d'un rodéo et auquel Jack veut offrir un verre) ou le mépris (les propos de Joe Aguirre). Mais la forme la plus violente de cette sanction est évidemment le lynchage, dont Ennis, enfant, a été le témoin et dont Jack sera la victime.
Le film peut être vu par les adolescents à partir de seize ans et par de jeunes adultes. Invitons les participants à une discussion autour du film : informelle d'abord (le film a-t-il plu aux participants ? quelles réactions suscite-t-il ?), puis plus centrée sur le schéma proposé ici, avec des questions comme :
Pour nourrir la discussion, on peut faire appel à quelques scènes du film : les derniers instants à Brokeback Mountain où Ennis finit par frapper Jack ; la scène des retrouvailles, quatre ans après le séjour dans la montagne ; la relation entre Ennis et Cassie, la serveuse qui est amoureuse de lui ; la dispute lors de la dernière rencontre entre Jack et Ennis ; l'accueil d'Ennis par les parents de Jack ; les mots que prononce Ennis devant la carte postale et la chemise de Jack : « Jack, I swear… » (« Jack, je te jure… »)
Comment peut-on interpréter ces scènes ? Que disent-elles des sentiments de Jack et d'Ennis ? Quelles réactions suscitent-elles chez le spectateur ?
À défaut de paroles prononcées (il n'est jamais question de sexe, on l'a dit, mais il n'est jamais question d'amour non plus), beaucoup d'indices sont révélateurs des sentiments de Jack et Ennis. Ainsi, il est clair que ces deux-là s'aiment, qu'Ennis est « enfermé mentalement », pris dans des contradictions dont il souffre : en témoignent l'impatience et la fougue des retrouvailles ; le conflit intérieur qui ne s'exprime que dans la violence (vis-à-vis de Jack, d'Alma, d'un inconnu qui passe…) ; l'indifférence vis-à-vis de Cassie, la serveuse ; la jalousie d'Ennis à l'évocation des aventures homo de Jack ; le sentiment de suspicion qu'Ennis lit dans le regard des autres. Particulièrement lors de la dernière rencontre entre les deux hommes, c'est leur souffrance qui s'exprime. Jusque-là, leur histoire d'amour peut paraître idyllique (décor champêtre et amour tendre !), mais si Jack a déjà manifesté à plusieurs reprises qu'il attend autre chose de leur relation, il dit enfin explicitement son insatisfaction et sa douleur ; quant à Ennis, après un premier mouvement de colère quasi muette, il s'effondre.
En somme, Ennis et Jack vivent une vraie histoire d'amour, contrariée par le contexte social hostile, mais contrariée surtout par l'enfermement mental, l'impossibilité d'envisager une autre vie.
Invitons ensuite les participants à interroger leur propre rapport au film, dans la perspective ouverte ici, avec des questions comme :
Si l'on reste dans le registre amoureux, on peut imaginer, par exemple, des situations comme : être amoureux d'une personne dont l'âge serait nettement différent du sien, ou bien d'une personne d'une autre culture ou d'une autre religion, ou encore d'une personne qui est déjà engagée dans une relation avec quelqu'un d'autre…
La discussion permettra peut-être de mettre en évidence l'importance du contexte culturel : les « normes » ne sont pas les mêmes en tout lieu et à toutes les époques. Si elles sont fortement intériorisées, elles peuvent même sembler naturelles et l'on peut perdre de vue qu'elles sont le résultat de conventions sociales. Parallèlement, on pourra souligner aussi la tendance de notre société à valoriser l'épanouissement et le développement personnel.
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Pour conclure, soumettons aux participants deux pistes de réflexion :