Une analyse réalisée par le centre culturel Les Grignoux
et consacrée au film
Révélations (The Insider)
de Michael Mann
USA, 1999, 2 h 38, avec Al Pacino, Russell Crowe
Révélations est basé sur l'histoire authentique de Jeffrey Wigand, un scientifique de haut niveau, ancien directeur du département de Recherche et Développement d'un des grands cigarettiers américains. Pour la Justice, Wigand fut un témoin-clé dans le procès qui opposa dans les années 90 le Mississippi et 49 autres Etats aux géants du Tabac : il pouvait témoigner en particulier du fait que les industriels étaient bien conscients de la dépendance qu'entraîne la nicotine et donc de la nécessité pour eux de maintenir un taux élevé de ce produit dans leurs cigarettes [1]. Mais, pour empêcher ce témoin gênant de parler, ces industriels étaient prêts à recourir à tous les moyens légaux et à exercer toutes les pressions possibles sur cet homme "qui en savait trop". L'arrivée d'un troisième partenaire, en l'occurrence la presse incarnée par un journaliste d'investigation, Lowell Bergman, allait modifier la donne en multipliant les enjeux des possibles révélations de Jeffrey Wygand. Filmé comme un thriller, le film de Michael Mann se signale notamment par l'excellente prestation des deux acteurs principaux, Al Pacino et Russel Crowe, qui donnent une véritable densité humaine à des personnages qui, sans cela, auraient pu passer comme caricaturaux.
Ce film efficace et palpitant (malgré ses deux heures quarante) a toutes les qualités (et les quelques défauts) du bon cinéma américain, généreux et inspiré. Il peut plaire à un large public d'adolescents entre treize et dix-huit ans environ.
Rarement les thèmes abordés par les films appartiennent de façon aussi clairement identifiable à l'univers de la santé que Révélations, traduction racoleuse du beau titre américain L'initié. Les habitués de cette rubrique ont d'ailleurs peut-être relevé avec amusement la conception large que nous avions de la notion de santé pour la mettre en lien avec certains films. Pour Révélations, les doutes et les fausses interprétations ne sont pas possibles : le tabac en est bien le sujet central.
Ainsi, ce film pourra-t-il de manière commode servir de support à des démarches d'information et de prévention sur ce thème. Cependant, l'information essentielle sur les dangers du tabac est connue de la très grande majorité des fumeurs et des non-fumeurs (toxicité, dépendance, etc.). Si le public en fait la demande, des précisions pourront toutefois être apportées sur les mécanismes et les différents niveaux de toxicité et de dépendance, mais aussi sur les modalités de sevrage et les lieux qui peuvent proposer une aide à cette fin.
Mais l'essentiel des démarches éducatives relatives au tabac — comme à la plupart des dépendances — est sans doute davantage à mener sur la question de la relation au produit et à l'environnement du produit que sur le produit lui-même.
Révélations est alors un excellent support pour illustrer le passage d'une logique de prévention — plus thématique et centrée sur les produits et les risques — à une logique de promotion de la santé plus globale et prenant en compte la complexité de l'individu et de son environnement.
Révélations se passe en Amérique et évoque un procès qui peut sembler fort éloigné des pratiques européennes. En outre, il évoque des pratiques commerciales qui ne concernent de prime abord que les fumeurs et même les fumeurs dépendants. Dans une telle perspective, lancer une discussion sur le film risque de déboucher sur des considérations générales, peut-être intéressantes mais qui resteront très impersonnelles et n'impliqueront véritablement aucun des participants, le responsable étant évidemment tout désigné, à savoir les industriels du tabac.
En même temps cependant, l'on voit que la stratégie du film (mais aussi de tous les opposants au tabac qui ont mené cette lutte judiciaire particulièrement ardue) vise à apporter un éclairage inhabituel sur un phénomène, la consommation de cigarettes, qui est habituellement vu sous un angle très individuel : il faudrait que le fumeur se défasse d'une mauvaise habitude nuisible à sa santé et à celle de ses proches. Ce que montre au contraire le film, c'est que cette consommation, loin d'être seulement le fruit de la "mauvaise volonté" des fumeurs, est entretenue par des forces sociales puissantes comme celles de ces industriels qui ont sciemment maintenu des taux de nicotine élevés dont ils connaissaient les effets de dépendance sur les consommateurs; mais l'on songera également aux sommes colossales dépensées dans la publicité pour le tabac ainsi qu'à l'entretien par toutes sortes de médias (notamment le cinéma... ) d'une image positive du fumeur et de la cigarette.
Ainsi, le film vise sans aucun doute à faire prendre conscience aux fumeurs d'une dépendance (au sens étroit mais sans doute aussi au sens large) qui est sciemment organisée par les industriels du tabac. Mais ce renversement, d'un point strictement individuel vers une perspective sociale beaucoup plus large, peut nous concerner tous, fumeurs et non-fumeurs, dans la mesure où nombre de nos comportements individuels, notamment de consommation, sont influencés par le même genre de facteurs (publicité, image publique des produits consommés, influence du groupe de pairs, etc.).
Lors d'une animation avec un jeune public, il nous paraît dès lors possible de poser à chaque participant — qu'il soit ou non fumeur — la question de son rapport personnel au film : en quoi le film me concerne-t-il personnellement ? qu'est-ce qui, dans ce film, m'intéresse, me touche, "m'interpelle" directement ? qu'est-ce qui fait que j'ai été intéressé(e) par le film, qu'est-ce qui explique que je me suis senti(e) plus ou moins proche de certains personnages ou au contraire révolté par certains agissements ?
Le but de l'animation n'est certainement pas de fouiller dans la conscience intime des gens mais d'essayer d'expliciter le rapport personnel que nous pouvons avoir avec un tel film et qui explique que nous nous sentions impliqués, lors de la projection, dans les enjeux du film, et cela que nous soyons ou non consommateur de cigarettes, que nous ayons ou non une âme de juriste, quelle que soit également notre conception de la dépendance ou bien de la liberté du consommateur.
Pour concrétiser cet objectif, on peut soumettre aux participants une série de questions qui devraient leur permettre d'expliciter ce qu'on appellera leur rapport personnel au film. Il ne s'agit pas de répondre à toutes les questions mais au contraire de choisir celle qui spontanément "parle" le plus à chacun d'entre eux, qui leur semble correspondre avec l'interrogation essentielle du film, qui leur paraît le plus proche d'eux.
Ainsi, si les premières s'adressent plus spécifiquement à des consommateurs de tabac, les suivantes peuvent concerner pratiquement tous les membres de notre société, qu'ils soient ou non fumeurs. Bien entendu, il ne s'agit pas de diriger autoritairement les participants "fumeurs" vers certaines questions, et chacun doit rester libre d'aborder les thèmes qui lui paraissent les plus parlants. On verra d'ailleurs que certaines de ces questions ne portent pas sur des thèmes spécifiquement de santé, le film ayant pu susciter des interrogations plus larges ou d'une autre nature.
Dans un premier temps, chacun pourra répondre sommairement à la question qu'il aura choisie, en se basant essentiellement sur les impressions laissées par le film. Cette première réflexion pourra donner lieu à un échange avec l'ensemble des participants.
On pourra ensuite former des groupes de réflexion en se basant sur les affinités qu'auront révélées les questions choisies par les différents participants. Il s'agira à ce moment de mener une analyse plus approfondie sur le thème retenu : cela supposera certainement un travail de recherche, soit autour du film (si l'on s'attache par exemple aux personnages), soit autour de certains problèmes de société révélés par le film. Il n'est évidemment pas possible de répondre à une question comme celle portant sur la possibilité de mener ou non en Europe des procès similaires à ceux qui se sont déroulés aux Etats-Unis, sans un minimum d'enquête juridique.
Mais l'objectif le plus important sera d'amener les participants à imaginer et à entreprendre une action en fonction du thème qu'ils auront choisi. L'action peut en effet véritablement "impliquer" les individus par rapport à des questions comme celles traitées par le film, l'engagement étant une des conditions essentielles d'une modification des comportements [2]. Bien entendu, ce sera aux groupes de définir le sens, le but et les moyens de cette action, qui n'aura pas nécessairement une visée d'éducation à la santé (au sens étroit) mais pourra avoir une finalité sociale ou politique plus large : les participants pourraient par exemple décider de simplement diffuser les informations qu'ils auront recueillies et qui leur paraît important de rendre publiques, ou bien de mener des actions de protestation contre des entreprises ou des organisations dont ils jugeraient les agissements néfastes ou même criminels, ou encore de favoriser dans leur entourage une prise de conscience des problèmes suscités par certains types de consommation...
[1] "If, as proposed, nicotine is
the sine qua non of smoking, and if we meekly accept the allegations of our
critics and move toward reduction or elimination of nicotine in our products,
then we shall eventually liquidate our business. If we intend to remain in
business and our business is the manufacture and sale of dosage forms of
nicotine, then at some point we must make a stand." (Cité dans Report of
Special Master: Findings of Fact, Conclusions of Law and Recommendations
Regarding Non-Liggett Privilege Claims, Minnesota Trial Court File Number
C1-94-8565, 1998, 8 March)
« Réduire la quantité de nicotine par cigarette
risquerait de tuer l'habitude nicotinique chez de très nombreux consommateurs
et d'empêcher son installation chez les nouveaux fumeurs. » (Complexity of the
P.A.5.A. Machine and Variables Pool, British American Tobacco, recherche et
développement, Dossier du procès à Minnesota, document numéro 10 392, 26 août 1959).
[2] Cf. Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, La soumission librement consentie. Paris, PUF, 1998.