Une analyse réalisée par le centre culturel Les Grignoux
et consacrée au film
Ghost World
un film de Terry Zwigoff
USA, 2001, 1 h 55, avec Thora Birch, Scarlett Johansson, Steve Buscemi, Brad Renfro
Enid et Rebecca terminent leurs études secondaires dans une petite ville des États-Unis et s'interrogent sur leur avenir : vont-elles poursuivre des études qui les mèneront vers un avenir tout tracé ou bien parviendront-elles à échapper à un univers dont elles perçoivent toute la médiocrité, le conformisme et la bêtise ? Leur adolescence est ainsi porteuse d'une révolte contre un monde étouffant et sclérosant, mais leur colère ne parvient d'abord qu'à s'exprimer de façon décalée, par le mépris et la provocation. Le film qui commence sur le mode d'une ironie un peu cruelle bascule cependant progressivement dans l'émotion lorsque les personnages révèlent leurs fêlures cachées.
Le film de Terry Zwigoff, inspiré d'une bande dessinée de Daniel Clowes [1], peut être vu par un large public à partir de quatorze ans environ. S'il parle de l'adolescence, cela ne signifie cependant pas que tous les adolescents ou adolescentes se retrouveront dans les personnages mis en scène, dont le comportement « décalé » et provocateur peut susciter des réactions de rejet : l'animation proposée s'appuiera précisément sur la diversité de ces réactions, positives ou négatives, pour amener les participants à s'interroger sur leurs goûts et dégoûts intimes que sollicite le film.
Comme la plupart des films de fiction, Ghost World met la vie de ses personnages en scène sans tenir de discours explicite (de type moral, philosophique, sociologique ou autre) à leur propos. C'est le spectateur qui, en fonction de ses compétences et de ses dispositions personnelles, sera plus ou moins sensible à certains thèmes qui peuvent n'apparaître que de façon dispersée et sous-jacente. Ainsi, Ghost World peut être vu (ou lu) comme un film sur le malaise adolescent, malaise qui se traduit de quatre manières différentes :
L'animation proposée ici portera donc sur le malaise adolescent même si celui-ci n'apparaît sans doute pas comme un thème manifeste du film [2], mais, en cela, il pourra précisément servir de fil directeur et sous-jacent pour mener la discussion.
Comment en effet diriger une discussion « non-dirigée » autour d'un film ? Pour l'animateur, il paraît souvent plus facile d'adopter une stratégie de transmission de savoirs ou d'informations que de « gérer » les réactions individuelles d'un groupe dont les propos partent souvent, comme on dit, dans tous les sens. S'il n'est évidemment pas possible d'éviter totalement la dispersion, deux « guides » me paraissent susceptibles d'orienter les débats à propos d'un film comme Ghost World.
Le premier repose sur le film lui-même qui peut sans doute donner lieu à une diversité d'interprétations mais qui interdit également certaines extrapolations manifestement fausses ou hasardeuses : on incitera notamment les participants à justifier leurs opinions ou leurs impressions en fonction d'éléments précis. Face à un jugement global (positif ou négatif) sur un personnage, l'on demandera par exemple de préciser sur quels événements ou sur quels gestes exactement se fonde ce jugement : on verra vraisemblablement que d'autres participants interprètent différemment l'élément en cause et portent de ce fait un autre jugement sur le personnage. Ce souci de revenir constamment au film, à des éléments précis du film, permet souvent d'éviter l'impression d'un « dialogue de sourds » dans la mesure où les impressions exprimées sont alors argumentées et reposent (en partie) sur des faits objectifs.
Un deuxième « guide » pour mener la discussion consiste à prévoir un jeu de questions portant sur des aspects en apparence secondaires du film, permettant d'attaquer le débat « en biais » de façon à surprendre les attentes spontanées des participants : les thèmes les plus évidents d'un film sont sans doute les moins intéressants car ils suscitent le plus souvent des opinions générales où l'individu ne dévoile pas grand-chose de ses réactions les plus personnelles et les plus intimes. Ainsi, quand l'on demande aux membres d'un groupe leur opinion sur un film, les réponses sont le plus souvent abstraites, peu motivées et fortement dépendantes de l'opinion des pairs (surtout chez les jeunes spectateurs peu enclins à la dissidence).
À rebours d'une telle interrogation générale, l'on trouvera ici quelques exemples de questions à propos de Ghost World, qui portent apparemment sur des détails du film mais qui sont reliés au thème principal du malaise adolescent. Le but de l'animation sera dans cette perspective de permettre aux jeunes participants de se « positionner » de façon personnelle face à ce malaise, leur expression n'étant cependant pas directe mais médiatisée par les opinions qu'ils pourront exprimer sur le film. Si les résultats de ces discussions se révèlent suffisamment « parlants » (notamment s'ils montrent des différences de sensibilité parmi les participants), ils pourront être repris ultérieurement pour une réflexion plus approfondie sur le malaise adolescent et ses différentes dimensions.
Le premier aspect de cette problématique, le rapport au corps propre, à l'apparence personnelle, pourrait ainsi être abordé à travers des questions sur les choix vestimentaires souvent excentriques et très diversifiés d'Enid : est-ce que les filles pourraient s'habiller comme elle ? et les garçons aimeraient-ils que leur petite amie s'habille ainsi ? Les jugements pourront évidemment varier en fonction des différents styles adoptés par Enid.
On demandera également aux participants de justifier leur rejet ou au contraire leur goût pour certains vêtements : si la question est « innocente », elle révélera sans aucun doute des différences de sensibilité quant à l'apparence, certain(e)s ne craignant pas d'afficher de façon voyante leurs goûts personnels, d'autres en revanche ayant peur de se faire « mal » voir. On pourra aussi demander quelles sont les motivations d'Enid à adopter et à changer aussi souvent de style vestimentaire : l'apparence se révèle ici essentielle dans la mesure où, pour les filles et, dans une moindre mesure sans doute, pour les garçons, elle est un signe adressé aux autres, une manière de se positionner par rapport au groupe, l'excentricité d'Enid en particulier manifestant son mépris à l'égard des gens qui l'entourent et qu'elle perçoit comme désespérément banals.
En même temps, comment ne pas voir que cette excentricité est aussi le signe d'un trouble, une manière de se cacher (comme le masque de Catwoman acheté dans le sex-shop) derrière une apparence trop voyante ? Comment aussi ne pas soupçonner que, derrière l'excentricité vestimentaire, se cache un certain malaise par rapport à son propre corps marqué par l'embonpoint et (relativement) éloigné des normes dominantes [3] ? Si certain(e)s participant(e)s ne seront vraisemblablement pas sensibles à ces motifs qui transparaissent au travers du personnage d'Enid, d'autres en revanche ne manqueront pas de mettre en évidence des interprétations plus ou moins proches de celles suggérées ici.
Un dernier détail pourra être utilisé dans la même perspective : Enid porte en effet des lunettes dont les montures sont souvent très voyantes, lui encombrant littéralement tout le visage. Pourquoi a-t-elle choisi ce type de monture et comment les participants jugent-ils ce choix ? Ce petit détail a en effet une incidence certaine sur la séduction du visage et est même porteur d'une « charge » érotique (positive ou négative) évidente : il suffira de questionner les un(e)s et les autres pour qu'apparaissent des jugements contrastés sur cet accessoire jugé soit séduisant soit repoussant. Un peu de réflexion suffit pour comprendre alors que le personnage d'Enid joue de manière contradictoire de cet accessoire, à la fois de façon très voyante et distanciée : si l'on se souvient de ses propos à propos de sa propre sexualité, mélange de désir et de frustration, l'on perçoit toute l'ambivalence du personnage qui cherche à attirer l'attention mais qui refuse également tout contact avec autrui. À ce stade, l'on ne manquera pas de demander aux participant(e)s de se positionner par rapport à Enid : comprennent-ils une telle attitude ? leur est-il arrivé d'adopter le même type d'attitude ? le fait de porter des lunettes est-il perçu comme un handicap ou un stigmate ? etc.
Le deuxième aspect de ce qui a été appelé le malaise adolescent, à savoir le rapport aux autres, notamment au groupe de pairs, a déjà été largement abordé à travers les questions sur l'apparence vestimentaire. On pourrait prolonger cette réflexion en passant en revue les lieux marquants du film, les décors dont le cachet ou l'ambiance suscitent des remarques significatives de la part d'Enid : il y a par exemple le restaurant style années 50 où elle donne faussement rendez-vous à Seymour, ou bien le sex-shop chez « Anthony » où elle se moque des clients, ou encore le banc sur lequel un vieil homme, Norman, attend un bus qui ne passe jamais, ou enfin la « zone interdite » chez Seymour où il range sa collection de disques les plus précieux.
Ici aussi, l'on peut demander aux participants s'ils trouvent ces lieux remarquables, s'ils ont déjà repéré autour d'eux des endroits insolites comme ceux-là ? Et surtout pourquoi, à leur avis, Enid s'extasie, d'ailleurs avec beaucoup d'ironie, sur ces décors ? Les lieux sont évidemment révélateurs de l'âme, et Enid se signale par des choix qui s'éloignent de ceux de l'adolescence (puisqu'il s'agit de décors des années 50 ou de places occupées par des personnages plus âgés) mais également des standards communs : elle recherche des endroits qui se singularisent dans la petite ville banale où elle est née et où elle habite.
Il y a d'ailleurs dans tout le film un jeu de contrastes au niveau des décors qui s'opposent pratiquement un à un : le restaurant années 50 contraste ainsi avec le hall de cinéma où Enid, en uniforme, fera une très brève carrière de vendeuse , le sex-shop avec le magasin de vidéos dont les présentoirs alignent des centaines de cassettes identiques [4], le banc de Norman avec la cuisine tout à fait banale du père d'Enid, la « zone interdite » de Seymour avec l'appartement loué par Rebecca et doté d'une magnifique planche à repasser... Si Enid excelle à repérer les lieux (et les personnages) excentriques, c'est aussi parce qu'elle est particulièrement sensible à la banalité des autres décors qui l'entourent : les participants pourront bien sûr communiquer leur sentiment à cet égard et préciser dès lors s'ils ressentent peu ou prou le même malaise qu'Enid, malaise qui la poussera à sa fugue finale...
Le troisième aspect de ce malaise concerne bien sûr le rapport à l'autre, objet d'un amour, d'un désir, toujours difficile, toujours conflictuel. Pour aborder ce thème sensible, l'on pourrait partir de l'interprétation des deux acteurs, Steve Buscemi qui est aujourd'hui célèbre et qui joue ici le rôle de Seymour, le quadragénaire amateur de blues, et Brad Renfro, pratiquement inconnu qui interprète le jeune Josh, serveur dans le magasin grec. Les participants trouvent-ils leur interprétation crédible, originale, adéquate au rôle qui est le leur ? En particulier, rendent-ils crédibles l'attirance que le personnage d'Enid est censé éprouver à leur égard ?
Une telle question est sans doute suffisamment ouverte pour permettre l'expression de sensibilités opposées : sans paraître s'impliquer intimement, certain(e)s pourront marquer des préférences personnelles, que ce soit en accord ou en contradiction avec Enid. Des questions complémentaires mettront facilement en évidence tous les problèmes liés par exemple à l'âge du partenaire (Seymour pourrait être le père d'Enid), à sa personnalité plus ou moins affirmée (Josh est « gentil », peut-être trop « gentil »...), à la différence ressentie entre les individus réels (nécessairement décevants ?) et le partenaire rêvé (dans tous les sens du terme).
Ghost World présente de ce point de vue des situations suffisamment complexes pour prolonger la discussion : Enid se moque de Josh mais avoue aussi qu'elle en est amoureuse ; elle pousse Seymour dans les bras d'une autre femme (plus âgée), mais fait néanmoins l'amour une nuit avec lui, ce qui ne l'empêchera pas finalement de renoncer à lui et de quitter la ville...
Enfin, dernier aspect de la thématique, le malaise devant l'avenir pourra être abordé, de manière un peu paradoxale, en étudiant de plus près les trois personnages âgés les plus marquants du film : il s'agit de Seymour, du père d'Enid et enfin de Norman, le vieillard assis sur son banc. Quels sentiments ces différents personnages inspirent-ils aux participant(e)s ? Se sentent-ils attirés ou au contraire repoussés par ces personnages ? Et pourquoi ?
Ici aussi, ils pourront comparer leurs propres réactions à celles d'Enid qui n'a aucune relation affective avec son père mais qui est en revanche attirée aussi bien par Seymour que par Norman. Celui-ci apparaît sans doute d'abord comme un personnage pitoyable, un vieillard qui perd la tête et croit que le bus passe encore sur une ligne désaffectée : pourtant, son obsession se réalisera de façon presque miraculeuse, et c'est à son exemple qu'Enid, à la toute fin du film, prendra le bus pour quitter la ville. En cela, Norman représente sans doute une figure hautement improbable, utopique, désignant à Enid un avenir à la fois totalement incertain (l'ailleurs) et hautement désirable (comme l'azur mallarméen). Et l'on sait que l'adolescence est l'âge des fugues.
Si l'animation « fonctionne », l'on pourra, pour terminer, demander aux participant(e)s de réaliser, s'ils le souhaitent, une page d'un journal intime comme celui d'Enid où ils pourraient faire part de leurs sentiments — positifs ou négatifs — face au monde où ils vivent : comme pour le journal d'Enid qui a été fabriqué de toutes pièces pour les besoins du film, il ne s'agira pas d'écrire un « vrai » journal intime mais de construire une fiction supportant la publication (même si celle-ci ne s'adresse qu'à un groupe limité de pairs).
[1] Parue en France aux éditions Vertige Graphic.
[2] Le personnage de Seymour, interprété par Steve Buscemi, semble échapper, par son âge, à cette thématique : mais, s'il est dépeint de manière affectueuse par le réalisateur, il apparaît cependant comme la figure d'un avenir possible pour Enid, celle de quelqu'un qui a refusé le conformisme ambiant mais qui n'a pas réussi à transformer son originalité personnelle en « force vitale », lui-même se décrivant en effet comme un raté devenu obsessionnel.
[3] De ce point de vue, le personnage d'Enid contraste aussi bien avec celui de Rebecca au profil beaucoup plus mince et à l'habillement beaucoup moins voyant, qu'avec celui de la professeur d'art, figure de l'anorexie, qui se caractérise aussi par une forme d'excentricité vestimentaire, différente de celle d'Enid.
[4] Enid déclare que ce lieu la rend malade...