Une analyse réalisée par le centre culturel Les Grignoux
et consacrée au film
La Promesse
de Jean-Pierre et Luc Dardenne
Belgique, 1996, 1 h 33
Scénario et réalisation : Luc et Jean-Pierre Dardenne
Avec Jérémie Renier (Igor), Olivier Gourmet (Roger),
Assita Ouédraogo (Assita)
En Wallonie, dans une banlieue ouvrière sinistrée, Roger exploite à son profit une main-d'œuvre immigrée clandestine. Igor, son fils adolescent, le seconde dans cette basse besogne jusqu'au jour où Hamidou, un des immigrés qu'ils emploient, meurt sous ses yeux après une chute accidentelle. Peu à peu, le jeune garçon va prendre conscience de l'ignominie des actes qu'il commet, une faille s'insinuant alors progressivement entre ce père et ce fils qu'unissait jusque-là une trouble solidarité...
La Promesse ne pose aucun problème majeur de compréhension et peut donc être vu par une large public d'adolescents. Ceux-ci devront néanmoins être préparés à la vision de ce film dont l'esthétique volontairement réaliste risque de heurter des spectateurs habitués à un cinéma d'apparence beaucoup plus spectaculaire. Ce réalisme peut notamment être l'objet d'un rejet de la part des adolescents qui sont sans doute les plus proches des personnages mis en scène, précisément parce qu'ils demandent au cinéma non pas de refléter le monde mais au contraire de leur offrir une évasion imaginaire à ce monde.
C'est la richesse du cinéma que de permettre des interprétations, des lectures et des visions aussi diverses que ses spectateurs. C'est en tout cas la particularité de certains films comme la Promesse dont la construction complexe témoigne davantage de la réalité des relations humaines que de la logique simpliste de nombreuses productions plus commerciales. Chacun peut donc sans doute tirer d'un film comme celui des frères Dardenne des axes de réflexions qui lui seront particulières. Nous en proposerons quatre qui nous paraissent importants pour des éducateurs à la santé et qui imprègnent fortement le film et les intentions de leurs auteurs.
Le premier, qui est sans doute la problématique majeure du film, est celui du
choix, de la décision et du libre arbitre
du jeune Igor, le personnage central du film. Face à la promesse qu'il a faite
à Hamidou (l'ouvrier qui meurt accidentellement) de prendre soin de sa femme,
Igor se retrouve confronté à une opposition entre son père et ses
préoccupations humaines et morales pour Assita.
Cette contradiction qui est le nœud dramatique de tout le film mobilise des
enjeux de conscience et de morale. Toutefois, elle ne le fait pas de façon
manichéenne : il n'y a pas un choix unique à effectuer entre le bien et le mal.
Les événements et les rencontres guideront Igor tout autant que sa compassion
et son amitié pour cette femme immigrée dont il découvrira peu à peu
l'humanité... L'éducation à la santé s'interprète de plus en plus souvent comme
une éducation aux choix (face à l'alcool, aux toxicomanies, à la maltraitance
ou aux abus sexuels). La force de La Promesse est d'affirmer que
les situations les plus dramatiques ne sont pas forcément toujours sans issue.
Lorsqu'il reste encore un espace de liberté pour affirmer sa personnalité, sa
morale ou son refus face à des logiques et un environnement souvent écrasants,
l'éducation à la santé doit sans doute s'attacher à repérer et à consolider cet
espace.
Et c'est là aussi la qualité de ce film que de montrer à quel point l'environnement économique, social, culturel et familial des personnages façonne ce qu'ils sont, ce qu'ils disent et ce qu'ils font. Sans verser dans l'explication psychanalytique, sociologique ou ethnologique, ces dimensions sont clairement posées comme productrices des conditions d'existence, des représentations et des attitudes qui forgent les comportements de chaque personnage.
Parmi ces dimensions, la relation entre Igor et son père est celle qui est la plus développée. Cette relation paternelle n'en est d'ailleurs pas vraiment une, Roger refusant par exemple qu'Igor l'appelle « papa ». En l'absence de mère et d'identité sociale et professionnelle reconnue (Roger est un ouvrier au chômage), ces relations sont de l'ordre d'une complicité, parfois même quelque peu ambiguë. Dans l'interview accordée dans le dossier pédagogique des Grignoux sur ce film, Luc Dardenne déclare : «Que transmet (ce père) à son fils ? Les règles de la magouille, c'est-à-dire comment arnaquer plus misérable que soi. Et bien sûr il lui donne de l'affection. Mais il ne lui transmet pas le respect de l'être humain, le respect des lois fondamentales comme le "Tu ne tueras pas ". Or ça, ça nous paraît un problème très actuel».
Les frères Dardenne parlent aussi de la solitude comme d un thème important du film. Face à son père, face à sa promesse, Igor se retrouve seul en effet. Une solitude douloureuse et difficile à assumer pour un adolescent, mais une solitude positive aussi car elle lui permet de faire un cheminement intérieur, de se forger une réflexion et une identité propres que son environnement immédiat ne lui indiquait pas. La solitude comme un temps de maturation et de renforcement possible de l'identité nous semble être aussi un thème de santé important.
Toute discussion spontanée après la vision d'un film a tendance à se focaliser sur certains éléments marquants, par exemple des scènes particulièrement spectaculaires ou émouvantes. Un film cependant est toujours une œuvre construite, résultat souvent d'une longue élaboration, qui, de ce fait, se présente sous une forme architecturée, même si cette construction n'apparaît pas toujours immédiatement aux différents spectateurs.
Une réflexion sur cette "architecture" permet alors souvent d'améliorer la compréhension du film par les différents spectateurs qu'on peut amener, grâce à différentes techniques, à élaborer un plan d'ensemble du film : lors d'un tel travail de remémoration et de reconstruction, des éléments oubliés peuvent d'ailleurs plus facilement réapparaître parce qu'ils viennent occuper une place laissée vacante dans le plan.
Parmi les techniques possibles, on en suggérera une ici qui a l'avantage d'éviter le recours (du moins de façon prépondérante) au langage écrit qui reste l'instrument privilégié des analyses cinématographiques comme du travail scolaire mais qui, on le sait bien, pose aussi des problèmes aux élèves socioculturellement moins favorisés. Le recours à des schémas, graphiques ou dessins, a l'avantage de permettre une structuration de la pensée tout en évitant certaines des difficultés liées à l'utilisation de l'écrit.
Il est évidemment possible de construire de multiples schémas d'un même film, schémas qui peuvent représenter par exemple les relations entre les personnages, ou bien leur évolution au cours de l'histoire, ou encore la structure générale du récit. Néanmoins, le recours à des schémas temporels est souvent utile dans le domaine de l'analyse cinématographique dans la mesure où la plupart des récits que met en scène le cinéma impliquent évidemment cette dimension temporelle en montrant par exemple l'évolution des personnages avant ou après l'épreuve ou bien en jouant sur leur mémoire ou sur celles des spectateurs par l'utilisation d'un procédé comme le retour en arrière (flash-back). Ce type de représentation graphique se s'articulera alors le plus souvent autour d'un vecteur orienté de gauche à droite (du moins dans les pays occidentaux) et censé représenter la ligne du temps.
Dans le cas de la Promesse, une simple discussion fera sans doute rapidement apparaître que le film raconte la séparation progressive d'un père et d'un fils : on peut donc proposer aux participants d'essayer de construire un schéma montrant les différentes étapes de cette évolution. On pourrait par exemple représenter la faille qui s'insinue entre Roger et Igor sous la forme de deux lignes qui s'éloignent progressivement l'une de l'autre. On essaiera ensuite de marquer sur ces lignes les principales étapes de cette rupture, ce qui amènera sans doute à complexifier ou à nuancer le schéma de départ : si Roger bat son fils comme plâtre lorsqu'il s'aperçoit qu'il a donné de l'argent en cachette à Assita, il se réconcilie cependant rapidement avec lui lors d'une soirée de fête où se mélangent notamment plaisir musical et initiation sexuelle.
Des événements mineurs qui auraient pu être facilement oubliés prendront naturellement leur place dans cette reconstruction comme la courte séquence où Roger offre à Igor une bague semblable à celle qu'il possède lui-même, signifiant par là l'étroite complicité qui est censée les unir : c'est au cours de la même séquence que le père refuse que son fils utilise le terme de Papa et exige qu'il l'appelle seulement par son prénom (exigence qui, dans ce contexte, montre bien que Roger refuse d'incarner aux yeux de son fils la loi morale habituellement liée à l'autorité paternelle). L'utilisation d'un schéma d'ensemble permet, on le voit, de donner facilement un sens à des événements qui, considérés isolément lors notamment de la première vision du film, peuvent paraître anodins ou sans intérêt.
Le schéma à construire pourrait par exemple prendre la forme suivante :
Si les relations entre Roger et son fils constituent la trame évidente du film, il est cependant intéressant de remarquer dès le début de l'animation qu'un troisième personnage joue un rôle essentiel, Assita, la jeune femme qui va s'inquiéter tout au long du film de l'absence inexpliquée de son mari, jusqu'à l'aveu final d'Igor. Ici aussi, il est facile de construire un schéma d'ensemble qui rende compte des relations entre Igor et la jeune femme, relations qui prennent d'abord la forme d'une curiosité proche du voyeurisme, puis qui passent à l'aide directe avant de déboucher sur la fuite des deux personnages.
Si les relations entre Igor et Assita se présentent en gros comme l'inverse de celles qui lient Roger et son fils — puisque celui-ci se rapproche de la jeune femme au fur et à mesure qu'il s'éloigne de son père —, on s'aperçoit rapidement que ce rapprochement n'est pas non plus linéaire et qu'il est marqué par des conflits, des incompréhensions et des ambiguïtés. La fin du film en particulier mérite discussion puisqu'Igor s'emploie essentiellement à faire partir Assita en Italie, comme si ce départ permettait de résoudre tous les problèmes. Ce n'est qu'au tout dernier moment qu'il avouera la mort d'Hamidou, étape indispensable à un rapprochement sincère avec la jeune femme mais, on le devine aussi, terme de leurs relations possibles. Ici aussi, le schéma devra donc être modifié ou complexifié en fonction des appréciations des différents participants.
L'intérêt de proposer aux participants de construire ce double schéma est notamment de pouvoir diviser le groupe en deux, chacun de ces sous-groupes travaillant seulement à l'un de ces schémas. À l'issue de ce travail, ils pourront alors communiquer le résultat de leur travail et comparer les schémas réalisés. On pourra même essayer de les combiner puisque, comme on l'a vu, Igor joue un rôle charnière dans l'évolution des relations qui le lient soit à son père soit à Assita. À ce moment, il sera d'ailleurs intéressant de remarquer qu'Igor est l'élément véritablement dynamique de cette histoire puisque Roger et Assita restent en fait semblables à eux-mêmes tout au long du film.
Cette manière de procéder, consistant à diviser le groupe en deux, a l'avantage de décharger l'animateur de son rôle central en donnant un rôle actif aux participants qui auront l'occasion de véritablement dialoguer entre eux avant de communiquer le résultat de leurs observations au reste du groupe.
Un schéma permet notamment de visualiser globalement ce qui a été perçu diachroniquement et mémorisé souvent de manière fragmentaire. Mais il peut également faire surgir de nouvelles questions. Si l'on considère les schémas proposés pour la Promesse, on s'aperçoit immédiatement que tout le film tourne autour de l'évolution d'Igor, évolution qui est cependant conditionnée par ses relations avec deux autres personnages, Roger et Assita : surgit alors presque naturellement la question de savoir de quelle nature est cette évolution. S'agit-il d'une évolution morale ou bien d'une évolution psychologique? La réponse ne doit évidemment pas être univoque (les deux évolutions sont sans doute concomitantes), mais le schéma que l'on a réalisé devrait permettre de mener la discussion sur une base plus objective que si l'on avait posé la question sans préparation dès le début de l'animation.