Medias
Journal & grilles Appli mobile Newsletters Galeries photos
Medias
Journal des Grignoux en PDF + archives Chargez notre appli mobile S’inscrire à nos newsletters Nos galeries photos
Fermer la page

Une analyse proposée par les Grignoux
et consacrée au film
Little Black Spiders
de Patrice Toye
Belgique, 2011, 1 h 30


En quelques mots

Katharina, une adolescente de 17 ans, tombe enceinte à la suite d'une relation adultère avec son prof de latin-grec. Elle est déterminée à garder le bébé et à vivre en famille avec le père mais les jeunes filles enceintes ne font pas toujours ce qu'elles veulent. Ainsi, Katja rejoint d'autres jeunes filles enceintes dans le grenier d'un hôpital où leurs grossesses sont dissimulées à la société. « Pour leur bien », elles vivent en vase clos avec pour seuls contacts l'austère directrice de l'hôpital, son assistante et l'homme à tout faire. La directrice laisse croire aux jeunes filles qu'elles ont le choix entre garder leur enfant après l'accouchement ou le faire adopter par un couple riche. Mais en réalité, seule la seconde option est prévue. Katharina et son amie Roxane tentent de se soustraire à cette réalité, déterminées à rester maîtres de leur vie.

Le film s'inspire de faits réels survenus en Flandre dans les années 70', une époque marquée par la prégnance très forte du catholicisme dans la gestion des institutions. Troisième long métrage (après Rosie et Niemand) de la réalisatrice belge Patrice Toye, Little Black Spiders pose des questions cruciales comme celles de la liberté individuelle et plus précisément du respect de la liberté des individus à disposer de leurs corps dans une société parfois très normative.

Introduction

Little Black Spiders s'inspire de faits réels toutefois largement méconnus. En Belgique, entre 1970 et 1982, des jeunes filles enceintes ont séjourné anonymement jusqu'à leur accouchement dans le grenier de l'hôpital Maria Middelares (Marie Médiatrice) à Lommel, en Flandre occidentale. Dirigée par une Sœur appartenant à l'ordre de l'Enfant Jésus, l'institution hébergeait en toute discrétion les jeunes filles et les jeunes femmes en difficulté tout en planifiant l'adoption de leurs bébés. À leur arrivée dans le grenier, celles-ci recevaient une autre identité. Dès l'apparition des premières contractions, elles étaient emmenées en France clandestinement - et souvent contre leur gré - pour y accoucher «sous X» (Une pratique alors interdite en Belgique) à l'hôpital Villette de Malo-les-Bains, le plus proche de la frontière. Immédiatement après la naissance, l'enfant était retiré à sa mère, la date de naissance falsifiée et l'identité du nourrisson modifiée. De retour en Belgique, les bébés étaient confiés à des parents aisés et bon catholiques tandis que les jeunes filles elles-mêmes étaient ramenées chez elles et contraintes «d'oublier» ce long épisode douloureux.

La dimension scandaleuse attachée à de tels événements, qui ont eu lieu précisément en pleine période de révolution sexuelle et d'émancipation de la femme, n'apparaît pourtant pas dans le film de Patrice Toye, la réalisatrice ayant choisi de limiter le propos au vécu des jeunes filles enfermées à l'institution sans l'étayer de références à l'authenticité historique de leur situation. Aucun point de vue extérieur ne s'exprime donc sur cette réalité à laquelle on ne sait de prime abord quel crédit on peut apporter. C'est après une recherche approfondie que l'on réussit à obtenir de rares informations à propos de ces grossesses, accouchements et adoptions clandestins et que l'on prend connaissance de la dimension relativement anachronique des faits qui ont librement inspiré Little Black Spiders. Une telle mise à distance doublée d'une absence d'effusion pathétique correspond en réalité à l'intention de réalisatrice de ne pas raconter une histoire de victimes, comme elle le déclare d'ailleurs elle-même au cours d'une interview : «Je n'ai pas poussé très loin les recherches car je ne souhaitais pas raconter l'anecdote. C'est un film librement inspiré des faits. Je ne voulais pas raconter une histoire de victimes, mettre en scène un scandale qui s'est passé en Belgique, en Irlande, en Espagne. [Š]»

Est-ce à dire pour autant que cette histoire est montrée de façon neutre, voire superficielle comme l'estiment certains critiques de cinéma? Pour notre part, nous pensons que s'exprime au contraire un point de vue très fort et très personnel sur la réalité montrée, tantôt à travers des détails plus ou moins énigmatiques - ainsi le titre du film par exemple, ou encore certaines scènes comme celle montrant des coccinelles s'agglutiner en haut des cuisses d'une jeune fille endormie -, tantôt à travers des images fortes, comme celle montrant de la fumée se dégageant du portrait du Christ suspendu dans la chambre de Katharina. En outre, tous ces motifs lourds de sens prennent place au sein d'une mise en scène cinématographique caractérisée notamment par une composition très travaillée, avec des plans qui, souvent, imitent la manière picturale ou sont imprégnés de références diverses, parfois très lointaines.

Analyse

Un film hors contexte

De manière générale, les années 1970 sont marquées dans les pays occidentaux par un mouvement de revendications portées par les femmes aussi bien sur le terrain politique qu'en matière de statut et de rôle au travail ou à la maison.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qui les a mises à contribution pour remplacer dans les usines leurs époux et frères partis au front, elles ont en effet pris conscience de l'importance pour elles d'accéder à la sphère publique et politique jusqu'ici réservées aux hommes. Leur but est notamment la réforme du code civil qui les place sous tutelle de leur mari et leur interdit de ce fait d'exercer l'autorité parentale ou d'effectuer la moindre démarche (ouvrir un compte bancaire par exemple) sans leur autorisation.

Mais au cours des années 1960 et 1970, les femmes vont dénoncer la domination masculine de manière beaucoup plus large et beaucoup plus radicale ; refusant l'aliénation, elles veulent révolutionner ce qu'elles appellent l'« État patriarcal » et s'émanciper en se réappropriant leur corps : liberté sexuelle et contrôle des naissances sont leurs principales revendications, ce qui va orienter leur combat vers deux nouvelles revendications très concrètes : le droit à la contraception d'une part, et le droit à l'interruption volontaire de grossesse d'autre part.

C'est ainsi que naît le MLF (Mouvement de Libération des Femmes), un mouvement féministe dont les mots d'ordre sont l'autonomie, la libération et l'égalité. Leurs principales revendications sont l'amélioration de la formation professionnelle, l'égalité des salaires, la libéralisation de l'avortement, la lutte contre le harcèlement sexuel, les violences conjugales et le viol, la révision du code civil sur les effets du mariage, le contrôle de leurs grossesses, la libération de l'esclavage domestiqueŠ Toutes ces revendications sont portées par des slogans chocs et exprimées entre autres lors de grandes manifestations.

Le film de Patrice Toye se caractérise pourtant par l'absence de toute référence à la réalité de l'époque. Mises à part les indications de temps qui apparaissent au fil du journal intime que tient Katharina et une vague référence à la proximité de la France lorsqu'est venu pour elle et son amie Roxane le temps de l'accouchement, rien ne permet d'ancrer Little Black Spiders dans un contexte spatio-temporel ou culturel précis : l'histoire des jeunes filles se déroule en vase clos, même si celles-ci se trouvent épisodiquement en contact avec le dehors.

Le fait d'isoler ainsi leur histoire de l'Histoire indique par conséquent une volonté de distanciation tant par rapport au caractère authentique des événements mis en scène - comme elle le déclare d'ailleurs elle-même au cours d'une interview[1] - que vis-à-vis du réalisme d'une époque pour donner de cette histoire une autre vision, toute personnelle, qui fait de Little Black Spiders un film d'auteur, caractérisé entre autres par :
  • Un titre original, qui n'a aucun rapport explicite avec le thème du film.
  • Des scènes étranges, qu'on n'attend généralement pas dans un film abordant des faits dramatiques inspirés de la réalité : les coccinelles qui s'agglutinent en haut des cuisses d'une jeune fille endormie dans l'herbe ; la danse endiablée à laquelle les adolescentes se livrent pendant la nuit, dans le bois ; le spectacle qu'elles jouent dans le grenier de l'institutionŠ
  • Une manière de filmer particulière : de lents travellings latéraux « à l'envers » sur le buste des jeunes filles allongées dans l'herbe ; des gros plans plus ou moins longs sur des insectes (une araignée, une mouche) ; des images très sombres (la danse dans le bois, Katharina et Roxane filmées la nuit, sur le toitŠ) ou au contraire surexposées, très blanches (à la clinique : le visage de Katharina, juste avant son accouchement, son corps et celui de sa petite fille allongés dans le lit à l'hôpitalŠ) ; des plans volontairement flous, un long plan complètement noir, qui semble couper le film en deuxŠ

L'annonce d'une vision subjective

D'emblée, le lien qui s'établit entre le titre, l'affiche et le propos du film de Patrice Toye appelle un exercice d'interprétation dans l'élaboration du sens qu'on entend donner à Little Black Spiders. Et même si une telle volonté de démarcation par rapport à la vision commune des choses n'est perceptible qu'a posteriori, obligeant le spectateur à s'interroger rétrospectivement sur la valeur signifiante de ces détails, l'absence de rapport explicite entre le titre du film et l'affiche qui le présente induit déjà, avant la vision, un premier questionnement sur les motivations de la réalisatrice, qui annonce délibérément son intention de rompre avec les codes d'une représentation réaliste.

Sur un plan purement interprétatif, on peut imaginer que le titre du film acquiert un surplus de sens grâce aux albums musicaux qui comportent un morceau identiquement intitulé. Ainsi l'expression « Dangerous Curves » (Courbes dangereuses) peut évoquer le ventre arrondi des jeunes filles enceintes ainsi que la situation critique à laquelle cette situation les expose. Quant à l'expression « Killing Puritans » (Meurtre de puritains), elle pourrait renvoyer quant à elle à une condamnation sévère du trafic des bébés organisé par l'institution catholique (en ce sens, la pochette de l'album montre un bébé étendu sur le sol, pointant une mitraillette en direction de l'objectif).

De manière sans doute plus évidente et plus prosaïque, on peut s'interroger sur la relation qu'entretient directement le titre du film avec son contenu visuel - plus spécialement le long plan de l'araignée accompagnant le récit en voix off de Katharina, occupée à rédiger des pages de son journal intime - et narratif, à savoir l'histoire même des jeunes filles. En combinant ces deux dimensions visuelle et narrative, l'on en arrive à identifier celles-ci aux « petites araignées » du titre du film. Comme elles en effet, les adolescentes attendent ce qui va arriver, suspendues à un fil, tapies dans l'ombre, immobiles et à l'abri des regards, incarnant en quelque sorte les petits monstres menaçant l'équilibre de la société et en particulier l'équilibre de l'univers puritain qu'incarne la directrice de l'institution.

La mythologie au service d'un point de vue

D'un point de vue prosaïque, on peut estimer que les références à la mythologie grecque sont simplement le fait du métier de Guy, qui est professeur de langues anciennes et dont Katharina est amoureuse. Sur le plan de l'interprétation, par contre, ces références peuvent prendre une tout autre dimension, d'autant plus que l'histoire du taureau blanc, de Pasiphaé et du Minotaure fait écho, selon l'opinion des adolescentes elles-mêmes, à leur propre vécu. C'est d'ailleurs cette analogie qui les pousse à mettre en scène la pièce que Katharina est un train de lire, confirmant la pertinence du rapprochement effectué. En accordant de la sorte une telle place à ce mythe, la réalisatrice développe indirectement bien des aspects de leur propre situation : un investissement amoureux déséquilibré à l'origine de relations sexuelles elles aussi déséquilibrées avec, comme pendant à cette passion, un instinct bestial du côté de l'homme ; la notion de piège, avec une relation sexuelle pervertie par la ruse mais aussi par l'inconscience ; une grossesse non désirée et honteuse ; au terme de cette grossesse, un enfant « monstrueux » dont la mère doit se séparer pour protéger son entourage de la honte ; la mise au point d'un stratagème qui empêche cet enfant de refaire surface, etc.

La référence à l'histoire d'Orphée et Eurydice, dont se sert Guy pour expliquer son désengagement vis-à-vis de Katharina et de son futur enfant, est quant à elle éclairante principalement sur la lâcheté de sa conduite, et plus largement sur la lâcheté des hommes. Ainsi, s'il se retourne, l'adolescente retournera en enferŠ Autrement dit, Guy renverse habilement la situation car s'il venait à s'investir dans une relation familiale avec Katharina, la mère de son enfant, c'est bel et bien lui, en réalité, qui aurait le plus à perdre - son épouse, son cocon familial, probablement aussi son travailŠ - et qui « irait en enfer ». Même s'il prend en charge les frais occasionnés par ce qu'il considère comme une erreur, c'est en quelque sorte d'abord dans son propre intérêt à lui. À l'inverse, Katharina, qui est orpheline et seule au monde, aurait, elle, tout à gagner de la situation à laquelle il lui a fait croire jusque-là : prendre des vacances, se reposer, passer sa grossesse dans la sérénité jusqu'à son accouchement, tout en étant assurée d'avoir des nouvelles. Il apparaît en effet très clairement, au cours de leur unique conversation, qu'il ne lui a jamais présenté les choses clairement, la laissant jusque-là croire à leur futur commun. Il dissimule donc sa lâcheté derrière une histoire dont il détourne le sens, ce qui lui permet de garder une certaine contenance face à Katharina tout en conservant une prétendue supériorité intellectuelle et morale sur elle, malgré sa lâcheté et ses erreurs.

Une représentation détachée du monde réel

Bien qu'il s'inspire d'une histoire vraie, Little Black Spiders n'a pas grand' chose d'un film réaliste ou d'un film militant qui entendrait dénoncer des faits, rendre justice à des victimes ou simplement leur rendre hommage. Au contraire, Patrice Toye nous offre une vision toute personnelle de cette situation, affichant ostensiblement son détachement du monde réel à travers un certain nombre de motifs énigmatiques - ainsi la maquette d'une maison qui clôture le générique du film, la récurrence des insectes : une mouche et une petite araignée montrées en gros plan, un amas de coccinelles agglutinées en haut des cuisses d'une adolescente endormie dans le parcŠ -, des scènes plus ou moins étranges, comme la représentation théâtrale jouée au grenier, la nuit passée dans le bois à danser la sarabande ou encore les moments d'évasion passés sur le toit à imaginer une autre réalité ambianteŠ, la composition de l'image, la façon de filmer individus et choses, des références culturelles ou encore le choix d'éléments périphériques à l'histoire comme le titre ou l'affiche du film.

Associée à Dieu dans bien des cultures à travers des expressions comme « bête à bon Dieu » chez nous par exemple, la coccinelle évoque le plus souvent la chance, l'innocence et la pureté. Par ailleurs, sur un plan purement symbolique, elle est également liée à l'image de la mère et à une représentation souvent négative de la maternité ; selon certains psychanalystes, elle évoque ainsi tantôt l'interruption volontaire de grossesse, tantôt l'incapacité physique ou psychologique de réaliser la maternité souhaitée , tantôt encore le rejet de l'idée de procréation.

Dans le cauchemar de l'adolescente, les « bêtes à bon Dieu » sont associées au diable. On peut aisément imaginer que leur invasion soudaine en haut de ses cuisses évoque indirectement une violence sexuelle, et même le viol qu'elle a probablement subi puisqu'elle est aujourd'hui enceinte. L'insecte est donc assimilé à quelque chose de négatif dans le film, comme semble l'être aussi tout au début la mouche filmée en gros plan, dont le noir tranche sur la couleur blanche du léger rideau où elle s'est posée, devenant une sorte d'indicateur ou de présage que l'univers immaculé découvert par Katharina à son arrivée n'est pas aussi pur qu'il ne le laisse supposer au premier abord (juste avant en effet, Katharina a pris possession de la pièce qui va devenir sa chambre, dont les murs, plafond et rideaux se distinguent par une blancheur assez frappante).

Quant à la petite araignée, qui, dans ce contexte, peut être assimilée à un insecte même si elle ne répond pas strictement à la définition qu'en donnent les scientifiques, on peut imaginer qu'elle représente la solitude, l'isolement et l'attente des jeunes filles contraintes de stagner dans l'ombre sans trop savoir ce qui va advenir de leur sort. Le gros plan insistant qui la montre semble d'autant plus signifiant qu'il accompagne le débit en voix off d'extraits du journal intime que Katharina rédige. De manière tout à fait irréaliste, ce plan filmé en continu pendant quelques dizaines de secondes couvre en réalité une ellipse de douze jours puisqu'il commence le « mercredi 12 mai 1978 » et se termine (au plus tôt) le « vendredi 3 juin ». De manière particulièrement significative, on remarque aussi que ce long plan énigmatique s'insère dans la séquence qui montre l'adolescente envahie par les coccinelles au niveau des cuisses. L'insertion d'un tel plan entre le début de la séquence (la jeune fille est étendue dans l'herbe, les yeux fermés) et sa fin (les coccinelles s'amassent et grouillent sur ses jambes alors que son sommeil est de plus en plus agité) indique bien le souci d'évoquer les choses autrement que par une représentation réaliste, la représentation des insectes étant attachée ici à une perception négative de la sexualité adolescente.

David Hamilton, très populaire pour ses clichés d'adolescentes dont le flou caractéristique rappelle la peinture impressionniste, crée dans les années 1970 un monde à la fois romantique et onirique. L'époque est alors à l'anticonformisme et à la libéralisation des mœurs, ce qu'expriment ses photographies et la libération des corps qu'elles reflètent. « C'est l'âme des jeunes filles qui est dans mes œuvres. Innocence, pureté et harmonie y sont pour toujours », a-t-il par ailleurs déclaré. Cette référence plus ou moins évidente à l'artiste contemporain des événements mis en scène par Patrice Toye n'est évidemment pas anodine dans le contexte du film qui évoque, à contre-courant de cette évolution, la répression de la sexualité adolescente.

Au départ, la sarabande est une danse sauvage et pleine d'énergie. Introduite en Espagne à la fin du 16e siècle, elle est alors perçue comme impudique et à fort caractère sexuel, ce qui lui vaudra d'être frappée d'interdiction par l'Inquisition, une juridiction ecclésiastique particulièrement cruelle et intolérante instaurée en Espagne dès la fin du 15e siècle à la demande des Rois Catholiques. Dans un tel contexte imprégné de valeurs puritaines et marqué par l'idée de péché ainsi que de nombreux interdits en matière de sexualité - contraignant entre autres la femme à une chasteté absolue -, la sarabande prend même la dimension d'une danse enseignée aux sorcières par le diable en personne, afin que celles-ci l'exécutent lors du sabbat.

Dans la tradition européenne, le sabbat désigne une assemblée nocturne de sorcières, se déroulant généralement dans une clairière et à proximité d'une source ou d'une fontaine. Ces réunions sont pour elles l'occasion de célébrer les forces de la nature, représentées symboliquement par un animal à cornes comme le cerf, le taureau, le boucŠ

Dans Little Black Spiders, la scène obscure qui suit le départ de Katharina à mobylette peut être interprétée comme un sabbat de sorcières ; on y retrouve en effet l'espace (une clairière et un ruisseau), le moment (la nuit), un même environnement religieux répressif, et surtout un groupe de jeunes filles en train de danser furieusement au clair de lune. Il est intéressant aussi d'observer que les forces de la nature ainsi célébrées peuvent être incarnées par un taureau, ce qui rappelle spontanément l'histoire du Minotaure et de Pasiphaé mise en scène par les adolescentes dans le grenier de l'institution, où le spectacle prend d'ailleurs la forme d'une danse rituelle menée à la lueur des bougies autour d'Hendrik coiffé d'une tête d'animal cornu. Le parallèle qu'on peut établir entre ce spectacle et le Sabbat des sorcières, un célèbre tableau du peintre espagnol Francisco de Goya (1746-1828), est d'ailleurs ici assez frappant..

D'autres images affichent une composition particulière, très travaillée, qui tient de la représentation picturale. Plus particulièrement, l'image montrant d'un point de vue surélevé les adolescentes désœuvrées et éparpillées dans la clairière dans une même robe bleu ciel, chacune semblant repliée pensivement sur son propre monde intérieur au bord du ruisseau, peut rappeler les tableaux de nymphes produits par les peintres inspirés par les thèmes de l'Antiquité (la Renaissance, la peinture classiqueŠ).

Quant au plan montrant Roxane et Katharina endormies l'une à côté de l'autre sous un drap blanc découvrant leur tête, leurs jambes repliées ainsi que leurs épaules et bras nus, il est filmé sous un angle oblique qui met bien les corps tout en courbes et les plis du drap en perspective. Tant le motif que la composition et le clair-obscur qui renforce le contraste entre la blancheur du drap de lit et l'obscurité de la chambre évoquent la peinture classique et ses drapés caractéristiques. Ce type de composition typiquement picturale alimente la dimension esthétique du film et apparaît donc encore comme un autre moyen pour la réalisatrice de s'écarter d'une représentation fidèle de la réalité.

Enfin, le plan de Katharina tenant sa fille dans les bras rappelle le motif de la « Vierge à l'enfant », abondamment représenté en peinture (Léonard de Vinci, Albrecht Dürer, Raphaël, Sandro BotticelliŠ) ou dans l'iconographie religieuse, notamment les icônes byzantines. Ainsi, la force du lien physique et affectif qui unit la mère à son enfant doublée de la pureté qu'incarne la Vierge connotent ici l'image, lui octroyant une dimension idéalisée en rupture avec la vision négative qu'en donnent les autorités morales du film.

Quant au tableau fixé au mur de la chambre de Katharina - un buste du Christ -, il ne s'impose au regard qu'au moment où « il se met à fumer ». Alors que l'adolescente est en train de faire sa toilette, de la fumée s'échappe en effet du tableau, à sa grande stupeur. On comprend toutefois très vite qu'il y a une explication rationnelle à la situation lorsqu'elle décroche la toile et que l'on découvre le trou béant pratiqué dans le mur qui sépare sa chambre de celle de Roxane, précisément en train de fumer une cigarette.

Dans ces circonstances, le fait que la fumée s'échappe à partir du centre du tableau et non par les fentes qui se trouvent entre celui-ci et le mur comme cela aurait dû logiquement être le cas indique de façon certaine une intention gentiment sacrilège de la réalisatrice, qui humanise avec humour la figure la plus importante de la religion catholique en lui attribuant un défaut et qui rappelle d'autre part l'expression titre d'une chanson de Serge Gainsbourg, auteur-compositeur français connu pour son goût de la provocation et ses textes souvent perçus comme blasphématoires : « Dieu est un fumeur de havanes ». En particulier dans ce texte, l'image à laquelle renvoie le titre est celle d'un autre fumeur de havanes célèbre : Fidel Castro, chef d'État cubain tantôt considéré comme révolutionnaire communiste « du côté du peuple », tantôt comme dictateur selon les opinions politiques des uns et des autres.

L'étrangeté du plan montrant les deux adolescentes endormies dans l'herbe ne provient pas d'une ressemblance quelconque avec l'une ou l'autre image historiquement ou culturellement connue. Hormis le fait que les jeunes filles soient filmées sous un angle inhabituel (apparaissant à l'écran « tête en bas »), il faut encore retenir ici le contraste né d'un traitement particulier de la couleur et de la lumière, qui place les deux personnages filmés en pleine lumière (la couleur des robes est bleue, les visages sont éclairésŠ) dans un environnement nocturne (l'herbe où elles sont couchées est noire, et non verte comme elle le serait pendant la journée), créant ainsi une sorte de mystère visuel. Ce procédé évoque en particulier la démarche de René Magritte, peintre surréaliste belge qui a lui aussi joué sur un tel contraste, notamment dans une toile célèbre intitulée L'Empire des lumières (1954). De manière générale, Magritte joue sur le décalage entre les objets et leur représentation, obligeant le spectateur à s'interroger sur sa propre perception du réel. Il est remarquable par ailleurs que le peintre donne à ses œuvres, comme le fait Patrice Toye avec Little Black Spiders, des titres énigmatiques et non explicatifs, qui participent tant à la production esthétique qu'au sens du tableau, même si le lien entre les deux est voué à la seule interprétation du spectateur.

Les images filmées à l'hôpital au moment de l'accouchement de Katharina frappent par leur surexposition, qui semble recouvrir toute la scène d'un voile blanc. Cette blancheur à la fois éclatante et transparente qui enveloppe la jeune fille et le couple qu'elle forme avec sa fille couchée dans lit à ses côtés apparaît encore comme une autre façon d'extraire un moment de la réalité prosaïque où il s'inscrit. Cet univers un peu irréel correspond en effet sans doute au ravissement de Katharina et à son oubli temporaire de la situation dramatique dans laquelle elle se trouve. Elle sonne d'ailleurs un peu aussi comme un rappel de son arrivée à l'institution, à une époque où elle croyait encore au bonheur d'un avenir avec Guy et son futur bébé, illusion qui se démarquait alors de la même façon par la couleur blanche de l'environnement de sa chambre (plafond, murs dénudés, rideauxŠ), une pièce qui allait pourtant rapidement se « refermer » et s'obscurcir au fil du film, au fur et à mesure du désenchantement de la jeune fille.

De la même façon que certains plans évoquent, d'une manière ou d'une autre, l'univers pictural, d'autres font directement allusion à des concepts. C'est le cas, par exemple, du plan de Katharina debout sur la table, qui lève bien haut le bras droit alors qu'une adolescente prend ses mesures pour lui coudre un vêtement pareil à celui des autres filles présentes à l'institution. Cette posture évoque la statue de la Liberté, l'image rentrant immanquablement en contradiction avec l'univers fermé où elle vient d'échouer. Plus tard dans le film, on retrouve cette image, lorsqu'elle fait deviner à ses compagnes d'infortune le motif qu'elle imite par sa posture : une statue. Le spectateur est par conséquent amené à revenir à cette première image et à s'interroger sur le sens d'une telle insistance, qui amène un questionnement sur l'opposition existant entre l'idée même de liberté et la notion de statue, par définition figée, silencieuse, immobile, et qui illustre en réalité l'attitude qu'on attend de ces adolescentes.

D'autres images induisent encore un surplus de signification simplement par la manière dont elles sont filmées. Ainsi le caractère imposant et austère de l'institution où sont enfermées les adolescentes ressort avec d'autant plus de force que le point de vue d'où le bâtiment est filmé est éloigné, le faisant apparaître isolé et presque « autoritaire » au cœur d'une forêt dense et sombre. Par ailleurs, la mise en lien des deux couloirs filmés frontalement par rapport à leur axe directionnel permet de mettre en évidence leurs caractéristiques communes - ils sont tous deux longs et déshumanisés par le vide qu'ils affichent - mais aussi un contraste frappant, avec une obscurité presque totale du côté de l'institution, évoquant l'ombre dans laquelle vivent les « petites araignées noires », et un univers blanc du côté de l'hôpital, évoquant quant à lui le milieu aseptisé et froid qui va les couper de leurs enfants.

Enfin, de manière générale, le détachement du monde réel que traduit la mise en scène de Patrice Toye est clairement annoncé par la réalisatrice elle-même dès la clôture du générique, lorsque sa caméra zoome sur la maquette d'une maison assez monumentale - et analogue en cela à l'institution du film - jusqu'à ce que celle-ci disparaisse dans un fondu au noir et que le film commence alors véritablement, un peu comme si elle voulait dire : « Attention, ceci n'est pas la réalité ! ».


1. « Après Rosie, j'étais toujours intriguée par le mystère des jeunes filles qui vivent des amitiés très fortes. Je cherchais une nouvelle histoire pour pénétrer ce monde inaccessible, quand j'ai lu un article sur de très jeunes filles enceintes qui avaient disparu dans le grenier d'un hôpital. Je n'ai pas poussé très loin les recherches car je ne souhaitais pas raconter l'anecdote. C'est un film librement inspiré des faits. Je ne voulais pas raconter une histoire de victimes, mettre en scène un scandale qui s'est passé en Belgique, en Irlande, en Espagne [Š] ». Rosie est un précédent film de Patrice Toye, sorti en 1998. Il raconte l'histoire d'une jeune adolescente qui vit dans son propre univers, où l'imagination, le rêve et la réalité coexistent. Après un séjour en institution fermée, Rosie dévoile une partie de son passé énigmatique dans les lettres qu'elle écrit à un mystérieux prince charmant, dont elle voudrait avoir un enfant.

Image film

Un dossier pédagogique complémentaire à l'analyse proposée ici est présenté à la page suivante.
Cliquez ici pour retourner à l'index des analyses.


Tous les dossiers - Choisir un autre dossier