Une analyse réalisée par le centre culturel Les Grignoux
et consacrée au film
Traffic
de Steven Soderbergh
USA, 1999, 2 h 38,
avec Michael Douglas, Catherine Zeta-Jones, Benicio Del
Toro, Don Cheadle, Miguel Ferrer...
Comme son titre l'indique, le dernier film de Steven Soderbergh est une mise en scène du trafic de drogue dans ses différentes dimensions où se mêlent enjeux politiques, enquêtes policières, mafias diverses, corruptions, manipulations ... et drames humains. Entremêlant trois histoires principales et des dizaines de protagonistes différents, Traffic ambitionne de montrer la complexité d'un phénomène qui est à présent au cœur de nos sociétés. Sous ses allures de documentaire, le film reste cependant une fiction qui joue sur nos peurs, nos fantasmes mais aussi peut-être notre fascination inconsciente à l'égard de la drogue.
Film efficace, intelligent mais parfois manipulateur, Traffic s'adresse à un public relativement mûr (à partir de seize ans environ), capable de percevoir la complexité des enjeux de ce film et de saisir la position nuancée adoptée par le réalisateur dont le point de vue ne se confond sans doute avec celui d'aucun des protagonistes mis en scène.
Traffic pourrait facilement être qualifié de film total sur la question de la drogue. Quel autre document de fiction peut, en effet, prétendre dresser un portrait aussi complet des différentes facettes de ce phénomène ? En employant un style et des moyens proches du documentaire — tournage principal en caméra à l'épaule, traitement des couleurs, etc. — au travers non pas d'une mais de trois histoires, Traffic entreprend de décrire toutes les dimensions du problème : psychologique (le malaise de la jeune fille de très bonne famille), familiale (les relations au sein de la très bonne famille en question), géopolitique (les relations entre pays producteur et pays consommateur), politique (l'organisation de la lutte antidrogue), économique (les intérêts en jeu, décrits à des niveaux individuels mais aussi de groupes, voire de pays), socioculturelle (les réalités sociologiques et ethniques du phénomène).
Ce n'est donc pas un hasard si les instances françaises officielles de lutte contre la drogue — Mildt, Drogues info service — ont choisi de faire la promotion de ce film, comme ils l'auraient fait pour l'une de leur propre campagne de prévention.
Pourtant, ce que ce film donne à comprendre, ou la façon dont il s'y prend, n'est pas sans poser question, notamment dans la perspective d'une utilisation en éducation pour la santé. Mais nous aborderons plus longuement dans le chapitre suivant, les ambiguïtés psychologiques entretenues par ce film. Sans y voir un discours volontairement malsain ou manipulateur, Traffic, par son sujet même et par la spécificité du langage cinématographique utilisé, montre et entretient l'effet de fascination que peut provoquer la drogue. Plutôt que de condamner stérilement ce qui relève surtout des compétences d'un réalisateur et des particularités du cinéma, telles que l'extrême habileté de la narration, l'identification à des personnages ou à des situations, la dramaturgie, ou encore la mobilisation d'émotions et de tension, nous préférons en parler en proposant une mise à distance des effets premiers du film, par une activité pédagogique qui suivra sa projection.
Cinématographiquement parlant, on ne peut qu'être ébloui par la réalisation de Soderbergh qui parvient à mettre en scène (au moins) trois histoires différentes, reliées entre elles uniquement par la question du trafic de drogue et où interviennent des dizaines de protagonistes dont les existences se déroulent parallèlement les unes aux autres, se croisent parfois mais ne se touchent réellement jamais. Chacune de ces histoires se révèle en outre multiple, dévoilant au cours de son développement la face cachée des choses ou des personnages qui y interviennent.
Cette habileté peut alors induire un soupçon : si la « drogue » n'existait pas, ne faudrait-il pas l'inventer pour alimenter la machine à fiction hollywoodienne ? Si l'on prend un peu de distance par rapport au film de Soderbergh, on s'aperçoit en effet que, sous ses allures de reportage, il exploite surtout les multiples possibilités « fictionnelles » de son sujet. Ainsi, l'histoire de ce magistrat américain intègre (interprété par Michael Douglas), chargé de coordonner la lutte anti-drogue au niveau fédéral, lui permet de broder une nouvelle variation sur un genre classique, celui du drame familial : le père trop distant, trop occupé par son travail, néglige sa famille et surtout sa fille qui va alors plonger dans « l'enfer de la drogue », mais, après plusieurs péripéties, le père repentant retrouvera sa fille et la sauvera des « dealers » qui la tiennent sous leur coupe. L'enquête policière menée par deux policiers américains chargés de protéger un témoin menacé par des tueurs est également très classique et utilise tous les ingrédients habituels du genre avec manipulations, rebondissements et « climax » savamment ménagé (le tueur qui va abattre sa cible est lui-même la victime d'un autre tueur). Enfin, comment ne pas reconnaître dans l'histoire de ce policier mexicain moyennement corrompu et qui devient malgré lui l'employé d'un des « barons » de la drogue un nouvel épisode du Parrain avec ses meurtres d'une violence abjecte, son atmosphère délétère de complot permanent, ses chefs de « famille » manipulateurs et d'une cruauté indifférente ?
Bien sûr, une telle présentation ne rend pas compte du renouvellement que Soderbergh imprime à ces figures classiques, ni de la richesse des personnages qu'il met en scène : Benicio Del Toro en particulier donne une étonnante épaisseur à ce policier mexicain, ni vraiment « blanc » ni vraiment « noir », qui se retrouve confronté à des enjeux et des adversaires qui le dépassent et le contraignent à des choix dramatiques. Semblablement, Soderbergh montre bien les ambiguïtés de ces policiers américains qui n'ont aucun argument à opposer au trafiquant qu'ils ont arrêté mais qui leur démontre la vanité de leur action alors que la consommation et donc le trafic ne cessent d'augmenter. Mille autres détails contribuent ainsi à nuancer cette description d'une réalité où les enjeux sont multiples et contradictoires.
Bien entendu, il serait également naïf de reprocher à Soderbergh d'user des ficelles du cinéma hollywoodien (même si c'est de façon brillante et souvent originale) sans voir la part que nous-mêmes prenons à cette fascination : nous sommes sans doute tous fascinés dans une mesure plus ou moins importante par ces histoires de gangsters, de trafiquants, de tueurs, de meurtres commis de sang-froid, de mensonges et de manipulations, comme nous le sommes également par ces lieux sordides où nous entraîne Soderbergh, que ce soit au centre même du cartel mexicain de la drogue, chez les trafiquants de tout poil ou dans ce ghetto noir où va se « perdre » une fille de bonne famille dans une ambiance sexuelle particulièrement trouble [1]...
Autrement dit, le « trafic », loin d'être un phénomène extérieur ou contingent par rapport à la consommation et la dépendance, ne contribue-t-il pas de manière essentielle (importante ? accessoire ?) à « l'image » même de la drogue et de la fascination qu'elle peut inspirer ? L'attrait qu'un film comme Traffic peut susciter auprès de milliers de spectateurs n'est-il pas celui-là même qu'exerce la « drogue » (ou du moins certaines drogues) de manière générale sur les consommateurs potentiels ou réels ? Attrait fait de danger, de stress, d'affrontement avec la mort, de fascination/répulsion pour la déchéance et l'abandon de soi, de tentation de la transgression et de l'illégalité, avec bien cette sûr cette différence essentielle qu'au cinéma, nous pouvons céder à cet attrait sans courir les risques réels de ce trafic ou de cette consommation. Le « trafic » est bien au cœur même de l'image de la « drogue », c'est-à-dire en fait des drogues illégales (essentiellement la cocaïne, l'héroïne et leurs dérivés), et il suffit de comparer cette image à celle des drogues « légales » (médicaments et autres) pour apercevoir toute la connotations (aventureuses, risquées, sexuelles, mortifères... ) qui s'attachent aux premières et qui sont pratiquement inconnues des secondes.
Ainsi encore, la mise en scène dans le film de Soderbergh des « barons » de la drogue mexicains comme des monstres froids, criminels et retors, ne participe-t-il pas à la diabolisation contemporaine des trafiquants désignés comme les pires criminels alors même qu'on en veut plus voir dans les consommateurs que des « malades » ou des « victimes » innocentes ? La presse populaire n'hésite pas à parler à leur propos de « marchands de mort », expression qu'on n'oserait pas employer pour parler par exemple des vignerons alors qu'on sait bien que l'alcool tue beaucoup que la « drogue ». Il ne s'agit pas bien sûr ici d'innocenter ce trafic mais seulement de faire apercevoir combien cette diabolisation excessive masque la complexité et le partage général des responsabilités, comment aussi elle participe à l'« aura » qui entoure l'univers de la « drogue » et donc, d'une certaine manière, à la fascination que celle-ci peut exercer (on voit mal comment un film sur le commerce du vin pourrait être aussi palpitant que Traffic).
Le film de Soderbergh, loin d'être un simple reportage sur le « trafic de drogue », engage donc bien l'ensemble de nos représentations sur ce qu'est ou serait la « drogue ».
Traffic pourrait donc illustrer une fois de plus que, au travers du cinéma, il est possible de travailler en éducation à la santé et plus largement en pédagogie sur des dimensions humaines qui vont au-delà du rationnel et de la logique. Aborder l'effet de fascination exercé par le film, n'est ce pas se placer au cœur des processus de dépendance, d'attraction et d'interdit qu'exercent les drogues illicites ? Cette dimension attractive où l'inconscient et ses arcanes jouent une part importante, ne constitue sans doute pas une révélation. Mais pouvoir parler de cette fascination après avoir fait l'expérience concrète d'un processus voisin, par cinématographie interposée et donc à moindre risque, est certainement beaucoup plus intéressant.
C'est donc à partir de l'expérience immédiate du film, que nous invitons chaque spectateur à effectuer une prise de recul progressive. Ans vouloir faire preuve d'originalité particulière, nous proposons des étapes d'animation déjà présentées dans e cadre de cette rubrique, ayant également fait leur preuve en situation d'animation.
Il s'agit d'aller de la perception émotionnelle la plus immédiate et la plus brute à une distanciation facilitée par la verbalisation et l'échange. Nous recommandons les quatre étapes suivantes, nécessitant environ deux heures d'animation pour un groupe d'une douzaine de personnes. Les modalité d'animation sont les mêmes que dans la plupart des autres situations : veiller à l'expression de touts, faciliter la prise de parole dans un climat d'écoute, de respect et de confiance, alterner des temps individuels, en binômes, en petit groupe et en grand groupe, penser à l'importance de la visualisation, voire à laisser des traces écrites des productions et des échanges réalisés...
Selon le temps, les disponibilités, les intentions des animateurs, il sera donc possible d'expérimenter plusieurs phases de ces propositions : individuellement, à deux, en groupe de trois à cinq, en grand groupe. Et également de garder plus ou moins systématiquement des traces visuelles de ces échanges.
[1] Comment ne pas retrouver dans cette séquence qui montre la fille du magistrat interprété par Michael Douglas se prostituer avec une dealer noir pour obtenir de la drogue, le vieux fantasme des colons américains redoutant de la sexualité « débridée » de leurs esclaves noirs. On remarquera également l'incroyable scène de drague homosexuelle lors de laquelle le policier mexicain interprété par Benicio De Toro séduit un tueur particulièrement dangereux, liant dans un même fantasme le sexe, la « perversion », la mort, le sadisme, etc.