Une analyse réalisée par le centre culturel Les Grignoux
et consacrée au film
Elephant
un film de Gus Van Sant
USA, 2003, 1 h 21
Dans son dernier film, Palme d'or au Festival de Cannes 2003, le réalisateur Gus Van Sant s'est inspiré d'un fait divers tragique qui a profondément marqué l'Amérique : à la Columbine High School du Colorado (transposé par le réalisateur dans l'Oregon), deux élèves munis d'armes de guerre ont assassiné treize personnes et blessé des dizaines d'autres sans raison apparente.
Le film de Gus Van Sant n'est cependant pas la simple mise en scène de ce fait divers et il préfère reconstituer la journée banale d'une vie de lycée en multipliant les points de vue et les parcours des personnages avant que n'éclate comme un orage la tragédie finale. Ainsi, plutôt que de tenir un discours explicatif sur ce fait divers, Gus Van Sant utilise toutes les possibilités de la fiction pour recréer l'événement dans toute son ambiguïté et sa radicale étrangeté.
Profondément original mais également ambigu et difficile d'accès, Elephant s'adresse notamment aux adolescents (à partir de quatorze ans environ) qui se retrouveront pour une part mis en scène dans le film. Mais l'originalité esthétique du film peut également susciter des réactions de rejet de la part de jeunes spectateurs déconcertés par ces choix formels.
Bien que le propos du film ne soit pas explicite et qu'il permette donc des approches très différentes, beaucoup de jeunes spectateurs sont sensibles à la description de la vie lycéenne et notamment à la part de non-dit qui est soulignée par la mise en scène de Gus Van Sant. Ce non-dit renvoie à ce que, faute de mieux, l'on peut désigner comme un « malaise adolescent » qui conditionne chez de nombreux jeunes les attitudes et comportements à l'égard de leur propre santé. Loin de tout propos moralisateur, le film de Gus Van Sant permet d'interroger ce mal-être qui peut s'exprimer, comme l'indique Elephant, sous des formes extrêmement différentes, la violence spectaculaire mais aussi le repli sur soi, un sentiment général d'incompréhension ou d'injustice, la souffrance infligée à son propre corps, l'impression continuelle d'une mise sous pression de la part des adultes, etc.
Comme on l'a toujours suggéré dans cette rubrique « Ciné-Santé », il nous paraît peu pertinent d'utiliser un film comme un simple prétexte à débat, et l'on propose au contraire de centrer la réflexion sur le film lui-même et sur les questions qu'il pose aux jeunes spectateurs. Dans cette perspective, il paraît indispensable face à un film comme Elephant de partir de sa dimension esthétique qui ne peut manquer de susciter des interrogations auprès d'un public même adulte.
Différentes interprétations ont déjà été proposées, notamment dans la presse spécialisée, mais, comme c'est souvent le cas, chaque critique étant persuadé de la justesse de son point de vue, ces interprétations laissent peu d'espace de liberté d'appréciation aux différents spectateurs. Face à un public d'adolescents (par exemple en milieu scolaire), il est sans doute préférable de suggérer une ou plusieurs analyses et de demander aux participants d'y réagir de façon positive ou... négative.
L'on se contentera ici de proposer une seule interprétation mettant moins l'accent sur l'éventuelle dimension philosophique d'Elephant (dont on peut penser qu'il illustre aussi bien une conception tragique de l'existence qu'une perception de la banalité du mal ou encore une vision de l'aliénation du monde moderne) que sur un mécanisme psychologique qui éclaire peut-être de façon significative plusieurs des choix esthétiques de Gus Van Sant, notamment la reprise obstinée des mêmes événements, la mise en évidence de détails apparemment anodins, ou la prégnance de certains « filtres » mentaux dans la perception par les personnages des événements en cours... À partir de ce texte (repris dans l'encadré intitulé « Le travail de la mémoire immédiate ») qui sera lu par les différents participants, l'on pourra leur demander de réagir et notamment de préciser si cette interprétation est conforme à leur propre perception du film, si elle la modifie, si elle leur paraît pertinente ou au contraire complètement extrapolée...
Le travail de la mémoire immédiateÀ la suite d'un événement traumatique, on se passe et on se repasse les événements dans la tête : Gus Van Sant fait un peu la même chose en se limitant à la mémoire immédiate des participants, c'est-à-dire aux événements de la journée qui auraient été oubliés si l'événement traumatique ne les avait pas ravivés. La manière de filmer mime ainsi le travail de la mémoire en revenant plusieurs fois sur la même scène, en mélangeant les moments, en isolant certains détails de la scène qui sont grossis — par la bande-son, par le ralenti, par le plan-séquence au cours duquel il suit obstinément un personnage... —, en donnant de l'importance à des événements qui sans cela passeraient inaperçus : ici, tout devient signe, prémonition, « détail qui aurait pu tout changer », moment où le destin aurait pu basculer dans une autre direction. Mais Gus Van Sant fait œuvre de fiction, ce qui lui permet en particulier de mettre en scène la «mémoire» de ceux qui sont morts, victimes ou meurtriers, et de mélanger des « mémoires » appartenant à différents individus. Dans cette optique, l'on comprend d'ailleurs très facilement la différence de traitement entre le passé des témoins ou victimes et celui des tueurs : témoins et victimes se souviennent seulement de la journée où est survenu l'événement traumatique, des événements qui ont immédiatement précédé cet événement ; en revanche, les tueurs remontent jusqu'au moment où leur projet meurtrier s'est concrétisé, le jour avant quand ils ont en particulier reçu une des armes de leur panoplie. En mélangeant différentes mémoires, en évoquant des souvenirs de personnes qui sont mortes, le film se présente donc bien comme une œuvre de fiction qui se distingue de façon évidente d'un véritable travail de mémoire mais qui en garde certaines caractéristiques essentielles comme celles qu'on vient d'évoquer. En cela, le propos de Gus Van Sant est sans doute moins «philosophique» que profondément affectif ou émotionnel : de la même façon qu'après un événement traumatique, l'on se repasse les événements dans sa tête pour surmonter ce traumatisme, pour maîtriser notre trouble, pour récupérer de notre effroi, Gus Van Sant — marqué comme d'autres par ces événements même s'il n'en a été qu'un témoin lointain — les reprend, les répète, les remet en scène de multiples fois comme pour arriver à les maîtriser affectivement.
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L'interprétation privilégiée ici (d'autres sont bien sûr possibles) est de nature psychologique alors que le film de Gus Van Sant apparaît à première vue comme fortement « behavioriste », décrivant les comportements sans chercher apparemment à leur donner un sens. Mais cette interprétation se situe moins au niveau des personnages que de l'auteur du film (en l'occurrence le réalisateur) dont elle interroge en particulier les choix esthétiques. Elle a également l'avantage de solliciter chez les adolescents une réflexion sur les effets affectifs profonds que peuvent produire des événements exceptionnels et traumatiques comme la tuerie de Columbine sur les individus qui y sont impliqués malgré eux : en se situant au plus près de l'événement (même si celui-ci fait l'objet d'une reconstitution), le film vise sans doute moins à solliciter une réflexion de nature intellectuelle qu'à produire une réaction émotionnelle chez les spectateurs, réaction que l'animation vise précisément à expliciter.
Ces premières réactions pourront d'ailleurs être prolongées par une discussion en groupe sur le comportement des différents personnages dont Gus Van Sant observe avec beaucoup de finesse les différences (de nombreux spectateurs sont ainsi marqués par la présence de Benny, ce grand sportif noir dont le calme contraste avec la panique générale).
Cette première réflexion sur l'esthétique d'Elephant devrait permettre une première expression individuelle à propos d'un film caractérisé par son mutisme... Elle devrait également montrer aux participants que, malgré les apparences, le film sollicite une forte participation affective des spectateurs, participation qui constitue d'une certaine manière son véritable sujet.
Dans un second temps, à travers la discussion sur le comportement des différents personnages, il devrait être possible d'aborder un thème sans doute fondamental du film, celui du malaise des adolescents mis en scène et qui se retrouve à des degrés divers chez un grand nombre d'individus à cette période de la vie. Dans cette perspective, l'on pourra utiliser un questionnaire (voir l'encadré « Votre avis à propos d'Elephant ») destiné à favoriser l'expression personnelle de chacun : les réponses devront être faites individuellement, anonymement et par écrit. Elles pourront être utilisées ultérieurement pour un travail plus approfondi avec le groupe.
Les deux premières questions demandent une appréciation générale sur le film et sont plutôt des « distracteurs » (même si elles peuvent être utilisées dans le cadre d'une réflexion sur le cinéma et les valeurs qu'on y attache : valeurs esthétiques, valeurs humaines, etc.). Les questions suivantes portent sur des réactions beaucoup plus personnelles : les échelles d'attitude sont orientées de telle façon que, plus le chiffre de la réponse est élevé, plus cette réponse traduit vraisemblablement un malaise individuel qui devrait faire l'objet d'une réflexion avec l'animateur.
Votre avis à propos d'Elephant
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Comment exploiter les résultats du questionnaire précédent ? Cela dépendra naturellement du cadre dans lequel on intervient, et il n'est sans doute pas possible de donner ici de conseils valables dans toutes les situations. On soulignera cependant que le film de Gus Van Sant traite d'un problème qui se manifeste, de façon dramatique, à l'école. Si l'école n'est pas bien sûr responsable de cette tuerie, elle est le lieu où se manifeste ce malaise adolescent qu'on a évoqué, et elle en est également partie prenante : c'est dans le cadre scolaire en effet que se produisent de façon plus ou moins ouverte nombre d'humiliations entre condisciples, de vexations, de rejets, de stigmatisations dont Elephant révèle bien la cruauté. Néanmoins, la plupart des enseignants refusent actuellement d'aborder ce genre de problèmes sous prétexte qu'ils ne sont pas des « assistants sociaux ». Pourtant, on peut se demander si l'école (ce qui ne veut pas nécessairement dire les enseignants) n'a pas la responsabilité, dans le cadre de sa mission d'éducation (au sens le plus fort du terme), de traiter ces situations problématiques que son fonctionnement général, son mode d'organisation, ses contraintes ont certainement tendance à générer : « cancres » et « fayots » sont par exemple des « créatures » purement scolaires, diversement stigmatisées par leurs condisciples, et l'on sait que ce genre d'étiquettes peut littéralement « pourrir » la vie d'un individu.
Elephant peut donc être l'occasion d'aborder ce genre de problèmes que la vie scolaire « officielle » préfère généralement passer sous silence. Dans cette perspective, l'on pourrait utiliser un site WEB lié à l'école (comme c'est de plus en plus souvent le cas) à travers notamment un forum de discussion qui serait nourri par les réflexions suscitées par un film comme Elephant : les « dysfonctionnements » de la classe y seraient exposés de façon anonyme et feraient éventuellement l'objet d'une discussion collective avec un animateur adulte (celui-ci aurait en outre la charge de modérer les messages du forum afin d'éviter des dérapages dommageables aussi bien pour le rédacteur du message que pour d'autres personnes visées). À travers le questionnaire proposé, l'on voit aussi que de nombreux autres problèmes qui préoccupent les adolescents (la beauté, la solitude, la pression des adultes, les injonctions contradictoires...) pourraient trouver une première traduction sur un forum de ce type.