Une analyse réalisée par le centre culturel Les Grignoux
et consacrée aux films
Les Autres Filles |
Le Cercle (Dayereh) |
Chaos |
Ghost World |
Girlfight |
Confrontés par des éducateurs à la représentation des femmes à travers cinq films, des jeunes d'écoles professionnelles ont accepté de remettre en cause les stéréotypes masculins/féminins. Un débat utile pour décrypter la violence des comportements.
« Mais arrêtez de nous bassiner avec vos histoires d’égalité ! On n 'est plus dans les années cinquante, et mai soixante-huit c'est fini. Vous avez obtenu ce que vous vouliez non ? N'êtes-vous pas ministres, médecins, avocates, pompiers ou policières ? Laissez donc le monde en paix et rangez au vestiaire vos rengaines féministes ».
Ces quelques phrases, je les entends souvent et il m'arrive même d'acquiescer en souriant. Et pourtant, qu'en est-il vraiment ? Cette égalité des hommes et des femmes, reconnue et appliquée aujourd'hui dans certaines listes électorales, quelle est sa réalité au quotidien, notamment dans les groupes d'adolescents ? N'y a-t-il pas un hiatus important entre les volontés politiques et leur application ? Comment les jeunes de 2003 vivent-ils l'égalité prônée et réclamée par la génération de leurs parents ? Peut-on observer des différences de perception selon les milieux sociaux ? Que signifie l'égalité des sexes pour des jeunes de 15 à 18 ans, issus de milieux plutôt populaires ?
Pour répondre à ces questions et confronter les représentations des jeunes aux nôtres, nous sommes allés à la rencontre des adolescents de 15 à 18 ans de plusieurs écoles professionnelles de la région liégeoise.
Nous, c'est d'abord le Centre culturel Les Grignoux et son programme de matinées scolaires cinématographiques Écran large sur tableau noir. Le Centre Culturel Les Grignoux à Liège essaie, depuis plusieurs années, d'utiliser le cinéma dans un but éducatif qui ne se limite pas à la transmission de savoirs, mais porte également sur les représentations et les valeurs dont sont porteurs enfants et adolescents. C'est dans le cadre d'un cycle de cinq films regroupés sous l'appellation « Masculin/féminin : un autre regard » que nous avons décidé d'aborder la question.
Mais « nous », c'est aussi le Collectif contre les violences familiales et l'exclusion qui a détaché deux animateurs pour travailler avec moi sur ce projet. Le collectif gère un refuge pour femmes battues et leurs enfants. Leurs animateurs connaissent tristement bien les problèmes qu'engendre fatalement l'inégalité des hommes et des femmes dans le couple, la famille ou ailleurs.
Nous avons choisi de faire travailler une équipe « mixte » d'animateurs sur cette action, ce qui est déjà un message en soi et apporte beaucoup dans la dynamique d'animation.
Le cycle « Masculin/féminin : un autre regard » comprenait cinq films très différents : Girlfight de Karyn Kusama, Chaos de Coline Serreau, Ghost World de Terry Zwigoff, Les Autres Filles de Caroline Vignal et Le Cercle de Jafar Panahi. Chaque film aborde, à sa manière, la condition des femmes aujourd'hui dans le monde, et ne prétend sans doute pas apporter des réponses décisives et complètes aux différents aspects de la question. Mais chaque long métrage donnait l'occasion de poser un regard singulier, parfois distant, souvent engagé, sur la place des femmes (ou d'un certain nombre de femmes) dans notre monde.
Ces films ont été diversement appréciés des élèves, mais celui qui a suscité les réactions les plus contrastées et les plus spectaculaires était sans conteste Les Autres Filles de Caroline Vignal. Moins consensuel que Chaos (qui remporta cependant un très vif succès tant auprès des filles que des garçons) et plus abordable que Ghost World dont le second degré n'a pas toujours été perçu, ce film déclencha des réactions parfois violentes mais néanmoins enrichissantes. Son héroïne fut jugée (parfois sans appel) putain ou révolutionnaire, mais pas un(e) seul(e) élève ne pouvait rester sans réaction.
Zoom sur l'histoire du film Les Autres Filles ; à 15 ans, Solange habite avec ses parents un village près de Toulouse. Depuis qu'elle est toute petite, Solange veut être coiffeuse. Elle suit à présent des cours de coiffure au lycée professionnel et tout semble aller pour le mieux. Seulement Solange n'a qu'une idée en tête, perdre sa virginité. Car toutes les autres filles de sa classe semblent déjà avoir franchi le cap depuis belle lurette... Alors Solange va s'atteler à perdre ce qu'elle considère comme un fardeau, elle va choisir un homme, plus âgé qu'elle, dont elle sait seulement qu'il ne devrait pas lui causer de soucis, et elle va faire l'amour avec lui, dans une chambre d'hôtel qu'elle aura elle-même payée. À l'issue de cette nuit, elle est, selon ses propres mots : « explosée, morte, épanouie ». Avec justesse et sans complaisance, Caroline Vignal dépeint les affres de l'adolescence, ses doutes et ses craintes. Solange veut être comme tout le monde, c'est-à-dire comme les autres filles de sa classe, mais pour cela elle empruntera un chemin personnel et, par ses choix, prendra sa vie en main sans laisser les autres lui dicter sa conduite. Portrait d'une adolescente momentanément paumée mais forte, le film suscitera, comme on l'a dit, réflexions et débats.
Nous avons travaillé dans un milieu socialement défavorisé, le plus souvent dans des écoles professionnelles, généralement considérées par les élèves, les enseignants et surtout l'institution scolaire comme des écoles de « la dernière chance ». Mais également dans renseignement spécial, pour jeunes filles essentiellement — où l'on apprend des métiers comme aide ménagère ou aide cuisinière —, ou encore dans un Institut pour la protection de la jeunesse (IPPJ) où les jeunes « à problèmes » se retrouvent isolés de leur milieu familial pour une période de quinze jours afin de réfléchir à leur situation et travailler « sur eux-mêmes ». Dans ces centres, il y a, en effet, des pavillons pour les mineurs qui subissent des peines d'enfermement à proprement parler. Notre état des lieux sera donc celui de ces jeunes-là.
Faute de pouvoir livrer ici un compte-rendu détaillé de toutes les animations, nous nous sommes concentrés sur l'état des lieux que l'on peut dégager de toutes les conversations avec ces jeunes.
Notre méthode de travail, toujours la même, est simple : les élèves vont voir le(s) film(s) et ensuite nous les rencontrons en classe. Après avoir présenté notre travail dans nos associations respectives [1] et ce, afin que les élèves nous identifient sur base d'éléments concrets, nous entrons dans le vif du sujet : le(s) film(s) vu(s) par les élèves.
Notre objectif était de semer le doute dans les représentations souvent figées que ces adolescents se font des rôles masculins et féminins. Notre outil, la discussion sur le film, nous permet de leur renvoyer, en toute simplicité, un autre regard sur la société, sur les relations amoureuses, sur les valeurs d'égalité, de liberté et de respect de soi et de l'autre ; regard souvent aux antipodes du leur.
Les Autres Filles de Caroline Vignal
Par exemple, en ce qui concerne Les Autres Filles, des questions comme :
« Que pensez-vous de Solange (l'héroïne du film) ? », « Pourriez-vous avoir une petite amie comme elle ? », « Que lui donneriez-vous comme conseil ? » ou encore « Pensez-vous qu 'elle a fait des choix faciles ? » permettaient de lancer la conversation et de susciter les réactions des élèves sans qu'ils se sentent obligés de parler de leurs expériences personnelles. On leur demandait simplement de se prononcer sur les choix d'un personnage.
Soulignons que nous avons travaillé à la fois avec des groupes mixtes et des groupes composés uniquement de garçons ou de filles. Et que les résultats ont été très différents.
Par exemple, dans une école de mécanique où il n'y avait que des garçons, la violence était omniprésente et l'estime de soi des élèves quasi nulle. Après avoir rencontré ces garçons deux fois, nous avons constaté qu'ils avaient le sentiment d'être dans une « école poubelle » et qu'ils en souffraient. D'une part, ils faisaient état de la pauvreté du contenu des cours qui leur étaient dispensés en comparant avec les autres écoles qu'ils avaient fréquentées avant (et dont, souvent, ils avaient été exclus pour diverses raisons) ; et, d'autre part, ils affirmaient de façon contradictoire qu'ils ne permettraient en aucun cas à leurs sœurs de venir dans cette « école de fous » (sic !), mais qu'il y aurait certainement moins de violence si l'école était mixte ; eux-mêmes se sentiraient mieux dans une telle école, ajoutaient-ils, mais, dans ce cas, il faudrait ouvrir de nouvelles sections car « la mécanique c'est pas un métier de fille : il faudrait une section coiffure ou couture »...
Dans les classes sans filles, signalons encore qu'il n'y avait aucun tabou, ni frein à l'expression de la domination masculine et de sa légitimité ; dans les classes mixtes, en revanche, la situation était moins tranchée, toutefois le machisme de la société était — un peu paradoxalement — plutôt relayé par les filles...
Ces élèves avaient vu Girlfight, l'histoire d'une jeune fille du Bronx qui canalise sa rage de la vie dans la pratique de la boxe. L'histoire en soi les choquait un peu («Madame, les filles ça boxe pas »), mais ils ne pouvaient s'empêcher d'admirer cette fille qui montait sur le ring et gagnait ses combats, même contre des « mecs ». Mais, résumaient-ils, le film est une chose et la réalité de la vie en est une autre : les filles doivent rester à la maison et sont naturellement soumises à l'autorité de leurs pères et de leurs frères.
S'il serait naïf de prétendre avoir transformé leur façon de voir, la confrontation avec des intervenants extérieurs, qui n'étaient cependant porteurs d'aucune autorité instituée (contrairement aux professeurs), a sans doute permis, d'une part, d'améliorer un tant soit peu leur image d'eux-mêmes (puisque quelqu'un de l'extérieur se déplaçait pour s'enquérir de leur opinion) et, d'autre part, de les confronter à un point de vue différent du leur et qu'ils ont rarement l'occasion d'entendre (une équipe mixte d'animateurs était d'ailleurs un avantage de ce point de vue, comme on l'a déjà remarqué).
Les classes composées uniquement de filles nous ont, elles aussi, déroutés. En effet, celles-ci s'y révélaient bien souvent comme les garantes d'un ordre qui dénie pratiquement aux femmes, et en particulier aux jeunes filles, toute liberté en matière sexuelle sous peine d'encourir l'opprobre et le déshonneur.
Très dures vis-à-vis des autres, de celles qui ne se comportent pas correctement et notamment vis-à-vis de Solange (l'héroïne du film Les Autres Filles), elles réagissent souvent violemment à tout autre modèle de représentation. « Ni putes, ni soumises », ce slogan, emblème de la marche des femmes des banlieues françaises pendant les mois de février et mars 2003, illustre parfaitement renfermement de certaines jeunes femmes. Si l'égalité semble avoir été difficile à admettre pour nombre d'hommes au début (ils craignaient de n'avoir rien à gagner dans cette aventure), il semble qu'on ait oublié d'apprendre aux jeunes filles qu'une relation amoureuse ne se mesurait pas à l'aune de la jalousie de leur petit ami ou même de ses poings. La position de femme-objet avait ses avantages (galanteries, protection face à certaines difficultés de la vie, etc.) que beaucoup de jeunes filles craignent de perdre en réclamant une liberté dont elles ne voient pas toujours l'intérêt.
Mais il ressort également de ces conversations qu'il y aurait une carence au niveau de la transmission des valeurs par les parents. Il semble que, pour beaucoup de parents, cette transmission s'apparente de plus en plus à une somme d'interdits vidés de sens. Ces jeunes, filles et garçons, sont sûrs qu'il est « mal » pour une fille de sortir seule après une certaine heure, mais n'ont aucune idée de ce que représente une relation égalitaire où chacun respecte l'autre, existe indépendamment de l'autre, pour créer un espace unique, celui de la relation amoureuse.
Et pourtant, nous avons aussi rencontré des jeunes curieux. Curieux de tout et pas toujours réfractaires à l'idée de voir le monde autrement. Des garçons à l'étroit dans leurs costumes de machos et des filles se demandant si, finalement, Solange n'avait pas trouvé l'épanouissement en prenant sa vie en main. Les moments difficiles que nous avons parfois passés (agressivité verbale en classe, tensions, interpellations injurieuses au sortir de l'école) montrent bien que le sujet est brûlant et que le miroir que nous proposons à ces jeunes est difficile à soutenir. Le coup de pied que nous lançons dans la fourmilière de leurs représentations figées fut, peut-être pour certains, le début d'une prise de conscience. Mais le travail qui reste à accomplir est immense, nous avons constaté un écart important entre nos idéaux et la réalité de ces jeunes gens. Un écart si grand qu'il fallait bien nous rendre compte que la plupart des jeunes filles rencontrées étaient à cent lieues d'être conscientes de vivre une situation d'injustice. Pour elles, l'ordre établi est l'ordre naturel des choses (« Mais Madame, l'homme ne doit pas nettoyer la maison. C'est comme ça »). Nous pensons que si nous avions travaillé dans un autre milieu, les choses auraient peut-être été différentes. Sans croire naïvement que dans les milieux plus aisés, l'égalité est une chose définitivement acquise, nous devons constater qu'il y a plus de femmes ministres que d'hommes de ménage !
Quoi qu'il en soit, tout reste à faire dans ce domaine. Le travail sur les représentations et sur le démontage des stéréotypes sexuels est une des formes de prévention à la violence. Dans ce domaine, l'expérience montre en tout cas que le cinéma permet, grâce à la médiation de la fiction, de poser aux jeunes spectateurs des questions que l'école, renseignement, l'éducation... négligent le plus souvent de prendre en compte.
[1] Par exemple, Jean-Louis s'occupe d'adolescents dans un refuse pour femmes battues où ils sont accueillis avec leur mère ; Florence fait des animations dans les classes sur la violence dans les relations amoureuses, et Clara fait des animations dans les classes après la vision par les élèves d'un film du programme « Écran large sur tableau noir ».